Memory Lane

 

 

 

 

Les gares, les oiseaux dans les gares, les trains qui les suivent prisonniers de leurs fers, Victoria, Waterloo, Paddington; les verrières, les gares sont des villes déchirées, abritées, partout étrangères, morcellement de l'infatigable rotation de la planète. Ici aussi.

 

...Victoria station ...

J'ai de Londres peu de souvenirs, la foule, la presse, les touristes, les clandestins, ceux qui se cachent dans les recoins, les portes, les clochards aux sacs de couchage qui attendent le jour pour dormir, les hommes de la rue, les vieilles anglaises nées dans les colonies, les hommes pressés, la foule, les marchands de fruits, de boissons fraîches, de thé, les avertisseurs des voitures, les hommes d'affaires, ces indiennes parées comme au palais, voiles violets, foulards bleutés, couleur de Tamise, un point rouge sur le front, et les yeux dans un autre océan, belles indiennes qui n'appartiennent à aucune foule qui ne soit de leur continent, les autres encore, foule cosmopolite, descendue un arrêt trop tôt dans le métro de la chance.

J'ai de Londres peu d'images, quelques couleurs fugitives, et les vagues gothiques de Tamise, les parfums à la mode de vanille, les foules en bataille, comme des cheveux égarés, les vêtements à tout vendre dans les vitrines,

Oxford Street

jouets illuminés, étals de sons, murs de musique, cinéma, pubs... peu d'autre histoire, l'histoire probablement s'était arrêtée alors, et tout semblait se perpétuer dans l'échange sans fin des biens et des choses, des humains et de leurs conversations... foule arrêtée aux feux de signalisation...

Carnaby Street, ma jeunesse

J'ai des souvenirs, des souvenirs, en forme de pull-over, de T-shirts bariolés, aux effluves de patchouli, aux odeurs de blues, de cendriers trop pleins, des bouquets de jeunesse, de jeans effilochés, et pas ces boutiques pour touristes, qui traînent leurs savates dans ce jardin de la beat generation... Carnaby a bien changé, si ce n'est ces bottes aux semelles compensées que l'on porte encore, ou de nouveau, qui sait, puisque l'histoire, un soir, (d'après les quotidiens les plus sérieux) se serait arrêtée.

Saint James Street

Encombrement de parapluies, de longs parapluies noirs, la pluie est un peuple fugace, dont les marches reculées délimitent l'horizon de ma mémoire; la pluie, dit-on, n'a pas de cesse en Grande Bretagne, odeur de pluie, de ce peuple lointain qui nous observe. Ce sont les âmes des colonies qui pleurent, les larmes des grands voyageurs, les brumes des soleils levants, les artifices humides des nuits exotiques, quelques embruns, quelques vagues égarées aux bateaux amarrés... Les pluies d'été dans leurs bagages emmènent plus de souvenirs, qui émigrent entre les soleils torrides. Que de gens, que d'ombres, les parapluies sèchent dans un pub bien abrité.

Volutes de fumées, « Nothing Left to Loose » traditional pub since 1936

Je cherche encore dans les indicateurs de chemin de fer, quelle gare, quel wagon pour le train de l'histoire... Inutile de mentir, Londres s'est arrêtée une fois pour toutes comme l'empire marchand s'était volatilisé... Foule béante donc, et les badauds arrêtés, les appareils photographiques japonais, les caravanes hollandaises, les breakfasts à la hâte, les pubs enfin, où chacun sa pinte à la main avale un morceau de passé, un souffle restant des quatre mers conquises puis délaissées.

Piccadilly circus...

Ce n'est plus la foule mais un essaim de gens égarés, agglutinés sur les passages pour piétons, aux allures de ruche, aux teintes de miel, les feux retentissent, foule aveugle qui se pose au hasard, trottoir, d'autres étals, groupes de jeunes à discuter, bobbies attentifs à l'ordre public, quel ordre peut-on faire régner dans la cohue, Londres et l'entropie, le monde secoué, indiennes en saris, je le répète qui seules annoncent l'humain dans le visqueux discours des pas habités. Je me retourne une fois encore. Derrière moi, c'est le vide. La foule est toujours concomitante, elle n'a pas d'horizon.

 

Piccadilly circus...

Reprendre son souffle, sa dose d'air pollué, encore quelques pas peut-être et ce sera la Tamise...

Quelques pas et la Tamise, géante qui se dresse aux vagues ogivales... voilà qu'elle emporte mes derniers soucis au loin dans les embouchures du Rhin ou les glaciers pollués des pôles. Quelques pas encore et le bourdon de Big-Ben se tait enfin sur tant de siècles aux objets souvenirs, de carillons informes, de boules de verre à la neige trop lourde pour retomber... L'heure est passée, et quelques pas encore... le métro est là pour nous avaler.

Westminster Abbey

Les plafonds s'écroulent un instant, si long instant, que l'on se demande s'il n'est pas de pierre lui aussi, s'effondrent sur les tombes du passé, rois en affaire, reines glorieuses et leurs épousailles, poètes et ministres, quand poètes et ministres encore se parlaient, les plafonds s'égouttent en larmes gothiques, en vagues, en fleuves, en perles de pierre et d'ors, c'est le matin enfin d'un éternel séjour. J'aime les cathédrales, quand elles vont de par les fleuves à la conquête des dieux et des nymphes du temps jadis .

Westminster, encore,

Le parlement et l'abbaye, la robe et l'étole, le gothique a le monde à ses pieds, le temporel et le spirituel ont même visage quand il s'agit de pouvoir et de négoce, mêmes ogives qui pourfendirent les mers, mêmes flèches qui percèrent les empires ennemis, l'Angleterre est grande et Dieu sauve la Reine, quelque chose comme un relent des tropiques, des odeurs d'esclaves dans les caves humides et l'éclat de l'or dans les coffres scellés.

City of Westminster, probably the centre of the world.

Big-Ben donc, s'est tu : ce n'est pas malchance, c'est le destin des grands d'être éloquents dans le silence, en retard même sur le passé. Je pense, je marche, je ne sais où je suis. La Tamise à mes pieds, y a-t-il quelque fleuve encore ou seulement des souvenirs, les cris des noyés, les larmes des femmes abandonnées ?

Tandis que s'envolent quelques dernières gouttes de pluie, prises de remords envers le ciel leur patrie, et dans le fond, le tréfonds des fleuves j'aperçois sans doute quelques relents de bière, un peu de cette fumée qui a vu naître les premiers trains, quelques uns de ces joyaux qui brillèrent sur une tête couronnée et les crachats des prisonniers de la Tower, les imprécations de ceux qui y croupirent, le limon du pouvoir, la vase, le sable, le lit des nations et ceux qui on trépassé.

Tower Bridge, get out of the fog !

J'hésite à encore écrire cela et presse le pas vers ailleurs. Une autre gare sans doute...