QUATRIÈME SECTION

 

 

 

 

 

 

AFFAIRE KUTBETTİN BARAN c. TURQUIE

 

(Requête no 46777/99)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

 

STRASBOURG

 

23 janvier 2007

 

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Kutbettin Baran c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

          Sir     Nicolas Bratza, président,
          MM.  G. Bonello,
                   R. Türmen,
                   K. Traja,
                   S. Pavlovschi,
                   L. Garlicki,
                   J. Šikuta, juges,
et de M. T.L. Early, greffier,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 janvier 2007,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 46777/99) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Kutbettin Baran (« le requérant »), a saisi la Cour le 14 décembre 1998 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant est représenté par Me G. Tuncer, avocate à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n’a pas désigné d’agent aux fins de la présente procédure.

3.  Dans sa requête, le requérant dénonçait en particulier une méconnaissance de son droit à un procès équitable, à plus d’un égard, en violation de l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention. Il tirait également grief des articles 3, 5 et 14.

4.  La requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.

5.  Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la quatrième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

6.  Par une décision partielle du 10 mai 2005, la chambre a ajourné l’examen des doléances tirées de l’iniquité de la procédure et a déclaré la requête irrecevable pour le surplus.

Se prévalant des dispositions de l’article 29 § 3 de la Convention, elle a également décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l’affaire.

7.  Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur la recevabilité et le fond. Les parties ont chacune soumis des commentaires écrits sur les observations de l’autre.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

8.  Le requérant est né en 1973 et réside à Diyarbakır.

9.  Le 12 mars 1996, soupçonné d’appartenance au PKK, il fut placé en garde à vue par les policiers de la section antiterroriste de la direction de sûreté d’Istanbul. Interrogé sous la torture pendant deux jours, il passa aux aveux et admit être l’auteur de l’attaque au cocktail Molotov commise le 25 mai 1995 contre un magasin à Istanbul, avec la complicité de Z. Bağcı et T. Bağcı.

10.  Le 21 mars 1996, à la fin de sa garde à vue, le requérant, en même temps que dix‑sept codétenus, fut envoyé devant l’Institut médico-légal d’Istanbul pour examen. D’après le rapport médical délivré en conséquence, certains codétenus présentaient des traces de violence sur leurs corps, mais pas le requérant.

11.  Le même jour, le requérant fut entendu d’abord au parquet d’Istanbul puis par le procureur de la République près la 2ème chambre de la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul (« le procureur » – « la cour de sûreté de l’Etat »). Il contesta les accusations portées à son encontre ainsi que ses déclarations faites à la police, au motif qu’elles lui avaient été extorquées sous la torture.  Le procureur ordonna sa libération provisoire.

12.  Le 5 avril 1996, le requérant fut inculpé pour appartenance au PKK et attaque à l’explosif dans un lieu public, actes incriminés respectivement par les articles 168 et 264 du code pénal (« CP »). Par conséquent, un mandat d’amener fut délivré à son encontre.

13.  A l’audience du 2 mai 1997, après avoir entendu le requérant, les juges du fond décidèrent son élargissement.

14.  Le 12 mai 1997, le requérant s’adressa aux médecins de l’association des droits de l’homme à Istanbul, lesquels le mirent sous traitement psychothérapeutique et pharmaco thérapeutique. Le requérant subit également un traitement psychiatrique à l’hôpital universitaire de Çapa.

15.  Le 10 juillet 1997, en l’absence du requérant et de son avocate, le procureur et les représentants des autres coaccusés présentèrent leurs observations finales, après quoi la cour de sûreté de l’Etat se prononça. Elle condamna le requérant à une peine d’emprisonnement de douze ans et six mois, en application de l’article 168 § 2 du CP ; en vertu de l’article 264 du CP, elle infligea de plus une peine aggravée de cinq ans et six mois d’emprisonnement ainsi qu’une amende de 1 000 000 livres turques (TRL), pour délit collectif d’attaque à l’explosif.

Pour asseoir la condamnation, les juges du fond admirent la valeur probante des aveux faits à la police, dans la mesure où ils étaient corroborés par d’autres éléments réunis. Ils tinrent ainsi pour établi que l’attaque en question avait été commise par le requérant et ses deux complices, Z. et T. Bağcı, dont le procès était encore pendant devant la 1ère chambre de la cour de sûreté de l’Etat.

