Vendredi 21 janvier 2000; le peuple équatorien prend
d'assaut le congrès de la Cour Suprême et destitue le président
Mahuad au pouvoir depuis 1999. Une révolution sociale est en route,
la classe dirigeante vacille et perd la maîtrise des institutions
et du pays...
Pour mieux comprendre comment ce peuple d'Amérique Latine
est parvenu à un telle volonté de mobilisation et de changement,
il convient de regarder les dernières années de l'histoire de ce
pays.
L'Equateur, pays riche en ressources naturelles, a
toujours suscité les convoitises du capital international. Depuis
les années d'après guerre, son sous-sol riche en pétrole et ses
terres propices à la culture de la banane ont été exploitées à
grands flots pour l'exportation. Aujourd'hui, les ressources en pétrole
menacent de se tarir d'ici à 5 ans et cette absence de perspective
de bénéfices conduit les industriels étrangers à se détourner
de l'Equateur.
A cette situation s'ajoute la crise de la banane dont les
cours ont chuté de façon fulgurante ces derniers mois. Or,
comme tant d'autres pays dits en voie de développement, l'Equateur
comptait déjà en 1999 plus de 60% de ses 12 millions d'habitants
vivant en dessous du seuil de pauvreté, situation qui n'a fait que
s'aggraver depuis la dernière décennie. Avec ce climat économique,
le travail et les revenus du travail se font encore plus rares, le
chômage explose pour dépasser les 50% en 1999!!
Comment la classe dirigeante pouvait-elle imaginer ne rien
avoir à craindre d'un peuple asservi aux diktats du FMI et sans
espoir ? Déjà pourtant, à deux reprises, en 1990 et 1994, le
peuple s'était soulevé vigoureusement, organisant des marches et
des manifestations. Le pouvoir avait été contraint de renouveller
le gouvernement, afin de "lâcher du leste".
Depuis 1996, les événements ne font que s'enchaîner les
uns après les autres, à chaque fois un peu plus violents et
rapprochés. En août 1996, Abdala Bucaram gagne les élections présidentielles
sur un programme populiste. Il voulait "gouverner pour les
pauvres"! Oubliant sa campagne démagogique, il prend comme
conseiller principal Domingo Cavallo, ancien ministre ultra-libéral
argentin. Six mois plus tard, afin de s'aligner sur la politique du
FMI, il décide d'augmenter les tarifs publics et de supprimer les
subventions publiques jusqu'alors versées pour les denrées de
première nécessité.
Le coût de l'abonnement au téléphone est multiplié par
7 du jour au lendemain! Celui de l'électricité par 5... Par
ailleurs, le gouvernement n'a même plus la décence de dissimuler
ses pratiques de corruption qui alimentent l'enrichissement
personnel de ses membres!
Le 5 février 1997, à l'appel des organisations
syndicales, une grève générale éclate et paralyse le pays en 48
heures. Avec les syndicats, les étudiants et le peuple indigène
accompagné d'une partie de l'Eglise sont dans la rue. La classe
dirigeante prend peur et réagit en destituant le président Bucaram
qualifié officiellement de "dégénéré mental". L'armée,
derrière le général Moncayo a largement participé à ce
renversement du pouvoir. Mais, la junte militaire ne veut pas apparaître
en plein jour et prendre directement le pouvoir. Elle préfère
imposer le candidat de son choix à la présidence du pays en le
faisant désigner par un congrès affaibli et contraint. Fabian
Alarcon est proclamé président. Il le restera jusqu'aux élections
de 1998, "par intérim"!
Les présidentielles de 98 vont mettre au pouvoir Jamil
Mahuad, "Harvard boy", maire social-démocrate de Quito
qui ne fera que prolonger l'action du gouvernement précédent. La déréglementa-tion
de l'économie va se poursuivre. Dans un pays où plusieurs grandes
entreprises étaient nationalisées et dont le secteur public était
relativement fort pour l'Amérique du sud, le gouvernement va
privatiser et faire peser de plus en plus le poids de la crise
sur les épaules du plus démunis. Les 4,5 millions et demi
d'indiens voient leur conditions de vie sombrer à un niveau encore
jamais atteint. Ils connaissent des conditions pour certains plus
inhumaines et dégradantes que ce qu'ont pu connaître leurs aïeux
à l'époque où ces différents peuples indigènes étaient sous le
joug colonialiste de leurs frères Incas, puis des Espagnols.
"Il arrive un moment où les conditions imposées par
la classe dominante à la majorité du peuple va jusqu'à toucher
l'armée qui pour une partie d'entre elle a de la famille, des liens
ou des origines dans la masse populaire."
