DEUXIÈME SECTION

 

 

 

 

 

 

AFFAIRE VELİ TOSUN c. TURQUIE

 

(Requête no 62312/00)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

 

STRASBOURG

 

16 janvier 2007

 

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Veli Tosun c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

          MM.  J.-P. Costa, président,
                   A.B. Baka,
                   R. Türmen,
                   M. Ugrekhelidze,
          Mmes  E. Fura-Sandström,
                   D. Jočienė,
          M.     D. Popović, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 décembre 2006,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 62312/00) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Veli Tosun (« le requérant »), a saisi la Cour le 19 septembre 2000 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant est représenté par Me M.S. Tanrıkulu, avocat à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n’a pas désigné d’agent aux fins de la procédure devant la Cour.

3.  Par une décision du 6 septembre 2005, la Cour a déclaré la requête recevable.

4.  Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5.  Le requérant est né en 1973 et est actuellement détenu à la maison d’arrêt de Diyarbakır.

A.  L’arrestation et la garde à vue du requérant

6.  Le 22 juillet 1999, le requérant fut arrêté par des policiers de la direction de la sûreté d’Istanbul, section de lutte contre le terrorisme.

7.  Le procès-verbal d’arrestation établi le même jour mentionna que le requérant était en possession d’une fausse pièce d’identité. Il lui était reproché d’appartenir à une organisation illégale, à savoir le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Il fut également établi que les policiers avaient été obligés d’employer la force pour procéder à son arrestation alors qu’il tentait de s’enfuir.

8.  Lors de sa garde à vue dans les locaux de la direction de la sûreté d’Istanbul, le requérant fut interrogé sur son appartenance au PKK. Il passa aux aveux.

9.  Le 23 juillet 1999, le requérant fut transféré à Diyarbakır et soumis à un examen médical. Le rapport provisoire, établi à 16 h 55, faisait état d’une ecchymose de 15 x 5 cm sur l’humérus gauche.

10.  Le même jour, à la demande de la direction de la sûreté de Diyarbakır, le requérant fut examiné par un médecin de l’hôpital civil qui, dans son rapport dressé à 21 heures, mentionna une ecchymose couvrant entièrement le biceps gauche. Aucune trace de violence ne fut constatée.

11.  Le 30 juillet 1999, un médecin du centre médical de Diyarbakır examina le requérant et ne constata aucune trace de coups ou violence sur son corps.

12.  Le même jour, le requérant fut entendu par le procureur de la République près la cour de sûreté de l’Etat de Diyarbakır. Il déclara être passé aux aveux sous la contrainte et reconnut être membre du PKK.

13.  Toujours le même jour, le requérant fut traduit devant le juge assesseur près la cour de sûreté de l’Etat. Il réitéra sa déposition faite devant le procureur et déclara avoir subi des mauvais traitements dans les locaux de la direction de sûreté. Le juge assesseur ordonna sa détention provisoire.

14.  A la même date, à 19 h 30, un médecin examina le requérant et mentionna dans son rapport que l’intéressé présentait sur le bras gauche des ecchymoses de 15 x 6 cm.

B.  La plainte du requérant et la procédure au sujet des allégations de mauvais traitements

15.  Le 27 juillet 1999, deux avocats du barreau de Diyarbakır rendirent visite au requérant dans les locaux de la direction de la sûreté de Diyarbakır. L’intéressé leur déclara qu’il souffrait de douleurs dues aux mauvais traitements qu’il avait subis dans les locaux des directions de la sûreté d’Istanbul et de Diyarbakır.

16.  Le 2 août 1999, un troisième avocat du même barreau rendit visite au requérant à la maison d’arrêt de Diyarbakır. Ce dernier lui affirma avoir subi des mauvais traitements dans les locaux des directions de la sûreté ainsi qu’à la maison d’arrêt où il était incarcéré.

17.  Le 3 août 1999, les deux représentants du requérant portèrent plainte auprès du parquet de Diyarbakır, indiquant que leur client avait subi des mauvais traitements de la part des policiers responsables de sa garde à vue allant du 22 au 30 juillet, ainsi que de la part des gendarmes lors de son entrée à la maison d’arrêt de Diyarbakır.

18.  Le 4 août 1999, à la demande du parquet et de la direction de la maison d’arrêt, le requérant fut examiné par un médecin de l’institut médico-légal de Diyarbakır, lequel mentionna plusieurs ecchymoses de couleur vert clair sur le bras gauche, l’une de 5 x 3 cm sur le haut du biceps, les autres de 2 x 1 cm et de 1 x 1 cm sur l’intérieur du biceps.

