Samarkand, lundi |
Les brumes, la grisaille, les averses intempestives, nous ignorons souvent combien cela est la plus grande de nos richesses. Cette alchimie de pluie et de soleil, tout ce qu'il nous faut pour que pousse la treille...
Assis, ou plutôt, comme il se doit, affalés sur une supa de bois travaillé, nous dégustons le thé à l'ombre de quelques arbres très verts, très rares, tandis que s'affairent devant nous les petits commerçants, vendeurs de pâtisseries, de beignets et brochettes de mouton penchés sur les braises de leur four. L'on verse ici le thé trois fois dans la tasse, avant que de le boire... Comme tout est tradition, l'on se doit de respecter ces instants rares où l'eau si précieuse nous parvient bouillante dans nos gorges desséchées.
Il est près de 6 heures et à l'ombre il fait de plus de quarante degrés. Nous ne parlons pas. Ou si peu. Ni ne méditons, car la pensée est bien peu sous le soleil. L'un de nous se contente d'appeler de temps à autre le garçon qui nous apporte le thé. Quelques mots de russe, quelques gestes simples, sourires gênés car nous ne comprenons pas.
SPASIBA.American ? German ? Ils s'affairent autour de nos appareils photographiques...
Puis il y a ces vieilles qui crient à tue-tête dans la rue, répandent de l'eau sur le sol pour fixer la poussière. Leurs vêtements de soie colorée, comme un plat de fruits de saison. Le rouge est dominant. Le temps est lent avant que ne tombe la nuit et ses senteurs interminables que l'on parcourt comme un labyrinthe. Il y a les enfants aussi qui nous observent immobiles depuis plusieurs heures déjà.
D'ici, il nous suffit de lever les yeux pour apercevoir encore les grandes medersas de Registan, la place au sable. Et les variétés infinies de bleus géométriques... Cependant nous gardons les yeux baissés sur nos bols de thé, car le paysage se balance encore dans les épaisses vapeurs du soleil, trop lumineux, trop véridique pour que nous puisions l'examiner.
Ces instants sont longs que verse une théière d'argent dans nos bols... L'histoire s'y perd et les vies s'y succèdent... La lumière enfin était douce, le soleil se couchait, nous nous levions maintenant pour prendre d'autres clichés des medersas qui plongeaient dans l'ombre et les rougeurs du soir leur masse imposante pour ne faire surface qu'au lendemain. Nos appareils photographiques mitraillaient une fois encore le réel, pour le restituer plat comme les souvenirs dans nos journaux et magazines des lendemains.
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Les gamins encore qui nous poursuivent depuis le matin... "Parlez-vous français ?". Nous avions l'habitude de nous faire assaillir par toute une faune d'enfants, de mendiants, de guides, de commerçants, et bien souvent pour ne pas répondre, je le confesse, utilisions-nous quelques patois flamand pour correspondre.
- D'où venez-vous ?
L'enfant nous a démasqués à nous suivre ainsi tout le jour; il tente de vendre aux touristes que nous sommes les aquarelles que peint son frère et parle indifféremment français, anglais, allemand, le russe et l'ouzbèque, sa langue natale. Il fait chaud encore et de temps à autre, de la main il se protège le visage du soleil bas. Puis nous parlons.
Un enfant comme beaucoup d'autres, comment connaît-il si bien notre langue ?
- Mon père m'a spécialement envoyé suivre les cours de français pour aborder les touristes, faire du commerce...
Quand il ne trouve pas un mot, il continue en anglais... Il aimerait voyager, mais ça coûte trop cher, c'est pour ça qu'il apprend les langues, le commerce, pour voyager. Sa famille est aisée, sa mère dentiste gagne 3 fois les salaire minimum. Trop chers, les voyages.
Il vient ici, à Registan, deux fois par jour, quatre jours par semaine. Quand il n'a pas de cours de langue. J'essaie de savoir. Il répond évasivement, un haussement d'épaules. S'il vend beaucoup, si cela constitue une rentrée importante pour sa famille... Les touristes, c'est important surtout à la bonne saison...
