Aventures de Laurens De Graff et de ses associés (1683-1684)


Introduction

Dans l'édition française de 1699 du livre d'Exquemelin furent ajoutés plusieurs chapitres contenant la relation de certaines des aventures des flibustiers survenues vers le milieu des années 1680. Ces aventures ne sont pas de la main d'Exquemelin mais ont été rédigées, plus probablement réécrits en totalité, à partir de manuscrits de flibustiers anonymes (voir, dans les présentes archives, la présentation au chapitre du même livre intitulé diverses courses ayant précédé la prise de Campêche). Le présent extrait rapporte des événements qui se produisirent peu après la prise de la Vera Cruz. Dans un premier temps est raconté la croisière des capitaines Laurens De Graff, Michel Andrieszoon, Yankey et Lesage, tous quatre impliqués dans l'affaire de la Vera Cruz, et Bréa qui plus tôt dans l'année s'était trouvé en Floride (voir la lettre du gouverneur des Bahamas), que ces cinq flibustiers firent à la côte de Carthagène où le 23 décembre 1683 ils furent attaqués par trois navires espagnols armés par ordre du gouverneur de Cartagena, Juan de Pando. Dans sa lettre du 29 juin 1684, le nouveau gouverneur de Saint-Domingue, le sieur de Cussy, rapporte d'ailleurs ce combat. Il y revient aussi dans son mémoire du 24 août de la même année, qui complète et corrige tout ce que relate ici le livre d'Exquemelin, tant cet incident de Cartagène que la partie qui suit rapportant la capture des deux vaisseaux hollandais par le capitaine Michel, commandant la Mutine, et Brouage, maître sur vaisseau Le Neptune, appartenant à Laurens et qu'il montait alors. Ces événements peuvent aussi être complétés par la lecture du journal de Ravenau.


Histoire du capitaine Laurent. Particularités curieuses qui regardent ses associés.

(...) Le capitaine Laurent... fut à la côte de Cartagène à dessein d'y faire quelque prise et, à cette fin, se joignit avec les capitaines Michel, Junqué, Le Sage et Braha.

Cependant les Espagnols, qui le regardaient comme leur ennemi capital et qui s'imaginaient détruire en sa seule personne tous les flibustiers ensemble, ne le perdaient pas de vue. Ceux de Cartagène ayant appris son dessein, armèrent à leur frais deux vaisseaux de trente-six à trente-huit pièces de canon et de trois à quatre cents hommes qu'ils mirent dans chaque vaisseau, quxquels ils joignirent encore un bâtiment de six pièces de canons et de quatre-vingt-dix hommes.

Toutes ces mesures prises, ils crurent qu'à cette fois le capitaine Laurent ne leur échapperait pas; mais ils furent trompés dans leur attente, et voici comment.

Les Espagnols, étant partis du port de Cartagène, firent voile vers la baie de Seine, qui est sous le vent de Cartagène où ils avaient vu paraître les aventuriers. Ils les y trouvèrent encore et furent surpris de leur voir plus de bâtiments qu'ils ne le se l'étaient imaginés. Ils voulurent se retirer, mais le capitaine Laurent ne leur en donna pas le temps. Il les prévint et, après un combat de huit heures, il prit l'amiral et manqua l'abordage du vice-amiral. Il ne perdit dans ce combat que vingt hommes tant morts que blessés. On a su que la perte des Espagnols avait été bien considérable, sans pouvoir dire préciséement en quoi elle consistait; car les Espagnols ne manquent jamais d'expédients ni de précautions pour cacher toutes les pertes qu'ils peuvent faire.

Alors le capitaine Laurent fit voile sur l'amiral et abandonna l'autre vaisseau espagnol au capitaine Junqué qui le prit; et l'amiral, par ce moyen, tomba en partage au capitaine Laurent et échoua peu de temps après sans perte des ennemis, parce qu'ils s'étaient sauvés à terre. On eut toutes les peines imaginables à rétablir ce vaisseau et le remettre à flot.

Après cette expédition, ils se séparèrent. Les capitaines Laurent et Michel firent société ensemble de toutes les prises qu'ils pourraient faire et se donnèrent rendez-vous, en cas de séparation par la tempête ou autrement, à l'île de Rotan, dans les Honduras. Le capitaine Michel y arriva avant le capitaine Laurent, qui, pendant sa route, avait fait une prise d'un vaisseau de quatorze pièces de canon, chargé de quinquina et de 47 livres d'or. Cette prise se fit de nuit sans avoir tiré plus de deux coups de fusil. Outre cela, il se trouva à la rencontre des Espagnols qui s'étaient emparé d'un vaisseau anglais qu'ils conduisaient à La Havana; et, l'ayant repris sur eux, il le rendit aux Anglais, lesquels lui témoignèrent leur reconnaissance de les avoir ainsi délivrés. Ensuite il vint trouver le capitaine Michel qui ne l'avait quitté que le soir d'auparavant et qui fut bien étonné de le voir avec sa prise qu'il venait de faire.

