DEUXIÈME
SECTION
AFFAIRE TAÞ ET AUTRES c. TURQUIE
(Requête no 46085/99)
ARRÊT
STRASBOURG
2 août 2005
DÉFINITIF
Cet
arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44
§ 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Taþ et autres c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme
(deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. J.-P. Costa,
président,
A.B.
Baka,
R.
Türmen,
K.
Jungwiert,
M.
Ugrekhelidze,
Mmes A. Mularoni,
E.
Fura-Sandström, juges,
et de M. S.
Naismith, greffier
adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil
le 28 juin 2005,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette
date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se
trouve une requête (no 46085/99) dirigée contre la République de
Turquie et dont neuf ressortissants de cet Etat, Mmes Hatice Taþ, Gazal Taþ, Adle Taþ, Üveyþ Taþ, Haným Taþ, Aliye
Polat, Zeynep Bozkurt et MM. Halil Kendirci et Mehmet Sait Kendirci (« les
requérants »), avaient saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme
(« la Commission ») le 22 juillet
1997 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des
Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants sont
représentés par Me Yusuf Karataþ, avocat à Þanlýurfa. Dans la
présente affaire, le Gouvernement turc ("le Gouvernement") n’a pas
désigné d’agent aux fins de la procédure devant la Cour.
3. Invoquant les articles 6 de la
Convention et 1er du Protocole no 1, les requérants se
plaignaient notamment du retard pris par l’Etat dans le paiement des indemnités
complémentaires d’expropriation, assorties d’intérêts moratoires insuffisants
par rapport au taux d’inflation très élevé en Turquie.
4. La requête a été
transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur
du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no
11).
5. La
requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article
52 § 1 du règlement de la Cour). Au sein de
celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la
Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.
6. Le 4 mars 2003, la Cour
(troisième section) a décidé de porter la requête à la connaissance du Gouvernement
en tant qu’elle porte sur l’article 1er du Protocole no 1.
Se prévalant de l’article 29 § 3 de la Convention, elle a également décidé que
seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l’affaire.
7. Le
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
8. En 1990 et 1993, l’administration procéda
à des expropriations visant cinq lots de terrain appartenant aux requérants et
sis à Þanlýurfa. Les indemnités fixées par l’administration furent versées
aux requérants aux dates de transfert des propriétés.
9. En
désaccord avec les montants payés par l’administration, les requérants introduisirent auprès des tribunaux de
grande instance compétents des actions séparées en augmentation des indemnités
d’expropriation pour chacun des lots.
10. Les tribunaux donnèrent
gain de cause aux requérants et condamnèrent l’administration à leur verser des
indemnités d’expropriation complémentaires, assorties d’intérêts moratoires
simples au taux de 30 % l’an à compter de la date du transfert de chaque
bien. Ces jugements furent confirmés par la Cour de cassation et devinrent
définitifs.
11. Les 10 juin et 16 octobre
1997, l’administration versa aux requérants les compléments d’indemnité en
question.
12. Les détails figurent dans
le tableau suivant :
NOMS
DES REQUERANTS |
MONTANT DE L’INDEMNITÉ
COMPLÉMENTAIRE (en anciennes livres turques « TRL ») |
DATE DE DÉPART
DU CALCUL DES INTÉRÊTS MORATOIRES |
DATE DE L’ARRÊT
DE LA COUR DE CASSATION |
DATE DU
PAIEMENT |
MONTANT DU
PAIEMENT (TRL) |
Lot
de terrain no 121 / village de Tekaðaç Hatice Taþ Gazal Taþ Adle Taþ Üveyþ Taþ Haným Taþ Aliye Polat |
620 000 000 |
05.11.1994 |
04.12.1995 |
16.10.1997 |
1 193 895 000 |
NOMS
DES REQUERANTS |
MONTANT DE L’INDEMNITÉ
COMPLÉMENTAIRE (en anciennes livres turques « TRL ») |
DATE DE DÉPART
DU CALCUL DES INTÉRÊTS MORATOIRES |
DATE DE L’ARRÊT
DE LA COUR DE CASSATION |
DATE DU
PAIEMENT |
MONTANT DU
PAIEMENT (TRL) |
Lot
de terrain no 15 / village de Tekaðaç Hatice Taþ Gazal Taþ Adle Taþ Üveyþ Taþ Haným Taþ Aliye Polat |
100 696 215 |
05.11.1994 |
04.12.1995 |
16.10.1997 |
197 307 000 |
Lot
de terrain no 223 / village de Geçittepe Zeynep Bozkurt Halil Kendirci Mehmet Sait Kendirci |
10 595 246 620 |
04.03.1996 |
27.12.1996 |
10.06.1997 |
14 124 383 541 |
Lot
de terrain no 137 / village de Geçittepe Zeynep Bozkurt |
4 005 330 000 |
04.03.1996 |
27.12.1996 |
10.06.1997 |
5 301 914 761 |
Lot
de terrain no 120 / village de Geçittepe Zeynep Bozkurt |
3 064 921 950 |
07.03.1996 |
23.12.1996 |
10.06.1997 |
4 042 685 520 |
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE
INTERNES PERTINENTS
13. Pour le droit et la
pratique internes pertinents en matière d’expropriation, voir Akkuþ
c. Turquie, arrêt
du 9 juillet 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-IV,
pp. 1305-1306, §§ 13-16, et Aka c. Turquie, arrêt du 23 septembre 1998, Recueil 1998‑VI, pp.