Cette contrée connaît cette situation paradoxale où ce sont plutôt les nantis qui envoient leurs enfants racoler dans les rues. Les autres n'en ont pas les moyens.
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Ici pourtant venaient les riches caravanes, du lointain orient et du sud indien, apportant l'or et les soieries dorées, les épices odorantes, le safran, le thé, la coriandre, et repartaient pour l'ouest. Ici venaient-elles pour vendre, les longues caravanes - bêtes de somme et marchands - et quand tout était vendu, l'on répandait à terre du sable pour tout nettoyer, effacer. Ainsi s'entassaient au fil des jours, les opérations commerciales et le temps qui passe. Ne sommes-nous pas tels qui répandons le sable de l'oubli partout où nous passons, dans les articles, sur les images que nous publions, que tout cela s'enfonce dans le néant.
Ici encore furent bâties ces écoles, les plus, prestigieuses du moyen âge, les mieux décorées. Celle aux tigres et celle, la plus majestueuse, que bâtit Tamerlan pour accueillir les étudiants de son royaume. La troisième plus récente, plus étalée qu'élancée, pour épouser le sol, s'agripper aux fondations. Il y a enfin celle que l'on n'aperçoit pas, celle que l'on ne bâtit jamais faute d'étudiants. Et sans le bruit de nos caméras, le mitraillement de nos appareils photo, l'on percevrait encore les rumeurs de ces maîtres qui enseignent la parole du prophète, et les étudiants qui récitent le Livre, en écrivent soigneusement les commentaires sur leurs tablettes, qui étudient les chiffres et les étoiles, les chants de louanges.
Les paroles, les mots du prophète étaient clairs et simples comme de purs dessins géométriques, véritables. Une netteté à l'œil, à l'esprit comme un ordre que l'on n'aurait même pas à énoncer. Un pari sur l'éternité même. Une allégorie vivante d'où sortait un monde juste et prometteur. Une série de chiffres, un algèbre, un algorithme. Rien qui ne put être contredit ou même glosé, décrit, commenté. Les paroles des disciples du prophète, de ses frères, de ses proches... tout cela existait comme passe uns caravane dans le désert, la trace de la vie qui se prolonge, colorée vers l'infini, en ordre et soumise au salut. Le monde était vaste mais désormais il était aussi écrit, signé, transcrit. Ainsi sont les versets du Coran, ainsi devons-nous les suivre car ils existent.
Nous avancions à pas feutrés vers une cellule basse au fond de la cour carrée pour assister aussi à la leçon. Mais la salle obscure semblait vide...
- Comment est le monde aujourd'hui, depuis le temps..., je sors si peu.
Nous hésitions à répondre, rien ne nous venait à l'esprit, si tant est que des décennies d'existence peuvent parfois nous sembler vides. Je devais répondre enfin... trop gêné de ce silence. Un vieil homme pareil à une statue nous faisait signe lentement. L'allure d'un sage, d'un prophète, d'un vieil homme qui attend. Depuis combien de siècles exactement ?
- Le monde aujourd'hui ? ...indescriptible.
- Que faites-vous donc ?, quel est votre métier ?
La gêne nous prenait une fois encore, que répondre à un sage ?, "journalistes", nous étions journalistes. Et cela ne représenterait probablement pas grand chose à ses yeux.
Tandis qu'il désignait nos petits carnets ouverts :
- Il faut écrire, vous savez, tant que l'on peut, continuez à écrire et s'efforcer de contempler les astres, la toile des astres dans la voûte céleste, qui reste garante de notre survie. Contempler la nature, goûter à chaque saison le vin qui coule en nos verres, et ne pas renier la pluie que nous donne le ciel...
*
Il faisait noir maintenant, sombre de ces nuits d'orient, impénétrables nuits et leurs cortèges de senteurs méconnues... et comme dans chaque contrée où il m'a été donné d'admirer les cieux sans nuages, je scrutais mon destin accroché aux étoiles... Et au beau milieu de la voûte, près de ces constellations qui me restent familières, une tache plus sombre encore s'installait ainsi pour l'éternité, plus profonde que le noir, une tache de ciel aux reflets lie-de-vin.
Samarkand - Bruxelles, 1996