DEUXIÈME
SECTION
AFFAIRE HALİL GÜNDOĞAN c.
TURQUIE (No 2)
(Requête no 67483/01)
ARRÊT
STRASBOURG
16 janvier
2007
Cet arrêt deviendra définitif dans
les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut
subir des retouches de forme.
En l’affaire Halil
Gündoğan c. Turquie (no 2),
La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième
section), siégeant en une chambre composée de :
MM. J.-P. Costa,
président,
A.B.
Baka,
I.
Cabral Barreto,
R.
Türmen,
M.
Ugrekhelidze,
Mmes A. Mularoni,
D.
Jočienė, juges,
et de Mme S.
Dollé, greffière
de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12
décembre 2006,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette
date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se
trouve une requête (no 67483/01) dirigée contre la République de
Turquie et
2. Le requérant est
représenté par Me E. Çıtak, avocate à Istanbul. Le gouvernement
turc (« le Gouvernement ») n’a pas désigné d’agent aux fins de la
procédure devant la Cour.
3. Le 18 octobre 2005, la Cour
a déclaré la requête partiellement irrecevable et a décidé de communiquer au
Gouvernement les griefs tirés du manque d’indépendance et d’impartialité de la
cour de sûreté de l’Etat d’Erzurum et de l’absence de communication de l’avis
du procureur général près la Cour de cassation. Se prévalant de l’article 29 § 3,
elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le
bien-fondé de l’affaire.
EN FAIT
4. Le requérant est né en
1960 et réside à Erzurum.
5. Le 17 octobre 1995, le
requérant fut arrêté par la police d’Erzincan et placé en garde à vue. Il lui
était notamment reproché d’être membre d’une organisation illégale, le TKP/ML-TIKKO
(Parti communiste de Turquie/Marxiste-Léniniste-Armée de la libération des ouvriers
et des paysans de Turquie).
6. Le 26 octobre 1995, le requérant fut entendu par le procureur de la République près la cour de sûreté de l’Etat d’Erzincan. Il contesta en particulier l’admissibilité de certaines preuves à charge et reconnut en revanche son appartenance à l’organisation incriminée.
7. Le même jour, le requérant
fut traduit devant le juge assesseur près la cour de sûreté de l’Etat, lequel
or
8. Par un acte d’accusation
présenté le 26 décembre 1995, le procureur de la République inculpa le
requérant, ainsi que trois autres personnes, du chef d’aide et assistance à une
organisation armée illégale, et pour avoir tenté de renverser, par les armes, l’ordre
constitutionnel de la République de Turquie. Il requit la condamnation du
requérant en vertu de l’article 146 § 1 du code pénal.
9. Le 21 mars 1996, la cour
de sûreté de l’Etat, siégeant en une chambre composée de trois juges,
10. A l’audience du 1er
avril 1996, une autre affaire fut jointe à celle du requérant. La cour de
sûreté de l’Etat décida également de demander au procureur de la République
près la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul des compléments d’information
concernant l’évasion du requérant de la prison de Metris.
11. Le 22 juillet 1996, la
cour de sûreté de l’Etat constata le versement au dossier de l’information
sollicitée.
12. Lors de l’audience du 9
octobre 1996, le conseil du requérant demanda le retrait du dossier des
dépositions d’un témoin à charge, U.Y., au motif qu’elles étaient dépourvues de
signature. Il sollicita par ailleurs l’audition d’un autre témoin à charge,
S.G., entendu dans le cadre d’une autre affaire. Toutefois, eu égard à l’état
des preuves, la cour de sûreté de l’Etat rejeta ces demandes.
13. A
l’audience du 9 décembre 1996, la cour de sûreté de l’Etat rejeta la demande du
conseil du requérant tendant à
obtenir le versement au dossier de la déposition du témoin S.G., enregistrée
dans le cadre d’une autre procédure.
