DEUXIÈME SECTION

 

 

 

 

 

 

AFFAIRE OKUYUCU ET BİLMEN c. TURQUIE

 

(Requête no 65887/01)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

 

STRASBOURG

 

16 janvier 2007

 

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Okuyucu et Bilmen c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

          MM.  J.-P. Costa, président,
                   A.B. Baka,
                   I. Cabral Barreto,
                   R. Türmen,
                   M. Ugrekhelidze,
          Mmes  A. Mularoni,
                   D. Jočienė, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 décembre 2006,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 65887/01) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet Etat, M. Mehmet Şirin Okuyucu et Mme Fatma Bilmen (« les requérants »), ont saisi la Cour le 3 novembre 2000 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Les requérants sont représentés par Me M.N. Terzi, avocat à Izmir. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n’a pas désigné d’agent aux fins de la présente procédure.

3.  Invoquant l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention, les requérants alléguaient la violation de leur droit à un procès équitable.

4.  Le 3 février 2006, se prévalant des dispositions de l’article 29 § 3 de la Convention, la Cour a également décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l’affaire.

5.  Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur la recevabilité et le fond.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6.  Les requérants, M. Okuyucu, né en 1969, et Mme Bilmen, en 1973, résident à Izmir.

7.  Arrêtés respectivement les 15 et 16 janvier 1995, dans le cadre d’une opération menée contre une organisation illégale, à savoir le PKK (la Parti des travailleurs du Kurdistan), les requérants furent maintenus en garde à vue jusqu’au 23 janvier suivant, date de leur audition par le procureur de la République près la cour de sûreté de l’État d’Izmir (« la CSEI »).

8.  Le même jour, un juge assesseur de la CSEI ordonna la mise en détention provisoire des requérants, qui jusqu’alors n’avaient pas bénéficié de l’assistance d’un avocat.

9.  Le 13 février 1995, les requérants furent déférés devant la CSEI, pour l’assistance à une bande armée, au sens de l’article 169 du code pénal.

10.  Mme Bilgin et M. Okuyucu furent admis au bénéfice de la libération provisoire les 8 novembre 1995 et 24 janvier 1996 respectivement.

11.  Par un arrêt du 19 mars 1997, les juges du fond, dont l’un relevant de la magistrature militaire, condamnèrent chacun des requérants à une peine d’emprisonnement de trois ans et neuf mois. Le 29 juin 1998, ce jugement fut infirmé pour vice de procédure, et le dossier retourné à la juridiction inférieure.

12.  Le 2 décembre 1998, après s’être corrigée, la CSEI réitéra son jugement précédent.

13.  A l’instar de avocats des autres coaccusés, le conseil des requérants, Me K.B., se pourvut en cassation, demandant la tenue d’une audience. Cette demande fut accueillie et une audience fut fixée au 17 avril 2000. Les avocats des appelants se virent dûment notifier cette date, mais non l’avis du procureur général sur la recevabilité de leur pourvoi.

14.  La Cour de cassation tint l’audience à la date prévue. Me K.B. ne s’y présenta pas. A l’issue de l’audience, avant de délibérer, la haute juridiction avisa les participants que l’arrêt allait être mis au net et prononcé publiquement le 26 avril 2000.

Me K.B. ne participa pas non plus au prononcé de cet arrêt, qui finalement confirmait le jugement attaqué.

15.  Tel qu’il ressort des registres officiels et de l’attestation du président de la CSEI, l’arrêt de cassation, accompagné du dossier, fut retourné au greffe de la juridiction inférieure le 1er juin 2000. Aussi les requérants en obtinrent-ils copie le 1er novembre 2000.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

16.  Pour la législation en vigueur à l’époque des faits, concernant les cours de sûreté de l’État, voir les arrêts Incal c. Turquie (arrêt du 9 juin 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV, pp. 1557-1561, §§ 26-31), Gençel c. Turquie (no 53431/99, §§ 11-12, 23 octobre 2003) et Özel c. Turquie (no 42739/98, §§ 20-21, 7 novembre 2002).