16.  Le 29 juillet 1997, Me Tuncer, représentante du requérant, pria la cour de sûreté de l’Etat de revenir sur son jugement. Elle plaida qu’en violation de la législation interne et de l’article 6 de la Convention, la condamnation de son client avait été prononcée sans qu’il puisse présenter son ultime défense.

17.  Le 21 juillet 1997, la cour de sûreté de l’Etat rejeta cette demande. Sur ce, Me Tuncer suivit ses confrères qui s’étaient pourvus en cassation, sollicitant la tenue d’une audience.

18.  Après avoir entendu les avocats des accusés, la Cour de cassation confirma le jugement attaqué dans le chef du requérant. L’arrêt de cassation fut mis au net le 18 juin 1998 et prononcé le 24 juin 1998, en l’absence de Me Tuncer qui avait plaidé à l’audience.

19.  Le 19 février 1999, les médecins de l’association des droits de l’homme transmirent au requérant un rapport médical, corroborant ses allégations de mauvais traitements.

20.  Le 8 février 2000, le procès de Z. et T. Bağcı aboutit. T. Bağcı se vit acquitter. Z. Bağcı fut d’abord condamné pour assistance au PKK et pour complicité dans l’attaque susmentionnée au cocktail Molotov. Cependant, le 17 avril 2001, il fut sursis à l’exécution de ces peines.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

21.  Pour la législation en vigueur à l’époque des faits, concernant les cours de sûreté de l’Etat, voir Incal c. Turquie (arrêt du 9 juin 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV, pp. 1557-1561, §§ 26-31), Özel c. Turquie (no 42739/98, §§ 20-21, 7 novembre 2002) et Gençel c. Turquie (no 53431/99, §§ 11-12, 23 octobre 2003).

Il convient de rappeler que par la loi no 5190 du 16 juin 2004, publiée au Journal officiel le 30 juin 2004, les cours de sûreté de l’Etat furent définitivement abrogées.

EN DROIT

I.  SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

22.  Le requérant allègue une violation, à plusieurs égards, de l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention qui, en ses parties pertinentes, se lit ainsi :

« 1.  Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, (...) par un tribunal indépendant et impartial (...).

(...)

3.  Tout accusé a droit notamment à :

a)  être informé, dans le plus court délai, dans une langue qu’il comprend et d’une manière détaillée, de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui ;

b)  disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;

c)  se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix (...) »

A.  Thèses des parties

23.  Le requérant avance que la cour de sûreté de l’Etat d’ Istanbul qui l’a ju et condamné manquait d’impartialité et d’indépendance du fait du magistrat militaire qui siégeait en son sein.

Il soutient en outre que son droit à un procès équitable n’a pas été respecté, dans la mesure où sa condamnation était non seulement fondée sur des aveux extorqués sous la torture et en l’absence de son avocat, mais aussi prononcée sans qu’il puisse dûment présenter sa défense ni usé de son droit à la dernière parole.

Le requérant fait encore remarquer qu’il s’est vu infliger une peine d’emprisonnement aggravée, car reconnu coupable d’un délit collectif commis avec la complicité de T. et Z. Balcı. Il déplore cette conclusion, eu égard au fait qu’à l’issue de leur propre procès, T. Balcı a bénéficié d’un acquittement et Z. Balcı, d’un sursis.

24.  Le Gouvernement rétorque que l’allégation tirée de l’absence d’un avocat pendant les interrogatoires n’a jamais été soulevée devant les instances nationales. S’agissant de la prétendue méconnaissance des droits de la défense lors de la dernière audience, le Gouvernement fait remarquer qu’à l’issue de l’audience précédente, les juges avaient clairement annoncé la date des prochains débats : comme tout avocat avisé, Me Tuncer pouvait donc, et se devait, d’y participer.

En ce qui concerne le procès de T. et Z. Balcı, le Gouvernement estime que le requérant verse dans une extrapolation erronée : l’acquittement du premier résultait d’une absence de preuve solides à sa charge et le sursis accordé au second, du fait qu’il avait été condamné à une peine moins lourde, en sa qualité de complice du requérant, à savoir l’auteur principal de l’acte incriminé.

25.  Du reste, le Gouvernement soutient qu’à l’époque pertinente, les modalités de désignation et de nomination des juges siégeant dans les cours de sûreté de l’Etat, ainsi que les garanties dont ils jouissent dans l’exercice de leurs fonctions judiciaires, répondaient parfaitement aux critères découlant de la jurisprudence de la Cour en la matière. Soumis au contrôle judiciaire de la Cour de cassation, la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul ne pouvait du reste inspirer au requérant un quelconque doute quant à son indépendance et impartialité.