14. Le 23 janvier 1997, la cour de sûreté de l’Etat entendit le requérant en sa défense.
15. Par un changement législatif en date du 13 novembre 1996, il fut mis fin au fonctionnement de la cour de sûreté de l’Etat d’Erzincan. Ses fonctions furent dévolues à la cour de sûreté de l’Etat d’Erzurum.
16. Le 25 février 1998, dans ses mémoires en défense, le requérant rejeta ses dépositions faites lors de sa garde à vue. Il nia également les faits qui lui étaient reprochés.
17. Entre le 25 février 1998
et le 2 février 1999, la cour de sûreté de l’Etat d’Erzurum tint cinq
audiences, lors desquelles elle décida notamment d’attendre le versement au
dossier des compléments d’information demandés à la cour d’assises d’Istanbul
et constata l’absence d’arrestation de trois co-accusés.
18. Le 18 juin 1999, la
Grande Assemblée nationale de Turquie modifia l’article 143 de la
Constitution et exclut les magistrats militaires (du siège ou du parquet) de la
composition des cours de sûreté de l’Etat. A la suite des modifications
apportées dans le même sens le 22 juin 1999 à la loi sur les cours de sûreté de
l’Etat, le juge militaire, qui avait siégé au sein de
la cour chargée de l’affaire du requérant jusqu’à cette date, fut
remplacé par un magistrat non militaire.
19. A l’audience du 12 novembre 1999, la cour de la sûreté de l’Etat, composée de trois juges civils, condamna le requérant à la prison à perpétuité pour avoir tenté de renverser, par les armes, l’ordre constitutionnel de la République de Turquie en vertu de l’article 146 § 1 du code pénal. Pour parvenir à cette conclusion, elle prit en considération un faisceau de preuves, telles que les témoignages et les procès-verbaux d’incident.
20. Le 25 septembre 2000, la
Cour de cassation délibéra sur le pourvoi formé par le requérant. Après avoir
reçu l’avis du procureur général près la Cour de cassation, qui ne fut pas
communiqué au requérant, elle confirma l’arrêt du 12 novembre 1998, eu égard
aux motifs invoqués par les premiers juges et au contenu du dossier. Cet arrêt
fut prononcé le 4 octobre 2000.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
6 § 1 DE LA CONVENTION
21. Le requérant allègue que sa cause n’a pas été entendue par un tribunal indépendant et impartial du fait qu’un juge militaire a siégé pendant une partie de la procédure au sein de la cour de sûreté de l’Etat d’Erzurum. En outre, il se plaint du manque d’équité de la procédure devant la Cour de cassation, dans la mesure où il n’a jamais eu la possibilité de répondre à l’avis écrit que le procureur général avait soumis sur le fond de son pourvoi.
Il y voit une violation de l’article 6 § 1 de la
Convention qui, en ses parties pertinentes, se lit ainsi :
« Toute personne a droit à ce que sa
cause soit entendue équitablement, (...) par un tribunal indépendant et
impartial (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière
pénale dirigée contre elle (...) »
A. Sur la recevabilité
22. La Cour constate que ces
griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la
Convention. Elle relève par ailleurs que ceux-ci ne se heurtent à aucun autre
motif d’irrecevabilité. Il convient
B. Sur le fond
1. Indépendance et impartialité
23. Le Gouvernement prie la
Cour de rejeter les thèses du requérant.
24. Le requérant réitère ses allégations.
25. La Cour rappelle que,
dans l’affaire Öcalan c. Turquie
([GC], no 46221/99, §§ 116‑118, CEDH 2005–...), elle a
attaché de l’importance à la circonstance qu’un civil doive comparaître devant
une juridiction composée, même en partie seulement, de militaires et a
considéré que pareille situation met gravement en cause la confiance que les
juridictions se doivent d’inspirer dans une société démocratique. Puis,
soulignant que la juridiction contestée doit paraître indépendante des pouvoirs
exécutif ou législatif dans chacune des trois phases de la procédure, à savoir
l’instruction, le procès et le verdict, elle a conclu que lorsque le magistrat
militaire prend part à un ou plusieurs actes de procédure qui restent par la
suite valables dans l’instance pénale concernée, l’accusé peut raisonnablement
éprouver des doutes quant à la régularité de l’ensemble de la procédure, à
moins qu’il ne soit établi que la procédure suivie par la suite devant la cour
a suffisamment dissipé ces doutes.
