DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE BAÞKAYA c. TURQUIE
(Requête no
68234/01)
ARRÊT
STRASBOURG
3 octobre 2006
DÉFINITIF
03/01/2007
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article
44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Baþkaya
c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme
(deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. J.-P. Costa,
président,
I.
Cabral Barreto,
R.
Türmen,
M.
Ugrekhelidze,
Mmes A. Mularoni,
E.
Fura-Sandström,
M. D. Popović,
juges,
et de Mme S.
Dollé, greffière
de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les
6 septembre 2005 et 12 septembre 2006,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière
date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se
trouve une requête (no 68234/01) dirigée contre la République de
Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Fikret Baþkaya (« le
requérant »), a saisi la Cour le 3 mars 2001 en vertu de l’article 34 de
la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales
(« la Convention »).
2. Le requérant est
représenté par Me A. Erdoðan, avocat à
Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n’a pas désigné d’agent
aux fins de la procédure devant la Cour.
3. Le requérant alléguait en
particulier une atteinte à ses droits garantis par les articles 6 et 10 de la
Convention.
4. La requête a été attribuée
à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au
sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la
Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.
5. Le 28 janvier 2003, la
Cour a décidé de communiquer au gouvernement défendeur les griefs tirés d’une
atteinte au droit à la liberté d’expression et du défaut de notification de l’avis
du procureur général près la Cour de cassation, et de déclarer la requête
irrecevable pour le surplus.
6. Le 1er novembre
2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du
règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi
remaniée (article 52 § 1).
7. Par une décision du 6
septembre 2005, la Cour a déclaré le restant de la requête recevable.
8. Ni le requérant ni le Gouvernement
n’ont déposé d’observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du
règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
9. Le requérant est né en
1940 et réside à Ankara.
10. Le 1er juin
1999, le quotidien Özgür Bakýþ publia
un article rédigé par le requérant, intitulé « Est-ce une cause
historique ? ».
11. Le 3 août 1999, le
procureur de la République près la cour de sûreté de l’État d’Istanbul inculpa
le requérant du chef de propagande séparatiste sur le fondement de l’article 8
§ 1 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme.
12. Le 13 juin 2000, la cour
de sûreté de l’État reconnut le requérant coupable des faits qui lui étaient
reprochés et le condamna à un an et quatre mois d’emprisonnement et à une
amende de 1 066 666 666 livres turques (TRL).
La cour constata que l’article incriminé
contenait une propagande séparatiste visant à porter atteinte à l’unité
indivisible de l’État. Elle cita notamment :
« Le chef du PKK, Abdullah Öcalan, avait été
arrêté au Kenya à la suite d’un complot impérialiste (...) Tous les chefs qui
ont lutté pour la liberté du peuple kurde ont eu un destin commun (...) à
chaque fois qu’ils ont levé la tête, ils ont trouvé l’alliance de leurs ennemis
devant eux. De ce point de vue, il n’y a pas de changement aujourd’hui (...)
les dirigeants en Turquie ont nié de manière fanatique l’existence du problème
kurde depuis 80 ans. Ils ne l’ont pas perçu comme un problème national mais
comme un incident lié à l’ordre public. Ils ont cru qu’ils allaient s’en sortir
grâce à leur politique raciste, nationaliste et chauvine. (...) L’histoire de
la République, c’est aussi l’histoire des révoltes kurdes. Les dirigeants
ottomans ont réussi à opprimer toutes les révoltes rurales du fait que le monde
rural, de par sa nature, ne peut pas constituer un leadership politique. Dès
lors que le chef ou les meneurs de ces soulèvements sont hors d’état d’agir, la
révolte cesse. Les révoltes kurdes de la période de la République sont des
révoltes rurales. (...) Ils se battaient pour protéger leur droit national,
leur identité nationale, leur dignité nationale. Les Kurdes ont toujours été
vaincus mais la partie adverse n’a pas emporté la victoire. Parce que les
Kurdes n’ont pas accepté cet échec, on ne peut pas parler d’une victoire, si la
partie vaincue n’accepte pas la défaite. (...) Les Kurdes ne sont plus une
communauté rurale, c’est une communauté urbaine, ils ont constitué une
intelligence kurde très répandue ; par conséquent, ils ont atteint depuis
longtemps la capacité de constituer un leadership politique. Voilà le point
essentiel que les dirigeants de la Turquie ne savent pas, ne veulent pas
savoir. (...) Ainsi, il est impossible de résoudre le problème en éliminant le
chef du mouvement. »
13. Le 15 janvier 2001, la
Cour de cassation confirma l’arrêt de première instance.
