Requiem

 

 

 

 

 

Il était né en guerre comme d'autres naissent en Misère, en Chine ou en Religion. Naturellement. Et sa silhouette svelte dans les rues animées du campus évoquait les âmes des personnages de Giacometti, bras simplement tendus vers le destin ou la terre nourricière, jamais ballants, ni repliés en eux-mêmes. Il apportait naturellement la paix là où il arrivait, cependant, il vivait en guerre comme d'autres vivaient en démocratie. Il amenait avec lui quelques paroles pleines d'innocence et repartait souplement dans le chemin de la guerre comme d'autres rentrent dans leur foyer. Il n'avait rien d'un prophète ou d'un gourou. Au contraire. Il avait l'art d'être là seulement au présent.

 

Très bizarrement, malgré cette éternelle guerre qui l'entourait, je ne m'étais guère inquiété pour lui, pensant qu'il traversait les conflits comme nous la rue, évitant simplement les bolides et les accidents. Il devait survivre à tout cela comme nous à la grippe. Alors, le monde s'écroula quand au téléphone j'appris qu'il avait été arrêté et ... Le monde s'écroulait car je pensais - et j'avais toujours pensé - qu'il veillait de loin sur moi et sous le soleil et sous les pluies le soir. Il veillait sur moi comme l'on a un ange gardien. Mais qui veille donc sur les anges gardiens quand eux veillent trop tard ?

 

Le monde s'écroula et une indescriptible peur devait me tenailler jusqu'à la fin des temps : qu'avons-nous fait à ces anges pour que laissés à eux-mêmes ils n'aient plus que le sang et la guerre à partager. Je suis encore persuadé qu'ils ne se tuent pas entre eux mais cherchent encore et toujours vengeance des colons qui les ont tant sacrifiés.

 

Mais lui ne cherchait aucune vengeance dans sa silhouette trop svelte comme les âmes du paradis, et traversait la guerre comme nous traversons l'ennui. Et si l'on m'annonçait qu'il était disparu, je restais persuadé qu'il reviendrait encore non pas comme reviennent les miraculés mais bien comme sont les habitudes : intangibles, intactes et inaccessibles aux choses de la vie.

 

Je n'osais m'imaginer les horreurs ni la solitude qu'ont vécues les hommes qui durant toutes les guerres de tous les temps se sont cachés pour échapper aux inutiles massacres... mais ne les ont pas évités. Que pensaient-ils ceux-là, seuls dans leur infernal exil, ceux à la poursuite desquels l'histoire s'était lancée irrémédiablement. Pouvaient ils lui échapper ?

 

Je fouillais mes souvenirs l'écoutant encore saisir et réciter le rythme et la vie cachés dans mes vers de jeunesse et j'avais encore à portée de main le paradoxe de cette pointe de lance qu'il m'avait laissée en gage de paix. Je fouillais aussi inlassablement mes photos pour retrouver cette silhouette noble et familière qui m'avait accompagné quelques temps. Mais, comble du destin, il avait toujours échappé à l'objectif de mon appareil photo, bien mieux qu'il n'avait évité la pointe sanguinaire de la guerre civile. Ainsi son image avait-elle disparu... Mais, qu'ils existent ou non, ne dit-on pas de nos anges gardiens qu'ils sont présents inlassablement dans le fatras de notre existence. Aussi se devait-il de revenir encore et toujours, comme le font ceux que l'on a côtoyés et qui nous sont chers.... l'histoire n'a pas de prise sur eux, elle s'accommode simplement de leur disparition... mais nous, jamais, nous ne nous accommoderons d'elle.

 

Les anges sont bien chétifs devant l'Eternel appétit de l'histoire. Et bien grands dans l'esprit de ceux que le risque n'habite pas.

 

 

Loin de Kigali, le vendredi 6 mai 1994.