26. En l’espèce, la Cour
relève que l’action pénale diligentée contre le requérant a été entamée le 26
décembre 1995 devant une cour de sûreté de l’Etat, siégeant en une chambre
composée de trois juges,
27. En conséquence, comme l’a
noté la Cour dans son arrêt Öcalan
précité, le remplacement du juge militaire avant la fin de la procédure n’a pas
dissipé les doutes raisonnables du requérant quant à l’indépendance et l’impartialité
du tribunal qui l’a jugé, dans la mesure où ce changement de composition est
intervenu très tardivement et qu’aucun des actes de procédure n’a été renouvelé
après le remplacement.
28. Partant, il y a eu
violation de l’article 6 § 1 sur ce point.
2. Non-communication de l’avis du
procureur général
29. Le Gouvernement prie la
Cour de rejeter les thèses du requérant.
30. Le requérant réitère ses allégations.
31. La Cour rappelle avoir
déjà jugé dans des affaires similaires qu’un tribunal
32. Eu égard au constat de
violation du droit du requérant à voir sa cause entendue par un tribunal
indépendant et impartial auquel elle parvient, la Cour estime qu’il n’y a pas
lieu d’examiner le présent grief (voir Canevi et autres c. Turquie, no 40395/98, § 37, 10 novembre
2004, et Kutal et Uğraş c.
Turquie, no 61648/00, § 32, 13 juin 2006).
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE
41 DE LA CONVENTION
33. Aux termes de l’article
41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de
ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne
permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour
accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
34. Le requérant réclame 300 000
euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi. Quant au préjudice
matériel, il s’en remet à la sagesse de la Cour.
35. Le Gouvernement conteste
ces prétentions.
36. La Cour estime
conformément à sa jurisprudence en la matière (en ce qui concerne l’indépendance
et l’impartialité, voir, mutatis mutandis, Çiraklar,
précité, § 49) que le constat de violation de l’article 6 § 1 de la Convention
constitue en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral
allégué.
37. Lorsque la Cour conclut
qu’un particulier a été condamné par un tribunal qui ne remplissait pas les
conditions d’indépendance et d’impartialité exigées par la Convention, un
nouveau procès ou une réouverture de la procédure, à la demande de l’intéressé,
représente en principe un moyen approprié de redresser la violation constatée (Öcalan, précité, § 210 in fine).
B. Frais et dépens
38. Se référant au tableau des honoraires minimum du barreau d’Istanbul et sans préciser de montant, le requérant demande le remboursement des frais et dépens encourus devant la Cour.
39. Le Gouvernement conteste
ces prétentions.
40. La Cour constate que le
requérant n’a pas fourni le détail du nombre d’heures de travail de son avocat
et n’a présenté aucune note de frais et honoraires. Conformément à l’article 60
§ 2 de son règlement, elle ne saurait
41. Statuant en équité, la Cour estime raisonnable d’accorder au requérant la somme de 1 000 EUR à ce titre.
C. Intérêts moratoires
42. La Cour juge approprié de
baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de
prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de
pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare
le restant de la requête recevable ;
2. Dit
qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison du
manque d’indépendance et d’impartialité de la cour de sûreté de l’Etat d’Erzurum ;
3. Dit
qu’il n’y a pas lieu d’examiner les autres griefs tirés de l’article 6 § 1
de la Convention ;
4. Dit
que le présent arrêt constitue par lui-même une satisfaction
équitable suffisante pour le préjudice moral subi par le requérant ;
5. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser
au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu
définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 1 000 EUR
(mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt,
à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du
règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit
délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un
taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de
pourcentage ;
6. Rejette
la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en
français, puis communiqué par écrit le 16 janvier 2006 en application de l’article
77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Dollé J.-P.
Costa
Greffière Président