19.  Le 26 août 1999, le procureur interrogea deux témoins oculaires détenus à la même maison d’arrêt, qui déclarèrent que les gendarmes avaient battu le requérant à coups de poing et de pied.

20.  Le même jour, le requérant fut entendu par le procureur et déclara :

« (...) les policiers m’ont appréhendé à Istanbul, six jours avant mon transfert à Diyarbakır. Ils m’ont transporté dans un minibus à travers les champs pendant quelques jours, ils m’ont fait creuser une fosse, m’ont mis dedans, ont tiré aux alentours, (...) puis ils m’ont mis dans un hangar et empêché de dormir, ils m’ont torturé, infligé des pendaisons, des électrochocs aux pieds, ils m’ont torturé de même à la direction de la sûreté de Diyarbakır. Lors de l’examen médical, j’étais menotté, les agents de police se trouvaient dans la pièce ; je n’ai pas pu expliquer au médecin les douleurs que je ressentais, et il ne m’a pas examiné minutieusement. Le jour où l’on m’a conduit à la maison d’arrêt, les six gendarmes qui m’ont accueilli à l’entrée m’ont battu pendant une heure (...) »

21.  Le 1er septembre 1999, le procureur rendit une décision d’incompétence quant aux allégations de mauvais traitements du requérant et transmit le dossier au comité administratif de Diyarbakır pour que celui-ci menât une enquête préliminaire en vertu de la loi sur les poursuites des fonctionnaires.

22.  Le 18 novembre 1999, le préfet adjoint de police de Diyarbakır, désigné comme inspecteur chargé d’enquêter sur les allégations de mauvais traitements, déposa son rapport. Il conclut à l’insuffisance de preuve à charge, étant donné que l’intéressé présentait des blessures avant son transfert à la direction de la sûreté de Diyarbakır.

23.  Le 4 janvier 2000, le préfet classa l’affaire sans suite. Cette décision fut notifiée au requérant le 28 juin 2000.

24.  Le 24 septembre 2000, le requérant saisit le tribunal administratif régional de Diyarbakır d’une demande en annulation de la décision de classement.

25.  Le 14 décembre 2000, le tribunal annula l’acte administratif attaqué et transmit le dossier au procureur.

26.  Le 22 mars 2001, le procureur se déclara à nouveau incompétent et renvoya le dossier au tribunal administratif au motif que seul le comité administratif de Diyarbakır pouvait ordonner l’ouverture d’une poursuite pénale à l’encontre des fonctionnaires.

27.  Le 15 mai 2001, le tribunal administratif décida de transmettre le dossier à la préfecture de Diyarbakır, estimant que le comité administratif devait trancher la question de la nécessité de l’ouverture d’une poursuite pénale en vertu de la loi sur la poursuite des fonctionnaires.

28.  Le 20 juin 2003, le Conseil d’Etat annula la décision de classement de la plainte du comité administratif.

29.  Le 16 janvier 2004, le tribunal de grande instance de Diyarbakır se déclara incompétent au profit de la cour d’assises de Diyarbakır.

30.  Par un jugement du 13 décembre 2004, sur les sept gendarmes inculpés, la cour d’assises en acquitta deux au motif qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves tangibles pour les condamner. Pour les autres, à l’heure actuelle, l’affaire est toujours pendante.

31.  Le 16 décembre 2004, le requérant forma un pourvoi en cassation.

32.  Par une lettre du 7 novembre 2006, le représentant du requérant a fait savoir à la Cour que l’action pénale demeurait toujours pendante en droit interne.

C.  La procédure engagée à l’encontre du requérant

33.  Le 2 août 1999, le procureur intenta une action pénale à l’encontre du requérant en vertu de l’article 125 du code pénal réprimant l’appartenance à une organisation illégale et armée tendant à la destruction de l’intégrité territoriale du pays.

34.  Devant la cour de sûreté de l’Etat, lors de chaque audience, la question de la détention provisoire du requérant fut examinée d’office. A chaque fois, la cour ordonna le maintien en détention provisoire de l’intéressé « compte tenu de la nature du crime reproché et de l’état des preuves ».