2674‑2676, §§ 17-25.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
14. Les requérants se
plaignent d’une dépréciation des indemnités complémentaires versées avec retard
par l’administration expropriante, en raison de l’insuffisance des intérêts
moratoires par rapport au taux d’inflation très élevé en Turquie. Ils invoquent
à cet égard l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit
au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause
d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes
généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas
atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils
jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt
général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des
amendes. »
A. Sur la recevabilité
15. Le Gouvernement soutient
que les requérants n’ont pas épuisé, comme l’exige l’article 35 de la
Convention, les voies de recours internes faute d’avoir correctement exercé le
recours mis à leur disposition par l’article 105 du code des obligations.
16. Les requérants contestent
cette thèse.
17. La Cour rappelle qu’elle
a rejeté une exception semblable dans l’affaire Aka, précitée, pp. 2678‑2679, §§ 34-37. Elle n’aperçoit
aucun motif de se départir de sa précédente conclusion.
18. Partant, la Cour estime,
à la lumière des critères qui se dégagent de sa jurisprudence (voir, notamment,
Akkuþ, précité) et compte tenu de l’ensemble des éléments en sa
possession, que la requête doit faire l’objet d’un examen au fond. Elle
constate en effet que celle-ci ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité.
B. Sur le fond
19. La Cour a traité à
maintes reprises d’affaires soulevant des questions semblables à celles du cas
d’espèce et a constaté la violation de l’article 1 du Protocole no
1 (voir Akkuþ, précité, p. 1310, §§ 30-31, et Aka, précité, p. 2682,
§§ 50-51).
20. En l’espèce elle note
que, dans ses observations, le Gouvernement n’a fourni aucun fait ni argument
pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. Elle constate
que le retard pris dans le paiement de l’indemnité complémentaire accordée par
les juridictions internes n’est imputable qu’à l’administration expropriante,
qui a ainsi fait subir aux propriétaires un préjudice distinct s’ajoutant à l’expropriation
de leurs biens. C’est ce retard, doublé de la durée effective totale de la
procédure en question, qui amène la Cour à considérer que les requérants ont eu
à supporter une charge spéciale et exorbitante qui a rompu le juste équilibre
devant régner entre les exigences de l’intérêt général et la sauvegarde du
droit au respect des biens.
21. Par conséquent, il y a eu
violation de l’article 1 du Protocole no 1.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE
41 DE LA CONVENTION
22. Aux termes de l’article
41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la
Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie
contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette
violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction
équitable. »
A. Dommage matériel et moral
23. Les
requérants affirment devoir être dédommagés pour un préjudice matériel qu’ils
évaluent à 163 000 euros (EUR) au total. Ils réclament en outre une
compensation morale dont ils laissent l’appréciation à la sagesse de la Cour.
24. Le Gouvernement prie la
Cour de considérer que, si elle estimait devoir allouer une satisfaction, celle-ci
devrait être équitable et ne devrait, en aucun cas, constituer une source d’enrichissement
sans cause.
25. Considérant le mode de
calcul adopté dans Akkuþ, précité,
p. 1311, §§ 35-36 et 39, et à la lumière des données économiques
pertinentes, la Cour accorde les sommes suivantes au titre de dommage matériel.
Pour les lots de terrain nos 121 et
15, une somme totale de 7 610 EUR, à Mmes Hatice Taþ, Gazal Taþ, Adle Taþ, Üveyþ Taþ, Haným Taþ et Aliye
Polat, conjointement ;
Pour les lots de terrain nos 120 et
137, une somme totale de 5 145 EUR à Mme Zeynep Bozkurt ;
Pour le lot de terrain no 223, une
somme totale de 6 670 EUR à MM. Halil Kendirci, Mehmet Sait Kendirci et Mme Zeynep Bozkurt, conjointement.
26. Quant
au préjudice moral, la Cour estime que, dans les circonstances de l’espèce, le
constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante.
B. Frais et dépens
27. Les requérants demandent 50
000 EUR pour les frais et dépens encourus devant les organes de Strasbourg,
sans présenter de justificatif.
28. Le Gouvernement estime
cette demande non justifiée.
29. Compte tenu des
éléments en sa possession et de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime
raisonnable d’accorder aux requérants, conjointement, à ce titre la somme de 1 000 EUR, tous frais confondus.
C. Intérêts moratoires
30. La Cour juge approprié de
baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de
prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de
pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare
la requête recevable ;
2. Dit
qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 ;
3. Dit que le présent arrêt constitue par lui-même une
satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral ;
4. Dit
a) que l’Etat
défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où
l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la
Convention, les sommes suivantes plus tout montant pouvant être dû au titre de
taxes, droits de timbres et charges fiscales exigibles au moment du versement,
à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du
règlement :
i. pour dommage matériel,
- 7 610 EUR (sept mille six cent dix euros) à Mmes Hatice Taþ, Gazal Taþ, Adle Taþ, Üveyþ Taþ, Haným Taþ et Aliye Polat, conjointement ;
- 5 145 EUR (cinq mille cent quarante-cinq euros) à Mme Zeynep Bozkurt, et
- 6 670 EUR (six
mille six cent soixante-dix euros) à MM. Halil Kendirci, Mehmet Sait Kendirci
et Mme Zeynep Bozkurt, conjointement
;
ii. 1 000 EUR (mille euros) pour frais et dépens aux requérants, conjointement;
b) qu’à compter de l’expiration dudit
délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple
à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de
pourcentage ;
5. Rejette
la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit
le 2 août 2005 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Naismith J.-P.
Costa
Greffier adjoint Président