DEUXIÈME
SECTION
AFFAIRE VELİ TOSUN c. TURQUIE
(Requête no 62312/00)
ARRÊT
STRASBOURG
16 janvier
2007
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44
§ 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Veli Tosun c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme
(deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. J.-P. Costa, président,
A.B.
Baka,
R.
Türmen,
M.
Ugrekhelidze,
Mmes E. Fura-Sandström,
D.
Jočienė,
M. D. Popović, juges,
et de Mme S.
Dollé, greffière
de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12
décembre 2006,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette
date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se
trouve une requête (no 62312/00) dirigée contre la République de
Turquie et
2. Le requérant est
représenté par Me M.S. Tanrıkulu, avocat à Diyarbakır. Le
gouvernement turc (« le Gouvernement ») n’a pas désigné d’agent aux
fins de la procédure devant la Cour.
3. Par une décision du 6
septembre 2005, la Cour a déclaré la requête recevable.
4. Tant le requérant que le
Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire
(article 59 § 1 du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en
1973 et est actuellement détenu à la maison d’arrêt de Diyarbakır.
A. L’arrestation et la garde à vue du
requérant
6. Le 22 juillet 1999, le
requérant fut arrêté par des policiers de la direction de la sûreté d’Istanbul,
section de lutte contre le terrorisme.
7. Le procès-verbal d’arrestation
établi le même jour mentionna que le requérant était en possession d’une fausse
pièce d’identité. Il lui était reproché d’appartenir à une organisation
illégale, à savoir le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Il fut
également établi que les policiers avaient été obligés d’employer la force pour
procéder à son arrestation alors qu’il tentait de s’enfuir.
8. Lors de sa garde à vue
dans les locaux de la direction de la sûreté d’Istanbul, le requérant fut
interrogé sur son appartenance au PKK. Il passa aux aveux.
9. Le 23 juillet 1999, le
requérant fut transféré à Diyarbakır et soumis à un examen médical. Le
rapport provisoire, établi à 16 h 55, faisait état d’une ecchymose de 15 x 5 cm
sur l’humérus gauche.
10. Le même jour, à la
demande de la direction de la sûreté de Diyarbakır, le requérant fut
examiné par un médecin de l’hôpital civil qui, dans son rapport dressé à 21
heures, mentionna une ecchymose couvrant entièrement le biceps gauche. Aucune
trace de violence ne fut constatée.
11. Le 30 juillet 1999, un médecin du centre médical de Diyarbakır examina le requérant et ne constata aucune trace de coups ou violence sur son corps.
12. Le même jour, le
requérant fut entendu par le procureur de la République près la cour de sûreté
de l’Etat de Diyarbakır. Il déclara être passé aux aveux sous la
contrainte et reconnut être membre du PKK.
13. Toujours le même jour, le
requérant fut traduit devant le juge assesseur près la cour de sûreté de l’Etat.
Il réitéra sa déposition faite devant le procureur et déclara avoir subi des
mauvais traitements dans les locaux de la direction de sûreté. Le juge
assesseur or
14. A la même date, à 19 h 30,
un médecin examina le requérant et mentionna dans son rapport que l’intéressé
présentait sur le bras gauche des ecchymoses de 15 x 6 cm.
B. La plainte du requérant et la
procédure au sujet des allégations de mauvais traitements
15. Le 27 juillet 1999, deux
avocats du barreau de Diyarbakır rendirent visite au requérant dans les
locaux de la direction de la sûreté de Diyarbakır. L’intéressé leur
déclara qu’il souffrait de douleurs dues aux mauvais traitements qu’il avait
subis dans les locaux des directions de la sûreté d’Istanbul et de
Diyarbakır.
16. Le 2 août 1999, un
troisième avocat du même barreau rendit visite au requérant à la maison d’arrêt
de Diyarbakır. Ce dernier lui affirma avoir subi des mauvais traitements
dans les locaux des directions de la sûreté ainsi qu’à la maison d’arrêt où il
était incarcéré.
17. Le 3 août 1999, les deux
représentants du requérant portèrent plainte auprès du parquet de
Diyarbakır, indiquant que leur client avait subi des mauvais traitements
de la part des policiers responsables de sa garde à vue allant du 22 au 30
juillet, ainsi que de la part des gendarmes lors de son entrée à la maison d’arrêt
de Diyarbakır.