35.  A ce jour, la procédure pénale engagée à l’encontre du requérant est toujours pendante devant la cour d’assises de Diyarbakır.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

36.  Le droit et la pratique internes pertinents en vigueur à l’époque des faits sont décrits dans les arrêts Batı et autres c. Turquie (nos 33097/96 et 57834/00, 3 juin 2004) et Ayşe Tepe c. Turquie (no 29422/95, 22 juillet 2003).

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

37.  Le requérant allègue une violation de l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A.  Sur l’épuisement des voies de recours internes

38.  Le Gouvernement soulève une exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes.

39.  La Cour rappelle que, dans sa décision sur la recevabilité du 6 septembre 2005, elle a décidé de joindre cette exception au fond, considérant que la procédure engagée contre les policiers était pendante devant les juridictions internes.

40.  La Cour confirme cette approche étant donné que cette exception est étroitement liée à la substance des griefs du requérant (voir, entre plusieurs autres, Batı et autres, précité, et Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, CEDH 2000‑VII ; voir aussi paragraphe 60 ci-dessous).

B.  Sur les allégations de mauvais traitements subis par le requérant

41.  Le requérant se plaint d’avoir été battu et d’avoir subi des mauvais traitements lors de sa garde à vue et de son entrée à la maison d’arrêt de Diyarbakır.

42.  Selon le Gouvernement, étant donné que les faits allégués n’ont pas encore été définitivement jugés, aucune violation de l’article 3 ne saurait être constatée.

43.  La Cour rappelle sa jurisprudence constante, selon laquelle elle demeure libre d’apprécier les faits elle-même, à la lumière de tous les éléments qu’elle possède (voir, mutatis mutandis, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 86, CEDH 1999‑V). Lorsqu’une personne est blessée au cours d’une garde à vue, alors qu’elle se trouvait entièrement sous le contrôle de fonctionnaires de police, toute blessure survenue pendant cette période donne lieu à de fortes présomptions de fait (Salman, précité, § 100). Il appartient donc au Gouvernement de fournir une explication plausible sur les origines de ces blessures et de produire des preuves établissant des faits qui font peser un doute sur les allégations de la victime, notamment si celles-ci sont étayées par des pièces médicales (voir, parmi d’autres, Selmouni, précité, § 87, Berktay c. Turquie, no 22493/93, § 167, 1er mars 2001, et Ayşe Tepe, précité, § 35).

44.  La Cour observe qu’en l’espèce, les certificats médicaux dressés par les médecins établissent que le requérant présentait des séquelles importantes à la fin de sa garde à vue, et nul ne conteste devant elle que celles-ci ne remontaient pas à une période antérieure.

45.  Le Gouvernement n’a donné aucune explication sur la cause des lésions constatées.

46.  Vu l’ensemble des éléments soumis à son appréciation et l’absence d’explication de la part du Gouvernement, la Cour estime que l’Etat défendeur porte la responsabilité des blessures constatées sur le corps du requérant.

47.  Partant, le requérant a subi un traitement inhumain et dégradant, en violation de l’article 3 de la Convention.

C.  Sur le caractère adéquat ou non des investigations menées

48.  Dans ses observations sur le fond, le requérant allègue que les autorités compétentes n’ont pas procédé à une enquête effective sur les traitements qu’il avait dénoncés, ce que le Gouvernement conteste.

49.  La Cour observe d’emblée que l’essence du grief du requérant concerne l’absence d’une enquête approfondie au sujet de ses allégations de mauvais traitements dont la Cour a jugé l’Etat défendeur responsable au regard de l’article 3 (paragraphe 47 ci-dessus). Elle rappelle en outre son arrêt İlhan c. Turquie : la question de savoir s’il est approprié ou nécessaire, dans une affaire donnée, de constater une violation procédurale de l’article 3 dépend des circonstances particulières de l’espèce ([GC], no 22277/93, §§ 92-93, CEDH 2000‑VII).

50.  La Cour estime qu’en l’espèce, il convient d’examiner le grief du requérant sous l’angle de l’article 13 de la Convention, étant entendu que, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, elle ne se considère pas comme liée par celle que leur attribuent les requérants ou les gouvernements (voir, mutatis mutandis, Guerra et autres c. Italie, arrêt du 19 février 1998, Recueil 1998-I, p. 223, §§ 44‑45 ; en ce qui concerne l’article 13, voir également Aksoy c. Turquie, arrêt du 18 décembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996‑VI, § 98, et Assenov c. Bulgarie, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII, § 107 ; quant à un examen d’office de l’article 13, voir notamment Büyükdağ c. Turquie, no 28340/95, § 60, 21 décembre 2000, et Batı et autres, précité).