Il convient de rappeler que par la loi no 5190 du 16 juin 2004, publiée au Journal officiel le 30 juin 2004, les cours de sûreté de l’État furent définitivement abrogées.

17.  En ce qui concerne la règlementation et la pratique afférentes à la notification aux intéressés des arrêts de cassation rendus au pénal, voir les décisions Okul c. Turquie (no 54358/99, 4 septembre 2003) et Özdemir c. Turquie (no 60688/00, 8 novembre 2005).

EN DROIT

I.  SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

18.  Les requérants allèguent une violation, à plusieurs égards, de l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention qui, en ses parties pertinentes, se lit ainsi :

« 1.  Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, (...) par un tribunal indépendant et impartial (...).

(...)

3.  Tout accusé a droit notamment à :

(...)

b)  disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;

c)  se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix (...) »

19.  Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A.  Sur la recevabilité

20.  Le Gouvernement excipe de la tardiveté de la requête et se réfère à la décision précitée Özdemir. Il avance qu’en l’espèce, le délai de six mois a commencé à courir à partir du prononcé public de l’arrêt de la Cour de cassation en date du 26 avril 2000 et pris fin le 26 octobre suivant. D’après le Gouvernement, l’avocat des requérants, qui n’a participé ni à l’audience de cassation ni au prononcé de l’arrêt rendu en conséquence, ne saurait légitimement prétendre n’avoir pas eu la possibilité d’obtenir copie dudit arrêt avant le 1er novembre 2000.

21.  Les requérants rétorquent que, dans les circonstances de la présente affaire et conformément à la jurisprudence pertinente de la Cour, le dies a quo du délai de six mois est le 1er juin 2000, date du retour du dossier de leur affaire au greffe de la CSEI.

22.  La Cour a déjà maintes fois énoncé que, dans les circonstances telles que celle sous examen, il est admis qu’en principe, le délai de six mois est à compter de la date à partir de laquelle les intéressés peuvent réellement prendre connaissance du contenu de la décision interne définitive les concernant. En l’espèce, la date à retenir est donc le 1er juin 2000, à partir de laquelle les requérants pouvaient avoir effectivement accès à l’arrêt de cassation prononcé le 26 avril précédent, auprès greffe de la CSEI (voir, parmi beaucoup d’autres, Okul, précitée).

Il s’ensuit que la présente requête, introduite le 3 novembre 2000, ne pose aucun problème sous l’angle de l’article 35 § 1 de la Convention, quelles que soient les négligences que l’avocat des requérants aurait pu commettre dans la poursuite de leur cause devant la Cour de cassation (paragraphe 20 ci-dessus – c.f. Özdemir, précitée).

23.  Partant, la Cour rejette l’exception du Gouvernement et déclare la requête recevable, celle-ci ne se heurtant à aucun autre motif d’irrecevabilité inscrit à l’article 35 de la Convention.

B.  Sur l’observation de l’article 6 de la Convention

1.  Arguments des parties

24.  Les requérants se plaignent de ce que la CSEI ne pouvait passer pour un tribunal indépendant et impartial, au sens de l’article 6 § 1, à cause de la présence d’un juge militaire dans sa formation.

25.  En outre, ils soutiennent que leur condamnation fondée sur des dépositions obtenues en l’absence d’un avocat et la non-notification de l’avis du procureur général près la Cour de cassation ont respectivement emporté violation des aliénas c) et b) de l’article 6 § 3.

26.  Le Gouvernement rétorque qu’avant l’abolition des cours de sûreté de l’État (paragraphe 16 ci-dessus), les modalités de désignation et de nomination des juges qui y siégeaient offraient des garanties constitutionnelles répondant parfaitement aux critères découlant de la jurisprudence de la Cour en la matière. Aussi la CSEI ne pouvait-elle inspirer aux requérants un quelconque doute quant à son indépendance et impartialité.

27.  Au regard de l’article 6 § 3 b), le Gouvernement rappelle que depuis la promulgation du nouveau code pénale le 1er juin 2005, l’avis des procureurs généraux sont notifiés aux appelants. Au demeurant, il estime que les requérants, qui ont dûment bénéficié de l’assistance d’un avocat tout au long de la procédure subséquente aux investigations préliminaires, ne sauraient tirer argument de l’article 6 § 3 c), seul du fait de son absence lors des interrogatoires.