18. Le 4 août 1999, à la
demande du parquet et de la direction de la maison d’arrêt, le requérant fut
examiné par un médecin de l’institut médico-légal de Diyarbakır, lequel
mentionna plusieurs ecchymoses de couleur vert clair sur le bras gauche, l’une
de 5 x 3 cm sur le haut du biceps, les autres de 2 x 1 cm et de 1 x 1 cm sur l’intérieur
du biceps.
19. Le 26 août 1999, le procureur
interrogea deux témoins oculaires détenus à la même maison d’arrêt, qui
déclarèrent que les gendarmes avaient battu le requérant à coups de poing et de
pied.
20. Le même jour, le
requérant fut entendu par le procureur et déclara :
« (...) les policiers m’ont appréhendé à
Istanbul, six jours avant mon transfert à Diyarbakır. Ils m’ont transporté
dans un minibus à travers les champs pendant quelques jours, ils m’ont fait
creuser une fosse, m’ont mis dedans, ont tiré aux alentours, (...) puis ils m’ont
mis dans un hangar et empêché de dormir, ils m’ont torturé, infligé des
pendaisons, des électrochocs aux pieds, ils m’ont torturé de même à la
direction de la sûreté de Diyarbakır. Lors de l’examen médical, j’étais
menotté, les agents de police se trouvaient dans la pièce ; je n’ai pas pu
expliquer au médecin les douleurs que je ressentais, et il ne m’a pas examiné
minutieusement. Le jour où l’on m’a conduit à la maison d’arrêt, les six
gendarmes qui m’ont accueilli à l’entrée m’ont battu pendant une heure
(...) »
21. Le 1er
septembre 1999, le procureur rendit une décision d’incompétence quant aux
allégations de mauvais traitements du requérant et transmit le dossier au
comité administratif de Diyarbakır pour que celui-ci menât une enquête
préliminaire en vertu de la loi sur les poursuites des fonctionnaires.
22. Le 18 novembre 1999, le
préfet adjoint de police de Diyarbakır, désigné comme inspecteur chargé d’enquêter
sur les allégations de mauvais traitements, déposa son rapport. Il conclut à l’insuffisance
de preuve à charge, étant
23. Le 4 janvier 2000, le
préfet classa l’affaire sans suite. Cette décision fut notifiée au requérant le
28 juin 2000.
24. Le 24 septembre 2000, le
requérant saisit le tribunal administratif régional de Diyarbakır d’une
demande en annulation de la décision de classement.
25. Le 14 décembre 2000, le
tribunal annula l’acte administratif attaqué et transmit le dossier au
procureur.
26. Le 22 mars 2001, le
procureur se déclara à nouveau incompétent et renvoya le dossier au tribunal
administratif au motif que seul le comité administratif de Diyarbakır
pouvait or
27. Le 15 mai 2001, le
tribunal administratif décida de transmettre le dossier à la préfecture de
Diyarbakır, estimant que le comité administratif devait trancher la
question de la nécessité de l’ouverture d’une poursuite pénale en vertu de la
loi sur la poursuite des fonctionnaires.
28. Le 20 juin 2003, le
Conseil d’Etat annula la décision de classement de la plainte du comité
administratif.
29. Le 16 janvier 2004, le
tribunal de grande instance de Diyarbakır se déclara incompétent au profit
de la cour d’assises de Diyarbakır.
30. Par un jugement du 13
décembre 2004, sur les sept gendarmes inculpés, la cour d’assises en acquitta deux
au motif qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves tangibles pour les
condamner. Pour les autres, à l’heure actuelle, l’affaire est toujours pendante.
31. Le 16 décembre 2004, le
requérant forma un pourvoi en cassation.
32. Par une lettre du 7
novembre 2006, le représentant du requérant a fait savoir à la Cour que l’action
pénale demeurait toujours pendante en droit interne.
C. La procédure engagée à l’encontre du
requérant
33. Le 2 août 1999, le
procureur intenta une action pénale à l’encontre du requérant en vertu de l’article
125 du code pénal réprimant l’appartenance à une organisation illégale et armée
tendant à la destruction de l’intégrité territoriale du pays.
