DEUXIÈME SECTION

 

 

 

 

 

 

AFFAIRE KRANTA c. TURQUIE

 

(Requête no 31277/03)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

 

STRASBOURG

 

16 janvier 2007

 

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Kranta c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

          MM.  J.-P. Costa, président,
                   A.B. Baka,
                   R. Türmen,
                   M. Ugrekhelidze,
          Mmes  E. Fura-Sandström,
                   D. Jočienė,
          M.     D. Popović, juges,

et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 décembre 2006,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 31277/03) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Muammer Kranta (« le requérant »), a saisi la Cour le 7 août 2003 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant est représenté par Me S. Özay, avocat à Izmir. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n’a pas désigné d’agent aux fins de la procédure devant la Cour.

3.  Le 20 décembre 2005, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant de l’article 29 § 3, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l’affaire.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4.  Le 27 octobre 1995, le requérant introduisit un recours devant le tribunal administratif d’Izmir contre la direction générale de l’administration des eaux d’Izmir (İZSU, ci-après « l’administration ») visant à obtenir l’annulation d’une décision individuelle défavorable.

5.  Par un jugement du 25 avril 1996, il obtint gain de cause. L’acte incriminé fut annulé. Le tribunal condamna par ailleurs l’administration à lui payer, au titre des frais et dépens de la procédure et honoraires d’avocat, la somme totale de 6 154 200 livres turques [environ 67 euros (EUR)].

6.  Le 21 juillet 1998, le requérant saisit le bureau d’exécution et de recouvrement des dettes.

7.  Par un arrêt du 28 mai 1999, le Conseil d’Etat confirma le jugement de première instance.

8.  A ce jour, l’administration n’a pas payé au requérant les frais et dépens de la procédure et honoraires d’avocat fixés par les tribunaux internes.

II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

9.  En vertu de l’article 82 de la loi no 2004 du 9 juin 1932 sur les voies d’exécution et la faillite (İcra ve İflas Kanunu) et de l’article 19 de la loi no 1530 du 3 avril 1930 sur les communes (Belediyeler Kanunu), les biens appartenant à l’Etat et aux communes, ainsi que les biens destinés à l’usage public ne peuvent faire l’objet d’une saisie (voir, entre autres, Gaganuş et autres c. Turquie, no 39335/98, § 18, 5 juin 2001).

EN DROIT

I.  SUR LA RECEVABILITÉ

10.  Invoquant les articles 6 et 14 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1, le requérant se plaint du non-paiement par l’administration des frais et dépens de la procédure et honoraires d’avocat fixés par les tribunaux internes.

11.  Le Gouvernement invite la Cour à rejeter la requête en vertu de l’article 35 § 1 de la Convention pour inobservation du délai de six mois. Selon lui, ce délai a commencé à courir dès le 28 mai 1999, date de l’arrêt du Conseil d’Etat.

12.  La Cour note que la situation dont se plaint le requérant a débuté dès le jugement définitif et exécutoire du tribunal administratif et s’est prolongée même après l’introduction de la requête et continue à ce jour. Il y a ainsi lieu de rejeter cette exception.

13.  Selon le Gouvernement le requérant n’a pas épuisé, comme l’exige l’article 35 § 1 de la Convention, l’ensemble des voies de recours prévues en droit interne. Il soutient que l’intéressé aurait dû préalablement saisir la juridiction administrative pour se plaindre de l’inexécution d’une décision de justice devenue définitive.

14.  La Cour estime qu’il n’est pas opportun de demander à un individu, qui a obtenu une créance contre l’Etat à l’issue d’une procédure judiciaire, de devoir par la suite engager une nouvelle procédure judiciaire afin d’obtenir satisfaction (voir, mutatis mutandis, Karahalios c. Grèce (déc.), no 62503/00, 26 septembre 2002). Dès lors, il y a lieu d’écarter cette exception.

15.  La Cour estime, à la lumière des critères qui se dégagent de sa jurisprudence (voir, notamment, Hornsby c. Grèce, arrêt du 19 mars 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997‑II, et Tunç c. Turquie, no 54040/00, 24 mai 2005) et compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, que la requête doit faire l’objet d’un examen au fond. Elle constate en outre que celle-ci ne se heurte à aucun motif d’irrecevabilité.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION ET DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

16.  La Cour a traité à maintes reprises d’affaires soulevant des questions semblables à celle du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 (voir, par exemple, Bourdov c. Russie, no 59498/00, CEDH 2002‑III, Romachov c. Ukraine, no 67534/01, 27 juillet 2004, et Kuzu c. Turquie, no 13062/03, 17 janvier 2006).

17.  La Cour a examiné la présente affaire et considère que le Gouvernement n’a fourni aucun fait ni argument convaincant pouvant mener à une conclusion différente. Elle constate que l’administration n’a pas payé au requérant les frais et dépens de la procédure et honoraires d’avocat fixés par les tribunaux internes. Autrement dit, une décision de justice définitive et exécutoire en faveur du requérant reste inexécutée depuis plus de sept ans. Cette omission amène la Cour à considérer qu’en s’abstenant pendant ce laps de temps de prendre les mesures nécessaires pour se conformer à la décision judiciaire définitive rendue en l’espèce, les autorités turques ont partiellement privé les dispositions de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 de leur effet utile.

18.  Par conséquent, il y a eu violation de ces dispositions.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION

19.  Invoquant l’article 14 de la Convention, le requérant estime avoir subi une discrimination en raison du pouvoir discrétionnaire de l’administration dans le paiement de ses dettes.

20.  Eu égard à la conclusion formulée ci-dessus sur le terrain des articles 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole no 1, la Cour n’estime pas nécessaire d’examiner la question séparément sous l’angle de l’article 14 de la Convention.

IV.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

21.  Aux termes de larticle 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

22.  Le requérant affirme devoir être dédommagé pour un préjudice matériel et moral qu’il évalue à 5 000 EUR.

23.  Le Gouvernement conteste ces prétentions.

24.  La Cour adopte son propre calcul eu égard à sa jurisprudence en la matière et évalue le préjudice matériel et moral actuel, compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’espèce, à 500 EUR et l’accorde au requérant pour dommage matériel et moral.

B.  Frais et dépens

25.  Le requérant n’a pas présenté de demande relative aux frais et dépens. La Cour estime donc qu’il n’y a pas lieu d’allouer de somme à cet effet.

C.  Intérêts moratoires

26.  La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Déclare la requête recevable ;

 

2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 ;

 

3.  Dit

a)  que lEtat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 500 EUR (cinq cents euros) pour dommage matériel et moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

 

4.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 janvier 2007 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

            S. Dollé                                                                   J.-P. Costa
              Greffière                                                                        Président