QUATRIÈME SECTION

 

 

 

 

 

 

AFFAIRE RODOPLU c. TURQUIE

 

(Requête no 41665/02)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

 

STRASBOURG

 

23 janvier 2007

 

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Rodoplu c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

          Sir     Nicolas Bratza, président,
          MM.  J. Casadevall,
                   G. Bonello,
                   R. Türmen,
                   K. Traja,
                   S. Pavlovschi,
                   L. Garlicki, juges,
et de M. T.L. Early, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 janvier 2007,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 41665/02) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Mehmet Emin Rodoplu (« le requérant »), a saisi la Cour le 12 octobre 2002 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant est représenté par Me L. Ezberci, avocat à Bursa. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n’a pas désigné d’agent aux fins de la procédure devant la Cour.

3.  Le 22 septembre 2005, le président de la quatrième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Conformément à l’article 29 § 3 de la Convention, il a été décidé que la Cour se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

EN FAIT

LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4.  Le requérant est né en 1933 et réside à Bursa.

5.  Les 24 et 28 avril 1994, le requérant subit deux interventions chirurgicales oculaires au centre hospitalier universitaire d’Uludağ. Au terme de ces opérations, il perdit l’usage de l’œil droit.

6.  Le 9 juin 1994, il fut informé par ses médecins du caractère irréversible de ses lésions à l’œil.

7.  Le 22 juin 1994, le requérant déposa plainte auprès du procureur de la République de Bursa contre l’équipe médicale ayant pratiqué les interventions chirurgicales, pour manquement aux devoirs de prudence et de négligence.

8.  Estimant que le grief ne relevait pas de sa compétence, le procureur transmit l’affaire à la commission juridique et administrative du rectorat de l’université d’Uludağ.

9.  Le 10 janvier 1995, la commission estima qu’aucun manquement à leurs obligations professionnelles ne pouvait être imputé aux médecins en charge des interventions chirurgicales litigieuses ; les faits invoqués ne pouvaient ainsi donner lieu à des poursuites.

10.  Le 10 septembre 1995, le requérant adressa une demande d’indemnisation de son préjudice au rectorat de l’université d’Uludağ.

11.  Le 18 septembre 1995, le rectorat rejeta cette demande. Pour ce faire, il précisa qu’il n’était pas habilité à se prononcer sur une éventuelle indemnisation en l’absence d’une décision judiciaire ordonnant cette dernière.

12.  Le 13 octobre 1995, le requérant saisit le tribunal administratif de Bursa d’une action en indemnisation de son préjudice contre l’Université.

13.  Le 26 février 1997, se fondant sur les dispositions de l’article 13 de la loi no 2577 relative à la procédure administrative, le tribunal déclara la demande du requérant irrecevable pour prescription. Il considéra en effet que l’intéressé aurait dû agir dans le délai d’un an à compter du 9 juin 1994, date à laquelle il fut informé du caractère définitif de sa cécité.

14.  Le 7 décembre 2000, le Conseil d’Etat confirma l’arrêt de première instance.

15.  Le 17 juin 2002, le recours en rectification introduit par le requérant fut rejeté par le Conseil d’Etat.

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

16.  Le requérant allègue que la durée de la procédure a méconnu le principe du « délai raisonnable ». Il se plaint en outre du refus d’indemnisation prononcée à son encontre par les juridictions administratives. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

17.  Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A.  Sur la recevabilité

18.  Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. A cet égard, il souligne qu’en vertu de l’article 13 de la loi relative à la procédure administrative, le requérant aurait dû saisir les juridictions administratives dans le délai d’un an à compter de l’acte contesté, ce qu’il a omis de faire en l’occurrence.

19.  Le Gouvernement excipe également de l’inapplicabilité de l’article 6 de la Convention au cas d’espèce, le litige soumis aux juridictions administratives ne portant pas sur des droits et obligations de caractère civil.

20.  Le requérant s’oppose à l’argumentation du Gouvernement.

21.  Quant à l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour rappelle qu’un droit de caractère civil est en cause dès lors que l’action a un objet « patrimonial » et se fonde sur une atteinte alléguée à des droits eux aussi patrimoniaux, nonobstant l’origine du différend et la compétence des juridictions administratives (Procola c. Luxembourg, arrêt du 28 septembre 1995, série A no 326, § 38). En l’occurrence, la saisine des juridictions administratives par le requérant tendait à obtenir une indemnité pour faute alléguée de l’administration hospitalière de nature à engager sa responsabilité. Pareille action avait donc un objet patrimonial et se fondait sur une atteinte alléguée à des droits eux aussi patrimoniaux.