14. Le 13 juin 2002, le
requérant s’acquitta du montant de l’amende (environ 735 euros (EUR)).
15. Le requérant purgea une
peine d’emprisonnement d’un an.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE
INTERNES PERTINENTS
16. Le droit et la pratique
internes pertinents en vigueur à l’époque des faits sont décrits dans les
arrêts Ýbrahim Aksoy c. Turquie (nos 28635/95,
30171/96 et 34535/97, §§ 41-42, 10 octobre 2000) et Göç c. Turquie ([GC], no 36590/97,
§ 34, CEDH 2002‑V).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
6 DE LA CONVENTION
17. Le requérant se plaint du
manque d’équité dans la procédure devant la Cour de cassation, dans la mesure
où il n’a pas eu la possibilité de répondre à l’avis écrit que le procureur
général avait soumis à la Cour de cassation. Il y voit une violation de l’article
6 § 1 de la Convention qui, en sa partie pertinente, se lit ainsi :
« Toute personne a droit à ce que sa
cause soit entendue équitablement, publiquement (...) par un tribunal
indépendant et impartial (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute
accusation en matière pénale dirigée contre elle (...) »
18. Le Gouvernement conteste cette
allégation.
19. La Cour rappelle avoir
examiné un grief identique à celui présenté par le requérant et avoir conclu à
la violation de l’article 6 § 1 de la Convention du fait de la
non-communication de l’avis du procureur général, compte tenu de la nature des
observations de celui-ci et de l’impossibilité pour un justiciable d’y répondre par
écrit (voir Göç, précité, § 55, Abdullah Aydýn c. Turquie (no 2), no
63739/00, § 30, 10 novembre 2005, et, plus récemment, Halis Doðan c. Turquie, no 75946/01, §§ 20-22, 7 février
2006, et Tosun c. Turquie, no
4124/02, §§ 22-24, 28 février 2006).
20. La Cour a examiné la
présente affaire et considère que le Gouvernement n’a fourni aucun fait ni
argument convaincant pouvant mener à une conclusion différente dans le cas
présent.
21. Partant, l’article 6 § 1
de la Convention a été violé en l’espèce.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
10 DE LA CONVENTION
22. Le requérant allègue que
sa condamnation au pénal a enfreint son droit à la liberté d’expression. Il
invoque à cet égard l’article 10 de la Convention, ainsi libellé en ses parties
pertinentes :
« 1. Toute personne a droit à la
liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de
recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y
avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)
2. L’exercice de ces libertés
comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines
formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui
constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la
sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la
défense de l’ordre et à la prévention du crime (...) »
23. Le Gouvernement soutient
que la condamnation du requérant était justifiée au regard du deuxième
paragraphe de l’article 10. Selon lui, les autorités turques n’ont aucunement
dépassé la marge d’appréciation que leur reconnaît la Convention, laquelle est
plus grande lorsqu’un État est confronté à des activités terroristes menaçant
son intégrité territoriale. Il convient d’apprécier la portée de l’article
litigieux dans ce contexte particulier.
24. La Cour note qu’il ne
prête pas à controverse entre les parties que la condamnation litigieuse
constituait une ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression,
protégé par l’article 10 § 1. Il n’est pas davantage contesté que l’ingérence
était prévue par la loi et poursuivait un but légitime, à savoir la protection
de l’intégrité territoriale, au sens de l’article 10 § 2 (voir
Yagmurdereli c. Turquie, no 29590/96, § 40, 4 juin 2002).
La Cour souscrit à cette appréciation. En l’occurrence, le différend porte sur
la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société
démocratique.
25. La Cour a déjà traité d’affaires
soulevant des questions semblables à celles du cas d’espèce et a constaté la
violation de l’article 10 de la Convention (voir notamment Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 38, CEDH
1999‑IV, Öztürk c. Turquie
[GC], no 22479/93, § 74, CEDH 1999‑VI, Ýbrahim Aksoy, précité, et Kýzýlyaprak c. Turquie, no 27528/95,
§ 43, 2 octobre 2003).
26. La Cour a examiné la
présente affaire à la lumière de sa jurisprudence et considère que le
Gouvernement n’a fourni aucun fait ni argument convaincant pouvant mener à une
conclusion différente dans le cas présent. Elle a porté une attention
particulière aux termes employés dans l’article de presse incriminé et au contexte
de sa publication. A cet égard, elle a tenu compte des circonstances entourant
le cas soumis à son examen, en particulier des difficultés liées à la lutte
contre le terrorisme (voir Ýbrahim Aksoy,
précité, § 60, et Incal c. Turquie,
arrêt du 9 juin 1998, Recueil des arrêts
et décisions 1998‑IV, p. 1568, § 58).