B.  Appréciation de la Cour

1.  Sur la recevabilité

26.  En l’espèce, à la lumière des critères qui se dégagent de sa jurisprudence pertinente et contrairement à ce que soutient le Gouvernement, la Cour estime que la requête ne saurait passer pour manifestement mal fondée. Ne se heurtant d’ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité inscrit à l’article 35 de la Convention, elle doit donc être déclarée faire l’objet d’un examen au fond.

2.  Sur le fond

27.  La Cour rappelle avoir déjà jugé, dans des affaires similaires dirigées contre la Turquie, qu’un tribunal dont le manque d’indépendance et d’impartialité a été établi ne peut, en toute hypothèse, garantir un procès équitable aux personnes soumises à sa juridiction. Aussi a-t-elle énoncé de maintes fois que, si une violation de l’article 6 § 1 était constatée sur ce point précis, il n’y aurait plus lieu d’examiner séparément les autres griefs tirés du droit à un procès équitable (Çıraklar c. Turquie, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil 1998‑VII, p. 3074, §§ 44-45).

Il convient donc de se pencher d’abord sur cette question prépondérante.

a.  L’indépendance et l’impartialité de la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul

28.  A cet égard, force est d’observer que le Gouvernement n’a fourni aucun fait, ni argument convaincant, pouvant mener à une conclusion différente de celles qui, dans des affaires soulevant des questions identiques, ont entraîné un constat de la violation de l’article 6 § 1 (voir Özel, précité, §§ 33-34, et Özdemir c. Turquie, no 59659/00, §§ 35‑36, 6 février 2003).

29.  En effet, la Cour considère que, dans le présent cas également, il est compréhensible que le requérant qui répondait d’infractions graves ait redouté de comparaître devant un collège où siégeait un officier de carrière appartenant à la magistrature militaire. De ce fait, il pouvait légitimement craindre que la cour de sûreté de l’État d’Istanbul se laissât indûment guider par des considérations étrangères à la nature de sa cause.

Partant, on peut considérer qu’étaient objectivement justifiés les doutes nourris par le requérant quant à l’indépendance et à l’impartialité de cette juridiction (Incal, précité, p. 1573, § 72 in fine).

30.  La Cour conclut donc à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention, de ce chef.

b.  Les autres griefs tirés de l’iniquité du procès

31.  Au vu de sa conclusion précédente et pour les raisons invoquées ci‑devant (paragraphe 27 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner le restant des griefs, portant sur l’iniquité du procès litigieux au regard de l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention.

II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

32.  Aux termes de larticle 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage moral

33.  Le requérant allègue avoir subi un préjudice moral, qu’il évalue à 20 000 euros (EUR).

34.  Pour le Gouvernement, cette demande est excessive.

35.  La Cour estime que, dans les circonstances de la présente affaire, le constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante (Çıraklar, précité, § 49). Encore faut-il rappeler que lorsqu’un particulier, comme en l’espèce, a été condamné par un tribunal qui ne remplissait pas les conditions d’indépendance et d’impartialité exigées par la Convention, un nouveau procès ou une réouverture de la procédure, à la demande de l’intéressé, représente en principe un moyen approprié de redresser la violation constatée (voir Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, § 210 in fine, CEDH 2005‑...).

B.  Frais et dépens

36.  Le requérant réclame au titre des frais et dépens 3 000 EUR.

37.  Le Gouvernement estime cette demande non justifiée.

38.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. La Cour constate que le requérant a formulé sa demande dans ses observations écrites à la requête, sans produire de justificatifs à l’appui de sa demande de remboursement des frais encourus devant la Cour (c.f. Adamiak c. Pologne, no 20758/03, § 49, 28 novembre 2006).

39.  Dès lors, la Cour considère qu’il n’y a pas lieu de lui allouer une somme, à ce titre.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l’UNANIMITÉ,

1.  Déclare le restant de la requête recevable ;

 

2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention, du fait du manque d’indépendance et d’impartialité de la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul ;

 

3.  Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le restant des griefs tirés de l’article 6 de la Convention ;

 

4.  Dit que le présent arrêt constitue par lui-même une satisfaction équitable suffisante pour le préjudice moral ;

 

5.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 janvier 2007 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

    T.L. Early                                                                     Nicolas Bratza
         Greffier                                                                                Président