Les cirques de la faim de Bucarest

  Il y a quelques mois, alors que le XXème siècle touchait à sa fin, la capitale roumaine connut l'inauguration d'un singulier centre commercial. Temple de la consommation à l'occidentale, le Bucharest Mall suscite en effet l'étonnement, non pas par ce que l'on peut y acheter, mais par son infrastucture. Qui se douterait en effet que nous nous trouvons à l'intérieur de ce qui devait devenir un gigantesque entrepôt à nourriture - que les Bucarestois, avec leur humour particulier, nommèrent à l'époque un « Cirque de la Faim » ?
Retour sur l'un des plus sordides projets de l'ère Ceausescu.

 

Bucharest Mall, l’insolence du luxe

 

Deux choses frappent en arrivant au Bucharest Mall.


En premier lieu, l’opulence ostensible de ce centre commercial s’oppose radicalement au Bucarest poussiéreux et déglingué qui l’environne. Le parking accueille aux places d’honneur les grosses voitures des nouveaux riches, alors que les vieilles Dacia (Renault 12 locales) sont reléguées vers la sortie. A cette fin des placeurs en uniforme quasi militaire – à la réflexion, je me demande s’ils n’étaient pas effectivement armés – font de leur mieux pour attirer les voitures luxueuses.

 

Le parking du Bucharest Mall


A l’intérieur, le Bucharest Mall donne le vertige. Une armée de personnel astique en permanence le moindre recoin du centre, qui étincelle littéralement. Les magasins proposent exactement le même genre de marchandises que chez nous, et au même prix, ce qui revient à parler de grand luxe pour la majorité des Roumains. Beaucoup d'articles exorbitants et superflus, bibelots de mauvais goût, crèmes amincissantes aux liposomes, hamburgers et CD du hit-parade américain, gadgets japonais en plasique fluo. Tout l’inutile, le pire de la société du fric et du gaspillage, se trouvent réunis dans ce centre commercial, piège à pognon pour les milliardaires du coin ou les touristes, mais aussi sorte de musée aux prix inaccessibles pour nombre de Bucarestois moyens venus ici passer le dimanche, en simples visiteurs.


La seconde chose semble plus anodine : il s’agit de la forme d’ensemble du centre commercial. Loin de figurer, comme chez nous, des bâtiments remplis de commerces sur plusieurs niveaux, le Bucharest Mall présente la curieuse forme d’une grosse coupole - un peu comme dans les églises orthodoxes, mais en beaucoup plus grand - située au faîte d’un édifice massif et arrondi. La coupole est vitrée et laisse abondamment passer la lumière du jour. Les commerces sont répartis sur l’ensemble de la périphérie intérieure de ce vaste cercle, dont l’espace donne sur le vide, ce qui ajoute à l’impression de vastitude. Du plus bas niveau jaillissent régulièrement de gigantesques jets d’eau à la verticale, propulsés par une force étonnante, qui atteignent presque la coupole vitrée et retombent sans rien éclabousser !

Pourtant ce lieu d’abondance inaccessible est construit sur les ruines d’un bâtiment que Ceausescu avait voulu vers la fin de son règne, car nous sommes en réalité dans ce qui devait être l’un des Cirques de la Faim.

Sous la coupole

 

 

Le grand projet du Conducator

 

Ceausescu, conducator aux idées démentielles, voulait faire de son pays un véritable laboratoire d’expériences inédites. Pour mener à bien ses expériences il avait besoin de cobayes ; il prit tout simplement ce qu’il avait en abondance sous la main, c’est-à-dire les Roumains.


Supprimer les cuisines des appartements, par exemple, lui semblait une bonne idée pour en réduire la surface, et donc augmenter le nombre de logements.

En lieu et place, il ordonna la construction d'une grande et unique cuisine-réfectoire par quartier, passage obligé des habitants qui seraient bien obligés de prendre ce qu’on leur donne. C'est ainsi qu'apparurent de gigantesques constructions qui devaient centraliser la nourriture et servir de cantines au peuple.


Des cirques de la faim, monumentaux édifices disséminés dans Bucarest et aujourd’hui en ruines – hormis le Bucharest Mall - témoignent de cette volonté implacable de rendre l’homme moins humain. La chute du dictateur, en décembre 1989, a stoppé net le grand projet et les héritiers de la « révolution » ne surent que faire de ces inquiétants gardiens d’un passé douloureux.

Un cirque abandonné

Voyage au bout de la nuit

 

Aujourd’hui à Bucarest les appartements ont une cuisine. Cela est bien loin de signifier que tout le monde mange à sa faim. La misère est omniprésente, qu’il s’agisse de gosses affamés – souvent des Roms – mendiant aux feux rouges ou d’une grand-mère sans regard ayant juste la force de tendre son carton à la sortie des boutiques.

Combien de temps cette femme a-t-elle espéré la fin du communisme ? 40, 50 années peut-être. Une vie. Que peut-elle penser à présent, que Ceausescu est mort depuis 11 ans, que les élections démocratiques portent régulièrement certains de ses anciens amis au pouvoir, que rien ne lui laisse espérer une quelconque aide autre que l’obole des passants ?

A quoi peuvent-ils bien penser, ces retraités fouillant dans des poubelles fétides dont l’odeur rebute même les chiens vagabonds ? A l’article de la mort, suintant de pauvreté, comment pourraient-ils avoir la moindre confiance en cette démocratie qu’ils ont si longtemps espérée, en cette Europe unie qui les rejette ?

Comment, dès lors, s'étonner de retrouver au second tour des présidentielles un néo-fasciste et un ex-aparatchik ?

La Roumanie sortie de la nuit communiste est entrée sans transition dans le cauchemar libéral.

 

Prémonition

 

L’on s’attendrait sans trop de surprise à voir apparaître les cirques de la faim dans des romans d’anticipation mais guère dans l’Europe du XXème siècle.

A l’heure de la guerre économique menée dans nos pays libéraux, justifiant les pires procédés puisque l’on est en guerre et que nul ne saurait s’y opposer sous peine de traîtrise, on peut cependant se demander - avec effroi - s’il s’agissait bien du rêve d’un fou communiste, délire symptomatique d’une époque révolue, ou d’une géniale prémonition futuriste allant au bout de la logique libérale.

 

Après le cirque communiste, le clown libéral...