Marée d'équinoxe

 

 

 

  Comme j'en avais la coutume en cette saison, je m'apprêtais à passer quelques jours de repos dans la ville côtière d'Ostende parmi les réminiscences du passé et les jalons de la monarchie qu'avait posés Léopold le constructeur au siècle où l'on réinventait le gothique, le baroque et la confiance bon enfant des empires tout à la fois.

La ville m'était familière, principalement ses zones d'ombre et de lumière subites, la mer qui se fracasse contre les digues et les rumeurs encore de ces peintres qui la hantèrent tant et tant qu'ils parvinrent à la capturer dans le clair obscur de leurs tableaux.

A mon arrivée, rien ne fut fait pour me surprendre : le même accueil taciturne, la même chambre aux plafonds si hauts, et le petit déjeuner servi de huit à dix heures, pour tout retard, un supplément sera exigé...

Etait-ce la fatigue, le temps trop ensoleillé pour ces contrées aussi loin du soleil que du soleil de minuit, ou la saignée particulièrement abondante de touristes, que tout m'inquiéta ainsi ? Me rendit méfiant, agressif même. Comme si l'on me cachait une longue maladie à laquelle je ne devrais pas échapper. Ou n'était-ce pas plutôt parce que j'avais perdu les clefs de mon appartement, fait anodin en soi qui dut pourtant me poursuivre jusque dans mes rêves cette nuit-là.

Mes premiers jours de repos se succédèrent pourtant sans aucun pressentiment autre qu'une lourdeur certaine à la marche, dans les gestes en général... une légère asphyxie même qui ne m'épargnait point dans mes pérégrinations. Musée provincial d'art moderne : une exposition de Bram Bogaert, et ses coulées de peintures épaisses comme de la lave durcie, des champs d'herbes lourdes, des ciels de lavis spongieux, des pluies d'azur à ne jamais vous étancher la soif,

Le ciel aussi s'était mis de la partie, bas et lourd, il couvait une averse d'orages à s'abattre sur le monde tel le déluge, qui jamais ne vint.

Je finis par redouter le pire sans jamais imaginer que ceci pourrait un jour être : subitement un touriste pris de suffocation violente fut emporté dans le ciel à plusieurs dizaines de mètres de haut puis dut redescendre une ou deux fois avant que de rester définitivement accroché à la voûte céleste y passer la fin de son âge.

- Encore un touriste qui n'aura pas résisté. Le sixième cette semaine. Entendis-je.

Cette maladie redoutable qui s'en prenait aux vacanciers aurait dû me faire plier bagages de toute urgence, je n'en fis rien plus préoccupé à éclaircir ce mystère qu'à mettre mon corps et mon âme à l'abri.

La panique soudaine dut alors me poser sur le visage un voile glauque et quasi palpable tandis que les sons se firent toujours plus étouffés et lointains. Je plongeai littéralement dans l'inertie la plus sourde, le coma éveillé le plus incertain. Les jours se suivirent que je parcourais la ville, délirant sans doute, questionnant sans fin sur les malheurs s'abattant sur la cité :

- De quoi souffrent les estivants ?, halai-je à la cantonade.

- Hélas, ce ne sont pas que les touristes, obtins-je pour unique réponse.

Et, déjà une dizaine d'autres corps suffocants avaient été emportés dans les limbes, accrochés à l'éternel par nul fil visible ou invisible. La population avait peur. Mais en rien, elle n'aurait trahi le moindre signe d'inquiétude, laissant aux gens menacés le soin de se prévenir - mais comment ? sur qui pesait une telle menace ? - par eux-mêmes.

A force de vagabondages, je ne pus que me rendre compte de l'absurdité de la situation. Non pas raisonnant avec ma raison, mais par intuition ou même savoir profond, immémorial, magique, des choses. Notre existence ici n'était qu'en suspens, alors que ceux-là mêmes suspendus aux nuages, eux seuls, avaient suivi le cours normal des choses et s'en étaient remis à la vie sans hésitation...

Mes idées toujours plus mêlées avaient atteint la profondeur même de l'inconscient humain; elles n'étaient plus qu'associations malvenues, diastoles - systoles intenses ou divagation inerte dans le continuum des souvenirs. Le temps me pressait d'agir mais d'avoir à le faire en méconnaissance de cause me paralysait d'autant. Et je me laissais flotter au long cours de mes pensées, des mes arrières pensées.

Mon état s'aggravait d'heure en heure ! Parmi cette foule de touristes en maillots de bains, en crèmes solaires, en planches à voiles, il m'arrivait de rencontrer quelques silhouettes étranges aux costumes surannés parmi lesquels j'aurais bien reconnu la moustache de James Ensor, et les processions ininterrompues de cadavres de carnaval qui lui faisaient escorte.

A force de marcher, de délirer, de marcher encore, j'avais soif et personne n'était là qui me tendrait un simple verre d'eau. Je m'assis à diverses terrasses et commandai de nombreuses boissons mais aucune ne me désaltérait... J'avalai des hectolitres de limonades, de bières artisanales, de jus de fruits divers... et j'avais soif.

En un instant cela me parut clair : la mer, seule la mer, bien qu'elle fût salée, pourrait me désaltérer ! Je ne fis qu'un bond, les petites rues commerçantes qui donnent sur la digue, la plage... la plage, le sable... Mais à la place de la mer, il n'y avait plus rien. Rien ! Pouvez-vous imaginer cela, ou plutôt l'absence de cela... de tout, l'absence pure et désolée, simple et parfaite ? Il n'y avait rien.

C'est alors que cela se produisit pour moi, je commençai à suffoquer, à perdre haleine, à sentir mes poumons s'emplir d'un substance visqueuse, à tâcher de cracher, vomir, aspirer, respirer une bouffée d'air qui jamais ne venait; j'étouffais.

D'un bond je me projetais dans les airs tandis que mon corps se débattait tant et plus... et cela dura. Ce n'est qu'après de longues secondes de mouvements effrénés, que je m'étonnais d'être encore en vie et de reproduire ainsi dans ce que je croyais être le ciel des mouvements de brasse sous marine... Cela dura encore.

Puis l'a bouffée d'air vint, elle fut, elle parcourut tout mon être de sa vie pleine et indivisible. La respiration se refit, tout en crachant et hoquetant comme un noyé. Puis je dus nager encore longtemps avant que de trouver un arbre dérivant pour m'accrocher et regagner quelque rive...

Je revins chez moi sans valise. Ni clefs. Ni le manuscrit que j'avais emporté à fin de corrections. Je revins chez moi comme un enfant trouvé. Et la vie reprit son cours.

Et les marées leurs habitudes.