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

51.  Le requérant allègue que les autorités n’ont pas réagi d’une façon effective à ses allégations de mauvais traitements. Il invoque l’article 13 de la Convention ainsi libellé :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

52.  La Cour tient à rappeler que l’article 13 garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de s’y prévaloir des droits et libertés de la Convention, tels qu’ils peuvent s’y trouver consacrés. La portée de l’obligation découlant de l’article 13 varie en fonction de la nature du grief qu’un requérant fonde sur la Convention.

53.  La notion de « recours effectif », lorsqu’un individu formule une allégation défendable de sévices graves subis alors qu’il se trouve dans les mains d’agents de l’Etat, requiert, outre le versement d’une indemnité là où il convient et sans préjudice de tout autre recours disponible en droit interne, une enquête approfondie et effective.

54.  Cette enquête ne doit pas être entravée de manière injustifiée par les actes ou omissions des autorités de l’Etat défendeur et doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables. S’il n’en allait pas ainsi, nonobstant son importance fondamentale, l’interdiction légale générale de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants serait inefficace en pratique, et il serait possible dans certains cas à des agents de l’Etat de fouler aux pieds, en jouissant d’une quasi-impunité, les droits de ceux soumis à leur contrôle (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 131, CEDH 2000‑IV).

55.  Les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, la déclaration détaillée de la victime présumée au sujet de ces allégations, les dépositions des témoins oculaires, les expertises et, le cas échéant, les certificats médicaux complémentaires propres à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations médicales, notamment de la cause des blessures. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause des blessures ou les responsabilités risque de ne pas répondre à cette norme.

56.  En particulier, une réponse rapide des autorités, lorsqu’il s’agit d’enquêter sur des allégations de mauvais traitement est considérée par la Cour comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le principe de la légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (voir, par exemple, Indelicado c. Italie, no 31143/96, § 37, 18 janvier 2002, et Özgür Kılıç c. Turquie (déc.), no 42591/98, 24 septembre 2002).

57.  Sur la base des preuves produites devant elle, la Cour a jugé l’Etat défendeur responsable au regard de l’article 3 de mauvais traitements subis par le requérant (paragraphe 47 ci-dessus). Les griefs énoncés par l’intéressé sont dès lors « défendables » aux fins de l’article 13. Les autorités avaient donc l’obligation d’ouvrir et de mener une enquête effective répondant aux exigences exposées ci-dessus (voir, entre autres, Sunal c. Turquie, no 43918/98, 25 janvier 2005, et Nazif Yavuz c. Turquie, no 69912/01, 12 janvier 2006).

58.  La Cour observe qu’une enquête a bien eu lieu à la suite de la plainte déposée par le requérant et qu’une procédure pénale a été ouverte. Toutefois, elle remarque que l’enquête dans son ensemble a été très longue ; la procédure pénale diligentée contre les policiers mis en accusation demeure d’ailleurs toujours pendante devant la Cour de cassation. Il est regrettable pour la Cour que les juridictions nationales n’aient pas veillé à ce que les agents de l’Etat, inculpés de torture ou de mauvais traitements, soient jugés rapidement et que le risque du bénéfice de la prescription n’ait pas été ainsi écarté.

59.  En conséquence, compte tenu du retard très important dans la conduite de la procédure devant les instances nationales, la Cour estime que les autorités turques ne peuvent pas passer pour avoir agi avec une promptitude suffisante et une diligence raisonnable.

60.  Dès lors, l’absence de promptitude et de diligence nécessaires qui a pour conséquence d’accorder une quasi-impunité aux auteurs présumés des actes de violence rendent le recours pénal inefficace.

A la lumière de ce qui précède, il convient également de considérer que le requérant a satisfait à l’exigence d’épuiser les recours pertinents en la matière (paragraphes 41 et 43 ci-dessus, et Batı et autres, précité).

61.  Il y a donc eu violation de l’article 13 de la Convention.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 3 DE LA CONVENTION

62.  Le requérant se plaint de ne pas avoir été jugé dans un délai raisonnable ou libéré pendant la procédure, au sens de la première phrase de l’article 5 § 3 de la Convention, ainsi libellée dans sa partie pertinente :

« Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article (...) a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »

63.  Le Gouvernement conteste la thèse du requérant et soutient que, conformément au droit interne, compte tenu de la nature, du nombre et de la gravité des infractions, les motifs de maintien en détention étaient pertinents et suffisants.