34. Devant la cour de sûreté
de l’Etat, lors de chaque audience, la question de la détention provisoire du
requérant fut examinée d’office. A chaque fois, la cour or
35. A ce jour, la procédure
pénale engagée à l’encontre du requérant est toujours pendante devant la cour d’assises
de Diyarbakır.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE
INTERNES PERTINENTS
36. Le droit et la pratique internes pertinents
en vigueur à l’époque des faits sont décrits dans les arrêts Batı
et autres c. Turquie
(nos 33097/96 et 57834/00, 3 juin 2004) et Ayşe
Tepe c. Turquie (no 29422/95, 22 juillet 2003).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
3 DE LA CONVENTION
37. Le requérant allègue une violation de l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à
des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Sur l’épuisement des voies de recours
internes
38. Le Gouvernement soulève
une exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes.
39. La Cour rappelle que,
dans sa décision sur la recevabilité du 6 septembre 2005, elle a décidé de
joindre cette exception au fond, considérant que la procédure engagée contre
les policiers était pendante devant les juridictions internes.
40. La Cour confirme cette
approche étant
B. Sur les allégations de mauvais
traitements subis par le requérant
41. Le requérant se plaint d’avoir
été battu et d’avoir subi des mauvais traitements lors de sa garde à vue et de
son entrée à la maison d’arrêt de Diyarbakır.
42. Selon le Gouvernement,
étant
43. La Cour rappelle sa
jurisprudence constante, selon laquelle elle demeure libre d’apprécier les
faits elle-même, à la lumière de tous les éléments qu’elle possède (voir, mutatis mutandis, Selmouni c. France [GC], no 25803/94,
§ 86, CEDH 1999‑V). Lorsqu’une personne est blessée au cours d’une garde
à vue, alors qu’elle se trouvait entièrement sous le contrôle de fonctionnaires
de police, toute blessure survenue pendant cette période
44. La Cour observe qu’en l’espèce,
les certificats médicaux dressés par les médecins établissent que le requérant
présentait des séquelles importantes à la fin de sa garde à vue, et nul ne
conteste devant elle que celles-ci ne remontaient pas à une période antérieure.
45. Le Gouvernement n’a
46. Vu l’ensemble des
éléments soumis à son appréciation et l’absence d’explication de la part du
Gouvernement, la Cour estime que l’Etat défendeur porte la responsabilité des
blessures constatées sur le corps du requérant.
47. Partant, le requérant a
subi un traitement inhumain et dégradant, en violation de l’article 3 de la
Convention.
C. Sur le caractère adéquat ou non des
investigations menées
48. Dans ses observations sur
le fond, le requérant allègue que les autorités compétentes n’ont pas procédé à
une enquête effective sur les traitements qu’il avait dénoncés, ce que le
Gouvernement conteste.
49. La Cour observe d’emblée
que l’essence du grief du requérant concerne l’absence d’une enquête
approfondie au sujet de ses allégations de mauvais traitements
50. La
Cour estime qu’en l’espèce, il convient d’examiner le grief du requérant sous l’angle
de l’article 13 de la Convention, étant entendu que, maîtresse de la
qualification juridique des faits de la cause, elle ne se considère pas comme
liée par celle que leur attribuent les requérants ou les gouvernements (voir, mutatis mutandis, Guerra et autres c. Italie,
arrêt du 19 février 1998, Recueil
1998-I, p. 223, §§ 44‑45 ; en ce qui concerne l’article 13,
voir également Aksoy c. Turquie, arrêt du 18 décembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996‑VI,
§ 98, et Assenov
c. Bulgarie, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII, § 107 ;
quant à un examen d’office de l’article 13, voir notamment Büyükdağ c. Turquie, no
28340/95, § 60, 21 décembre 2000, et Batı et autres, précité).
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
13 DE LA CONVENTION
51. Le requérant allègue que
les autorités n’ont pas réagi d’une façon effective à ses allégations de
mauvais traitements. Il invoque l’article 13 de la Convention ainsi
libellé :
« Toute personne
52. La Cour tient à rappeler
que l’article 13 garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant
de s’y prévaloir des droits et libertés de la Convention, tels qu’ils peuvent s’y
trouver consacrés. La portée de l’obligation découlant de l’article 13 varie en
fonction de la nature du grief qu’un requérant fonde sur la Convention.