En juillet 1999, après un an avec Jamil Mahuad au
pouvoir, le pays a essuyé les conséquences de la crise du cours du
pétrole et les assauts climatiques du "El Nino". Sous le
poids de la dette extérieure et du fait de la faiblesse des rentrées
fiscales, le déficit public atteint l'équivalent de 7 milliards de
francs. Et, dans une parfaite logique capitaliste libérale, Mahuad
propose de nouvelles restructurations et de nouvelles mesures d'austérité:
suppression de subventions pour les énergies, les transports...
Le 5 juillet 1999, une grève éclate dans les transports
pour manifester contre l'augmentation du prix des carburants,
mouvement social qui paralyse le pays pendant 15 jours. Suit un soulèvement
populaire des indigènes. Des milliers d'Indiens manifestent
"pour la vie, contre la faim", à l'appel de la CONAIE,
une alliance entre le Front Patriotique qui avait participé aux révoltes
de 1997 et les organisations représentant les Indiens. Une
occupation symbolique de la capitale est orchestrée à l'issue
d'une "marche du sacrifice " pour réclamer le retrait de
la politique de réajustement de Mahuad. La répression sera
violente: 17 blessés par balles, 561 arrestations. Le pouvoir a
failli basculer dans un coup d'Etat militaire, mais Mendoza en
appelle au calme, "pour le biens de ceux qui souffrent de ces
affrontements, les pauvres, les forces armées et la police".
Le 7 juillet, le ton monte de nouveau. Les opposants
politiques demandent toute la lumière sur les financements occultes
de la dernière campagne présidentielle de Mahuad en menaçant de
le renverser d'une manière ou d'une autre. La CONAIE fixe un
ultimatum au 31décembre pour un changement radical de politique,
menaçant d'en appeler à un nouveau soulèvement populaire qui
cette fois irait plus loin.
Pendant l'automne 1999, les dénonciations et mises en
examen de politiques corrompus vont se multiplier. Financièrement,
le gouvernement ne peut plus, fin 99, continuer de rembourser
sa dette extérieure.
Dans ce climat électrique, le Sucre s'effondre dès les
premiers jours de Janvier 2000. Le président décide de tenter le
tout pour le tout, décrète l'état d'urgence et fixe de façon définitive
l'alignement du Sucre sur le dollar américain au taux fixe de 25
000 sucres pour 1 dollar.
Lorsque Mahuad arriva au pouvoir, un dollar s'échangeait
contre 5700 sucres! Voilà qui devait sauver les banques et
favoriser les investisseur étrangers. Mais c'était sans compter
avec la réaction du peuple et des plus démunis qui eux pâtissaient
de cette politique monétaire. Le 9 janvier 2000, un appel à la grève
générale est lancé pour exiger la démission de Mahuad, la
dissolution du Congrès et de la Cour Suprême, et l'instauration
d'un gouvernement patriotique d'unité nationale. Ce gouvernement
est mis en place à partir du 11 janvier et en appelle au ralliement
de toutes les composantes populaires du pays, sans exclure les
forces armées. Le 21 janvier, à l'issue d'une marche massive sur
Quito, les révolutionnaires observent le ralliement d'une
partie de l'armée à leur côté.
C'est bien ce ralliement qui a contribué au succès de ce
soulèvement des masses paysannes, ouvrières et indigènes pendant
les jours qui ont suivi. On se souvient du processus de la révolution
bolchévique dans la Russie de 1917. Il arrive un moment où les
conditions imposées par la classe dominante à la majorité du
peuple va jusqu'à toucher l'armée qui pour une partie d'entre elle
a des liens dans la masse populaire. Une poignée de généraux
ont fait le pas, suivis et soutenus par un bon nombre de soldats.
Ce ralliement du vendredi 21 janvier 2000 a donné de
l'envergure et de la force à cette révolution naissante.
Les autorités étrangères et leurs représentants
locaux se sont alors inquiétés de l'évolution possible de ce soulèvement.
Mais c'est aussi par l'armée, et en particulier pour un de ces généraux
rallié au départ, que la trahison est arrivée. En effet, après 5
jours de révolte, et malgré la désignation par le peuple rebelle
d'un gouvernement révolutionnaire, le général Mendoza, ancien
ministre des Forces Armées a proposé et su imposer un autre homme
de la classe dirigeante à la présidence, Gustavo Noboa. C'est
pourtant ce même Mendoza qui, la veille, réclamait la démission
du Président Mahuad. Mais c'était bien joué! Il a présenté
Noboa comme l'homme de la situation, capable de sortir le pays de
" l'impasse " et de la crise. L'ancien président Mahuad
se faisant passer pour la victime des militaires, apporta dès le
lendemain son soutien à son successeur désigné. En fin de compte,
le peuple équatorien s'est vu confisquer par quelques membres
influents et médiatisés de la classe dirigeante un soulèvement révolutionnaire
qui l'avait conduit au seuil du pouvoir!
Patrick Loiseau