2.  Appréciation de la Cour

28.  La Cour a déjà jugé, dans des affaires similaires dirigées contre la Turquie, qu’un tribunal dont le manque d’indépendance et d’impartialité a été établi ne peut, en toute hypothèse, garantir un procès équitable aux personnes soumises à sa juridiction. Aussi a-t-elle énoncé de maintes fois que, si une violation de l’article 6 § 1 était constatée sur ce point précis, il n’y aurait plus lieu d’examiner séparément les autres griefs tirés du droit à un procès équitable (voir, parmi beaucoup d’autres, Çıraklar c. Turquie, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil 1998‑VII, p. 3074, §§ 44-45).

Il convient donc de se pencher d’abord sur cette première question prépondérante.

29.  S’agissant du grief tiré du manque d’indépendance et d’impartialité de la CSEI, force est d’observer que le Gouvernement n’a fourni aucun fait, ni argument convaincant, pouvant mener à une conclusion différente de celles qui, dans des affaires soulevant des questions identiques, ont entraîné un constat de la violation de l’article 6 § 1 (voir, par exemple, Özel, précité, §§ 33‑34).

30.  Or dans le présent cas également il est compréhensible que les requérants qui répondaient d’infractions aussi graves ait redouté de comparaître devant un collège où siégeait un officier de carrière appartenant à la magistrature militaire. De ce fait, ils pouvaient légitimement craindre que la CSEI se laissât indûment guider par des considérations étrangères à la nature de leur cause.

Partant, on peut considérer qu’étaient objectivement justifiés les doutes nourris par les requérants quant à l’indépendance et à l’impartialité de cette juridiction (Incal, précité, p. 1573, § 72 in fine).

31.  La Cour conclut donc à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention, de ce chef, et s’estime par conséquent dispensée d’examiner le restant des griefs, tiré de l’iniquité du procès litigieux (paragraphe 25 ci‑dessus).

II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

32.  Aux termes de larticle 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage moral

33.  Les requérants allèguent avoir subi un préjudice moral, qu’ils évaluent chacun à 9 000 euros (EUR).

34.  Pour le Gouvernement, ces demandes sont excessives.

35.  La Cour estime que, dans les circonstances de la présente affaire, le constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante (Çıraklar, précité, § 49). Encore faut-il rappeler que lorsqu’un particulier, comme en l’espèce, a été condamné par un tribunal qui ne remplissait pas les conditions d’indépendance et d’impartialité exigées par la Convention, un nouveau procès ou une réouverture de la procédure, à la demande de l’intéressé, représente en principe un moyen approprié de redresser la violation constatée (Öcalan c. Turquie ([GC], no. 46221/99, § 210 in fine, ECHR 2005‑...).

B.  Frais et dépens

36.  Les requérants réclament, au titre des frais et dépens, 4 000 EUR, mais ne produit aucun document à l’appui.

37.  Le Gouvernement estime cette demande non justifiée.

38.  En égard aux éléments en sa possession et aux montants alloués à ce titre dans les affaires similaires, la Cour estime raisonnable d’accorder au requérant la somme de 1 000 EUR, compte tenu notamment de la procédure qui s’est déroulée devant elle.

C.  Intérêts moratoires

39.  La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l’UNANIMITÉ,

1.  Déclare la requête recevable ;

 

2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention, du fait du manque d’indépendance et d’impartialité de la cour de sûreté de l’État d’Izmir ;

 

3.  Dit qu’il n’y a pas lieu de se prononcer sur les autres doléances tirées de l’article 6 § 3 de la Convention ;

 

4.  Dit que le présent arrêt constitue par lui-même une satisfaction équitable suffisante pour le préjudice moral ;

 

 

5.  Dit

a)  que lEtat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 1 000 EUR (mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû au titre des taxes exigibles au moment du versement, cette somme étant à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

 

6.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 janvier 2007 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

 

            S. Dollé                                                                   J.-P. Costa
              Greffière                                                                        Président