53. La notion de
« recours effectif », lorsqu’un individu formule une allégation
défendable de sévices graves subis alors qu’il se trouve dans les mains d’agents
de l’Etat, requiert, outre le versement d’une indemnité là où il convient et
sans préjudice de tout autre recours disponible en droit interne, une enquête
approfondie et effective.
54. Cette enquête ne doit pas
être entravée de manière injustifiée par les actes ou omissions des autorités
de l’Etat défendeur et doit pouvoir mener à l’identification et à la punition
des responsables. S’il n’en allait pas ainsi, nonobstant son importance
fondamentale, l’interdiction légale générale de la torture et des peines ou
traitements inhumains ou dégradants serait inefficace en pratique, et il serait
possible dans certains cas à des agents de l’Etat de fouler aux pieds, en
jouissant d’une quasi-impunité, les droits de ceux soumis à leur contrôle (Labita c. Italie [GC], no
26772/95, § 131, CEDH 2000‑IV).
55. Les autorités doivent
avoir pris les mesures raisonnables
56. En particulier, une
réponse rapide des autorités, lorsqu’il s’agit d’enquêter sur des allégations
de mauvais traitement est considérée par la Cour comme essentielle pour
préserver la confiance du public dans le principe de la légalité et pour éviter
toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux
(voir, par exemple, Indelicado c. Italie,
no 31143/96, § 37, 18 janvier 2002, et Özgür Kılıç c. Turquie
(déc.), no 42591/98, 24 septembre 2002).
57. Sur la base des preuves
produites devant elle, la Cour a jugé l’Etat défendeur responsable au regard de
l’article 3 de mauvais traitements subis par le requérant (paragraphe 47
ci-dessus). Les griefs énoncés par l’intéressé sont dès lors
« défendables » aux fins de l’article 13. Les autorités avaient
58. La Cour observe qu’une
enquête a bien eu lieu à la suite de la plainte déposée par le requérant et qu’une
procédure pénale a été ouverte. Toutefois, elle remarque que l’enquête dans son
ensemble a été très longue ; la procédure pénale diligentée contre les
policiers mis en accusation demeure d’ailleurs toujours pendante devant la Cour
de cassation. Il est regrettable pour la Cour que les juridictions nationales n’aient
pas veillé à ce que les agents de l’Etat, inculpés de torture ou de mauvais
traitements, soient jugés rapidement et que le risque du bénéfice de la prescription
n’ait pas été ainsi écarté.
59. En conséquence, compte
tenu du retard très important dans la conduite de la procédure devant les
instances nationales, la Cour estime que les autorités turques ne peuvent pas
passer pour avoir agi avec une promptitude suffisante et une diligence
raisonnable.
60. Dès lors, l’absence de promptitude et de diligence nécessaires qui a pour conséquence d’accorder une quasi-impunité aux auteurs présumés des actes de violence rendent le recours pénal inefficace.
A la lumière de ce qui précède, il convient
également de considérer que le requérant a satisfait à l’exigence d’épuiser les
recours pertinents en la matière (paragraphes 41 et 43 ci-dessus, et Batı et autres, précité).
61. Il y a
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
5 § 3 DE LA CONVENTION
62. Le requérant se plaint de
ne pas avoir été jugé dans un délai raisonnable ou libéré pendant la procédure,
au sens de la première phrase de l’article 5 § 3 de la
Convention, ainsi libellée dans sa partie pertinente :
« Toute personne arrêtée ou détenue, dans
les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article (...) a
le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la
procédure. La mise en liberté peut être subor
63. Le Gouvernement conteste
la thèse du requérant et soutient que, conformément au droit interne, compte
tenu de la nature, du nombre et de la gravité des infractions, les motifs de
maintien en détention étaient pertinents et suffisants.
64. Le requérant combat la
thèse du Gouvernement et réitère ses allégations.
65. La Cour relève que la
détention du requérant a débuté le 30 juillet 1999 et dure depuis plus de sept
ans et quatre mois.