22.  Partant, l’article 6 § 1 de la Convention trouve à s’appliquer.

23.  Quant au grief du requérant tiré du refus des juridictions administratives de faire droit à sa demande d’indemnisation, la Cour relève que cette demande a été rejetée pour forclusion sans examen au fond de l’affaire (paragraphes 13-15 ci-dessus). A cet égard, elle rappelle que c’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne et que son rôle se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets d’une pareille interprétation. Cela est particulièrement vrai s’agissant de l’interprétation par les tribunaux des règles procédurales telles que celles fixant les délais à respecter pour le dépôt des documents ou l’introduction des recours (Tejedor García c. Espagne, arrêt du 16 décembre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VIII, p. 2796, § 31). La Cour observe également que la règlementation relative aux formalités et délais à observer pour former un recours vise à assurer la bonne administration de la justice et le respect, en particulier, de la sécurité juridique. Toutefois, la règlementation en question, ou l’application qui en est faite, ne devrait pas empêcher le justiciable de se prévaloir d’une voie de recours disponible (Aepi S.A. c. Grèce, no 48679/99, § 23, 11 avril 2002). Elle rappelle enfin que le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès constitue un aspect, n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises notamment en ce qui concerne les conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de part sa nature même une règlementation par l’Etat, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation (García Manibardo c. Espagne, no 38695/97, § 36, CEDH 2000‑II).

24.  En l’occurrence, la Cour ne relève aucune circonstance qui ait entravé la possibilité pour le requérant de se conformer aux règles procédurales de droit interne. En tout état de cause, il aurait pu agir dans les délais prescrits pour ce faire. Partant, la Cour estime que l’irrecevabilité prononcée par les juridictions nationales n’a pas porté atteinte à la substance même de son droit d’accès à un tribunal. Elle considère ainsi que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

25.  La Cour constate que le restant de la requête n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention Elle relève en outre qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. En conséquence, elle déclare recevable le grief tiré de la durée de la procédure.

B.  Sur le fond

26.  La Cour observe que les parties s’accordent à fixer le point de départ de la période à considérer au jour de la saisine du tribunal administratif de Bursa, à savoir le 13 octobre 1995. De même, il n’est pas controversé que la procédure s’est achevée le 17 juin 2002, date à laquelle le Conseil d’Etat a rejeté le recours en rectification introduit par le requérant.

27.  A cet égard, la Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle une procédure en rectification d’erreur matérielle ne rentre pas dans le champ d’application de l’article 6 de la Convention, dans la mesure où ladite procédure ne vise ni à trancher une contestation sur un droit de caractère civil, ni à statuer sur le bien fondé d’une accusation en matière pénale (Wiot c. France, no 43722/98, § 22, 7 janvier 2003 et Mehmet Özel et autres c. Turquie, no 50913/99, § 34, 26 avril 2005). Toutefois, la Cour relève qu’en l’espèce, le recours en rectification introduit par le requérant ne visait pas à obtenir la rectification d’une erreur matérielle mais visait à obtenir un constat d’erreur de droit portant sur l’interprétation des règles de forclusion. En conséquence, la Cour considère qu’il y a lieu en l’espèce de prendre en considération la phase relative à la rectification.

28.  Par conséquent, à l’instar des parties, la Cour observe que la procédure, débutée le 13 octobre 1995 et terminée le 17 juin 2002, a duré environ six ans et huit mois pour trois degrés de juridiction.

29.  A cet égard, la Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes (voir, parmi d’autres, Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 67, CEDH 1999‑II).

30.  La Cour a traité à maintes reprises d’affaires soulevant des questions semblables à celle du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 6 § 1 de la Convention (voir, parmi d’autres, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, §§ 43-46, CEDH 2000‑VII).

31.  En l’espèce, la Cour note la lenteur excessive de l’examen du pourvoi par le Conseil d’Etat : il a fallu environ trois ans à ce dernier pour statuer sur la forclusion. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que la cause du requérant n’a pas été entendue dans un délai raisonnable.

32.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

33.  Aux termes de larticle 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

34.  Le requérant réclame 50 000 000 000 anciennes livres turques (TRL) [environ 34 039 euros (EUR)] au titre du préjudice matériel et 300 000 nouvelles livres turques (YTL) [environ 204 234 EUR] au titre du préjudice moral qu’il aurait subi.

35.  Le Gouvernement conteste ces prétentions.

36.  La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué, et rejette cette demande. En revanche, statuant en équité, elle estime qu’il y a lieu d’octroyer 900 EUR au requérant pour dommage moral.

B.  Frais et dépens

37.  Le requérant demande 2 017 YTL [environ 1 099 EUR] pour les frais et dépens encourus devant les juridictions internes et devant la Cour. Il détaille les frais engagés lors de la procédure interne, lesquels s’élevèrent à 17 000 000 TRL [environ 9 EUR] et ceux engagés devant la Cour, lesquels s’élevèrent à 2 000 YTL [environ 1 090 EUR].

38.  Le Gouvernement conteste ces prétentions.

39.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable d’accorder au requérant la somme réclamée au titre de la procédure devant la Cour.

C.  Intérêts moratoires

40.  La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Déclare la requête recevable quant au grief tiré de la durée de la procédure et irrecevable pour le surplus ;

 

2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

 

3.  Dit

a)  que lEtat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 900 EUR (neuf cents euros) pour dommage moral et 1 090 EUR (mille quatre-vingt-dix euros) au titre des frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

 

4.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 janvier 2007 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

          T.L. Early                                                              Nicolas Bratza
               Greffier                                                                         Président