64.  Le requérant combat la thèse du Gouvernement et réitère ses allégations.

65.  La Cour relève que la détention du requérant a débuté le 30 juillet 1999 et dure depuis plus de sept ans et quatre mois.

66.  Elle souligne ensuite qu’il incombe en premier lieu aux autorités judiciaires nationales de veiller à ce que, dans un cas donné, la durée de la détention provisoire d’un accusé ne dépasse pas la limite du raisonnable.

A cette fin, il leur faut examiner toutes les circonstances de nature à révéler ou écarter l’existence d’une véritable exigence d’intérêt public justifiant, eu égard à la présomption d’innocence, une exception à la règle du respect de la liberté individuelle et en rendre compte dans leurs décisions rejetant les demandes d’élargissement. C’est essentiellement sur la base des motifs figurant dans lesdites décisions, ainsi que des faits non controversés indiqués par l’intéressé dans ses recours, que la Cour doit déterminer s’il y a eu ou non violation de l’article 5 § 3 de la Convention (voir Assenov et autres c. Bulgarie, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil 1998‑VIII, § 154).

67.  A cet égard, la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction est une condition sine qua non de la régularité du maintien en détention, mais au bout d’un certain temps elle ne suffit plus ; la Cour doit alors établir si les autres motifs adoptés par les autorités judiciaires continuent à légitimer la privation de liberté. Quand ceux-ci se révèlent « pertinents » et « suffisants », elle recherche de surcroît si les autorités nationales ont porté une « diligence particulière à la poursuite de la procédure (voir, entre autres, Mansur c. Turquie, arrêt du 8 juin 1995, série A no 319‑B, § 52).

68.  En l’espèce, il ressort des éléments du dossier que la cour de sûreté de l’Etat ainsi que la cour d’assises qui a repris le dossier ont prononcé de manière régulière, au terme de chaque audience, le maintien en détention du requérant, en se fondant sur des formules presque toujours identiques, pour ne pas dire stéréotypées, telles « la nature des crimes reprochés » et « l’état des preuves ».

69.  Or, aux yeux de la Cour, si « l’état des preuves » peut se comprendre comme indiquant l’existence et la persistance d’indices graves de culpabilité et si, en général, ces circonstances peuvent constituer des facteurs pertinents, en l’espèce, elles ne sauraient justifier, à elles seules, le maintien en détention du requérant pendant une si longue période (Demirel c. Turquie, no 39324/98, 28 janvier 2003, Acunbay c. Turquie, nos 61442/00 et 61445/00, 31 mai 2005, et Baltacı c. Turquie, no 495/02, 18 juillet 2006).

70.  En conséquence, la durée de la détention provisoire du requérant a dépassé le délai raisonnable. Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention.

IV.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

71.  Aux termes de larticle 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

72.  Le requérant réclame 50 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi.

73.  Le Gouvernement conteste ces prétentions, les estimant excessives.

74.  La Cour admet que le requérant a subi un préjudice moral certain du fait d’avoir subi un traitement inhumain et dégradant, de ne pas avoir bénéficié d’un recours effectif et de la longueur de sa détention provisoire, en violation des articles 3, 13 et 5 § 3 de la Convention, que ne compense pas suffisamment le constat de violation (voir, notamment, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 165, CEDH 2000‑XI, et Acunbay, précité, § 54). Statuant en équité, elle considère qu’il y a lieu de d’octroyer au requérant 15 000 EUR pour dommage moral.

B.  Frais et dépens

75.  Le requérant demande 7 316 EUR pour les frais et dépens encourus devant les juridictions internes et la Cour. Il soumet à cette fin un décompte horaire.

76.  Le Gouvernement juge ces prétentions excessives.

77.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 2 000 EUR et l’accorde au requérant.

C.  Intérêts moratoires

78.  La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Rejette les exceptions soulevées par le Gouvernement ;

 

2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;

 

3.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention ;

 

4.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention ;

 

5.  Dit

a)  que lEtat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 15 000 EUR (quinze mille euros) pour dommage moral, ainsi que 2 000 EUR (deux mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur lesdites sommes, à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

 

6.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 janvier 2007 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

            S. Dollé                                                                   J.-P. Costa
              Greffière                                                                        Président