66. Elle souligne ensuite qu’il
incombe en premier lieu aux autorités judiciaires nationales de veiller à ce
que, dans un cas
A cette fin, il leur faut examiner toutes les
circonstances de nature à révéler ou écarter l’existence d’une véritable
exigence d’intérêt public justifiant, eu égard à la présomption d’innocence,
une exception à la règle du respect de la liberté individuelle et en rendre
compte dans leurs décisions rejetant les demandes d’élargissement. C’est
essentiellement sur la base des motifs figurant dans lesdites décisions, ainsi
que des faits non controversés indiqués par l’intéressé dans ses recours, que
la Cour doit déterminer s’il y a eu ou non violation de l’article 5 § 3 de la
Convention (voir Assenov et autres c. Bulgarie,
arrêt du 28 octobre 1998, Recueil 1998‑VIII,
§ 154).
67. A cet égard, la
persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir
commis une infraction est une condition sine
qua non de la régularité du maintien en détention, mais au bout d’un
certain temps elle ne suffit plus ; la Cour doit alors établir si les
autres motifs adoptés par les autorités judiciaires continuent à légitimer la
privation de liberté. Quand ceux-ci se révèlent « pertinents » et
« suffisants », elle recherche de surcroît si les autorités
nationales ont porté une « diligence particulière à la poursuite de la
procédure (voir, entre autres, Mansur c. Turquie,
arrêt du 8 juin 1995, série A no 319‑B, § 52).
68. En l’espèce, il ressort
des éléments du dossier que la cour de sûreté de l’Etat ainsi que la cour d’assises
qui a repris le dossier ont prononcé de manière régulière, au terme de chaque
audience, le maintien en détention du requérant, en se fondant sur des formules
presque toujours identiques, pour ne pas dire stéréotypées, telles « la
nature des crimes reprochés » et « l’état des preuves ».
69. Or, aux yeux de la Cour,
si « l’état des preuves » peut se comprendre comme indiquant l’existence
et la persistance d’indices graves de culpabilité et si, en général, ces
circonstances peuvent constituer des facteurs pertinents, en l’espèce, elles ne
sauraient justifier, à elles seules, le maintien en détention du requérant
pendant une si longue période (Demirel c. Turquie, no 39324/98, 28
janvier 2003, Acunbay c. Turquie, nos 61442/00 et 61445/00, 31 mai 2005, et Baltacı c. Turquie, no 495/02, 18 juillet 2006).
70. En conséquence, la durée
de la détention provisoire du requérant a dépassé le délai raisonnable.
Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 3
de la Convention.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE
41 DE LA CONVENTION
71. Aux termes de l’article
41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de
ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne
permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour
accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
72. Le requérant réclame
50 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi.
73. Le Gouvernement conteste
ces prétentions, les estimant excessives.
74. La Cour admet que le
requérant a subi un préjudice moral certain du fait d’avoir subi un traitement
inhumain et dégradant, de ne pas avoir bénéficié d’un recours effectif et de la
longueur de sa détention provisoire, en violation des articles 3, 13 et 5 § 3
de la Convention, que ne compense pas suffisamment le constat de violation
(voir, notamment, Kudła
c. Pologne [GC], no 30210/96, § 165, CEDH 2000‑XI,
et Acunbay,
précité, § 54). Statuant en équité, elle considère qu’il y a lieu de d’octroyer
au requérant 15 000 EUR pour dommage moral.
B. Frais et dépens
75. Le requérant demande
7 316 EUR pour les frais et dépens encourus devant les juridictions
internes et la Cour. Il soumet à cette fin un décompte horaire.
76. Le Gouvernement juge ces
prétentions excessives.
77. Selon la jurisprudence de
la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens
que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le
caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des éléments en
sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la
somme de 2 000 EUR et l’accorde au requérant.
C. Intérêts moratoires
78. La Cour juge approprié de
baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de
prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de
pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Rejette les exceptions soulevées par le
Gouvernement ;
2. Dit
qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;
3. Dit
qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention ;
4. Dit
qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3
de la Convention ;
5. Dit
a) que l’Etat
défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt
sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention,
15 000 EUR (quinze mille euros) pour dommage moral, ainsi que 2 000
EUR (deux mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû
à titre d’impôt sur lesdites sommes, à convertir en nouvelles livres turques au
taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit
délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple
à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de
pourcentage ;
6. Rejette
la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en
français, puis communiqué par écrit le 16 janvier 2007 en application de l’article
77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Dollé J.-P.
Costa
Greffière Président