27. L’article litigieux
consistait en une critique de l’approche des autorités turques au problème kurde.
28. La Cour relève que la
cour de sûreté de l’État a estimé que l’article litigieux contenait des termes
visant à briser l’intégrité territoriale de l’État turc. Elle estime que les motifs
figurant dans les décisions des juridictions internes ne sauraient être
considérés en eux-mêmes comme suffisants pour justifier l’ingérence dans le
droit du requérant à la liberté d’expression (voir, mutatis mutandis, Sürek c.
Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 58, 8 juillet
1999). Si certains passages, particulièrement acerbes, de l’article brossent un
tableau des plus négatifs de l’État turc, et donnent ainsi au récit une
connotation hostile, ils n’exhortent pas pour autant à l’usage de la violence,
à la résistance armée, ni au soulèvement, et il ne s’agit pas d’un discours de
haine, ce qui est aux yeux de la Cour l’élément essentiel à prendre en
considération (voir, a contrario, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 62,
CEDH 1999‑IV, et Gerger c. Turquie [GC], no 24919/94,
§ 50, 8 juillet 1999).
29. La Cour relève que la
nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en
considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence. A cet
égard, elle note que le requérant a été condamné à une peine d’un an et quatre mois
d’emprisonnement, dont il purgea un an, et à 1 066 666 666 TRL d’amende.
30. En l’espèce, la
condamnation du requérant s’avère disproportionnée aux buts visés et, dès lors,
non « nécessaire dans une société démocratique ». Il y a donc eu
violation de l’article 10 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE
41 DE LA CONVENTION
31. Aux
termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de
ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne
permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour
accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
32. Le requérant allègue
avoir subi un préjudice matériel qu’il évalue à 26 599 EUR. Cette
somme se décomposerait comme suit : 5 000 EUR pour les frais de
transport de son épouse lors de ses visites à la prison, 20 000 EUR du
fait de la perte de revenus professionnels et 1 599 EUR pour l’amende,
assortie d’intérêts.
Il réclame en outre la réparation d’un dommage
moral qu’il évalue à 350 000 EUR.
33. Le Gouvernement conteste
ces prétentions.
34. S’agissant de la perte de
revenus alléguée, la Cour considère que les preuves soumises ne permettent pas
de parvenir à une quantification précise du manque à gagner résultant pour le
requérant de la violation de l’article 10 de la Convention (voir, dans le
même sens, Karakoç et autres
c. Turquie, nos 27692/95, 28138/95 et 28498/95, § 69,
15 octobre 2002). Partant, la Cour rejette cette demande.
En revanche, la Cour relève que l’amende infligée
au requérant est la conséquence directe de la violation de l’article 10 de la
Convention. Il y a donc lieu d’ordonner le remboursement intégral des sommes
acquittées par l’intéressé. Elle constate que ce dernier a payé 1 066 666 666
TRL [environ 735 EUR] à titre d’amende encourue. Statuant en équité, sur
la base de l’ensemble des informations en sa possession, notamment des parités
de change en vigueur au moment du paiement de cette somme, la Cour alloue au
requérant 735 EUR.
35. En ce qui concerne le
dommage moral, la Cour estime que l’intéressé peut passer pour avoir éprouvé un
certain désarroi de par les circonstances de l’espèce. Statuant en équité comme
le veut l’article 41 de la Convention, elle lui alloue 7 000 EUR à titre
de réparation du dommage moral.
B. Frais et dépens
36. Le requérant demande 20 000
EUR pour les frais et dépens encourus devant la Cour. Il ne fournit aucun
justificatif.
37. Le Gouvernement conteste
ces prétentions.
38. Compte tenu des éléments en sa possession et de sa jurisprudence en la
matière, la Cour estime raisonnable la somme de 1 000 EUR tous frais
confondus et l’accorde au requérant.
C. Intérêts moratoires
39. La Cour juge approprié de
baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de
prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de
pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Dit
qu’il y a eu violation de l’article 6 de la Convention ;
2. Dit
qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au
requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu
définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes
suivantes à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date
du règlement :
i. 735 EUR (sept cent trente-cinq
euros) pour dommage matériel ;
ii. 7 000 EUR (sept mille euros)
pour dommage moral ;
iii. 1 000 EUR (mille euros)
pour frais et dépens ;
iv. plus tout montant pouvant être dû
à titre d’impôt ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit
délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple
à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de
pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable
pour le surplus.
Fait en
français, puis communiqué par écrit le 3 octobre 2006 en application de l’article
77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Dollé J.-P.
Costa
Greffière Président