Avant que de rien entreprendre, il s'en alla, accompagné de cent hommes seulement, à la côte de Saint-Domingue se la faire adjuger de bonne prise par le gouverneur et y renouveler sa commission qui était expirée, ayant laissé le commandement de son vaisseau au capitaine Brouage pendant son absence.

Il est à propos de remarquer ici que, bien que les flibustiers aillent faire adjuger leur butin de bonne prise, ce n'est que par forme, car bien souvent ils en disposent aussitôt qu'ils s'en sont rendus maîtres. Ils examinent à quoi le tout se monte. Ils laissent, de bonne foi et selon l'estimation qui en est faite, la part qui en doit revenir au gouverneur, comme s'il était présent, et ils partagent ensuite le reste entr'eux. S'il arrive que les flibustiers ne l'aient point partagé avant que de venir trouver le gouverneur, leur commandant descend à terre, lui fait une relation de ce qui s'est passé et un état de sa prise. Il lui représente qu'elle a été faite pendant le temps de sa commission. Cette civilité rendue, le gouverneur examine la chose et prend le dixième ou environ de la valeur de la prise; le reste se partage comme je viens de l'expliquer.

Incidents qui sont arrivés aux capitaines Michel et Brouage.

Pendant que les flibustiers allèrent à Saint-Domingue se faire adjuger leur prise, le capitaine Michel et le capitaine Brouage à qui Laurent, comme on a dit, avait laissé le commandement de son vaisseau, furent croiser ensemble devant la Havana. Ils n'y restèrent pas 8 jours qu'ils aperçurent deux vaisseaux à qui ils donnèrent la chasse et qu'ils joignirent en peu de temps. Ils se trouva qu'ils étaient hollandais et qu'ils venaient de Cartagène. Cela fut découvert par un petit esclave qu'un aventurier surprit dans le fond de cale, qui le voyant le sabre à la main, le pria de ne le point tuer, qu'il lui allait révéler des choses d'importances et lui dire «la verdad». À ce mot de «verdad», l'aventurier s'arrêta. Et le nègre lui déclara que la charge était espagnole, que ces vaisseaux venaient de Cartagène chargés de deux cents mille écus d'or et d'argent dont les aventuriers se saisirent; et que les Espagnols se servaient de la voie d'Hollande pour passer, par ce moyen, leur argent en Espagne. L'esclave révéla encore qu'il y avait un évêque, qui se voyant pris promit cinquante mille écus pour sa rançon.

Les deux capitaines hollandais, outrés de se voir ainsi réduits, reprochèrent au capitaine Michel que, s'il avait été seul, il n'aurait pas enlevé l'argent des Espagnols.

Recommençons à nous battre, repartit fièrement le capitaine Michel, et le capitaine Brouage demeurera spectateur du combat. Si je suis vainqueur, je vous réponds, continua-t-il que je me rendrai non seulement maître de tout l'argent des Espagnols, mais encore de vos deux vaisseaux.

Les Hollandais n'osèrent accepter ce défi et se retirèrent, de crainte qu'il ne leur arrivât pis.

Le bonheur des Hollandais voulut que les capitaines Michel et Brouage, ayant reçu tout fraichement des nouvelles du général de Grandmont, ne songeaient qu'à le joindre et, à cet effet, débouquer par Bahama pour venir au plus tôt à la Tortille, où était le rendez-vous général des flibustiers qui devaient l'accompagner dans une entreprise considérable qu'il avait concertée avec eux. Cela fut cause que le capitaine Michel se contenta de faire connaître aux Hollandais qu'il ne les craignait point et qu'il fut au plus vite à la Nouvelle-Angleterre radouber son vaisseau qui avait grand besoin de l'être. Le capitaine Brouage, qui n'avait pas moins d'empressement de partir, fit route vers la Tortille; mais, à la hauteur de la Vermude, il reçut un coup de vent qui le démâta généralement de tous ses mâts. Ce malheur l'obligea de s'arrêter à l'île de Saint-Thomas, habitée par les sujets du roi de Dannemark, qui depuis peu en a cédé les droits à l'électeur de Brandebourg.

Cette petite île n'est éloignée de Ste-Croix que de sept lieues: il y a une bonne forteresse et un bon port. Le capitaine Brouage et les siens furent bien reçus du gouverneur qui savait que les flibustiers apportaient beaucoup d'or et d'argent. Néanmoins il les priva de la rançon de l'évêque dont nous avons parlé, et le renvoya à Porto Rico, éloigné de cette île de quatre à cinq lieues. Son procédé ne leur plut point, mais ils n'étaient pas en état de s'en ressentir. Ourtre cela, il leur vendit bien chèrement des mâts, parce qu'ils en avaient un extrême besoin et qu'ils n'en pouvaient trouver ailleurs.


source: Exquemelin, A. O., Histoire des aventuriers flibustiers qui se sont signalés dans les Indes, etc., Jacques Lefebvre, Paris, 1699, partie 3, chapitres 2 et 3, pp. 370-378.
LES ARCHIVES DE LA FLIBUSTE
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