Les deux grèves générales qui ont secoué la Grèce, le 26 avril et le 17
mai 2001, ont marqué un tournant très important dans l'histoire du
mouvement ouvrier grec. Depuis plusieurs années, en Europe, le
mouvement social français était en tête du peloton de la
contestation. Mais les travailleurs grecs, de par l'ampleur et la
puissance de leurs mobilisations, lui ont brusquement ravi sa place.
L'explosion sociale en Grèce, la grève générale en Galicie, au
nord-ouest de l'Espagne, et les événements en Italie annoncent par
ailleurs une remontée et un durcissement des conflits sociaux à
travers le continent européen pour les mois et les années à
venir.
La Grèce est le maillon le plus faible du capitalisme européen. La reprise
économique s'est essoufflée, et le rêve d'une nouvelle ère de
prospérité suite à l'intégration de la Grèce dans l'Union Européenne
s'est évaporé. L'intégration de la Grèce dans la zone monétaire
de l'UE a abouti pour elle à une véritable catastrophe sociale et
économique. Elle ne peut guère faire face aux grandes puissances
économiques que sont, par exemple, l'Allemagne et la France. Dans
le passé, lorsqu'un un pays faible, comme la Grèce, était frappé
d'une récession, il pouvait se défendre jusqu'à un certain point
au moyen d'une dévaluation de sa monnaie. Mais les parités fixes
que lui impose l'UE lui enlèvent cette possibilité et, du coup, le
plein fardeau de la crise retombe directement sur les épaules des
salariés du pays et sur les couches les plus défavorisées de la
population.
Dès avant le ralentissement de l'économie, la classe dirigeante grecque
avait imposé un vaste programme de privatisations et de démantèlement
des services publics dans le but de "gagner la confiance"
des milieux financiers et industriels des grandes puissances.
Les travailleurs du secteur public ont tenté de résister aux
privatisations, mais dans la mesure où leurs propres dirigeants y
étaient favorables, ils se sont trouvés isolés et ont été
battus. En conséquence, le mouvement social s'est progressivement
effondré. En 1988, 1,5 millions de grévistes avaient participé à
277 grèves distinctes, alors que, dix ans plus tard, en 1998, 200
000 grévistes participaient à seulement 38 grèves. Parallèlement
à cet effondrement des luttes, les effectifs des syndicats ont
fortement reculé. Entre 1985 et 1995, les syndicats grecs ont perdu
34% de leurs adhérents. Encouragées par la passivité apparente du
mouvement ouvrier et par la collaboration enthousiaste des
dirigeants du Parti Socialiste (PASOK) au gouvernement, ainsi que
des directions syndicales, la classe dirigeante grecque et la
bureaucratie de l'Union Européenne ont cru bon de lancer une
nouvelle attaque contre la population, en s'en prenant aux
retraites.
Mais, cette fois-ci, c'en était trop. Le 26 avril, une grève générale éclatait.
La manifestation, à Athènes, était la plus importante depuis le
renversement de la dictature militaire, en 1974, et peut-être même
depuis le mouvement révolutionnaire du lendemain de la deuxième
guerre mondiale. La grève était solide. Les dirigeants "modérés"
du mouvement syndical n'avaient d'autre choix que de la suivre, tout
en faisant semblant de la diriger. La manifestation du 1er mai a été
tout aussi impressionnante. Le premier ministre, Kostas Simitis,
saisi de panique, a reculé, retirant d'office son projet rétrograde.
Mais le mouvement social ne s'est pas essoufflé pour autant. La terrible défaite
infligée au gouvernement, ainsi qu'aux banquiers, aux riches, aux
spéculateurs qui, cachés derrière Simitis, écrivaient son
programme, a permis de sortir de leur torpeur des centaines de
milliers de personnes qui n'avaient directement participé ni à la
grève du 26 avril, ni aux manifestations du 1er mai. Et puis, se
disait-on, qui sait si la "réforme" des retraites, retirée
aujourd'hui, ne sera pas relancée plus tard? La jeunesse, dans les
écoles et les universités, les petits commerçants, les ouvriers
des innombrables ateliers et petites fabriques d'Athènes et des
autres villes, le peuple jusque dans ses bas-fonds, tous se sont à
leur tour mis en branle, dans une effervescence sociale généralisée
qui rappelle les "journées" des grandes époques révolutionnaires.
Une deuxième grève générale, aussi solide que la première, éclatait le
27 mai. Sur la manifestation, moins importante que celle du mois précédant
en raison de la grève, totale cette fois-ci, des transports
publics, défilaient, en plus des bataillons traditionnels du
mouvement syndical, des coiffeuses, des commerçants, des musiciens,
des poètes et même des prêtres! Derrière les anarchistes
marchaient, en rangs serrés, la police et les pompiers. Les
policiers brandissaient des pancartes proclamant que "la police
est du côté de la majorité, pas de la minorité!" Les
prostituées d'Athènes se sont organisées en syndicat pour
l'occasion, et sont venues, elles aussi, scander leur hostilité à
l'ordre établi. La mobilisation n'était pas limitée à Athènes.
Des manifestations ont eu lieu à travers le pays. Dans la ville
portuaire de Patras, par exemple, 30 000 personnes ont manifesté,
alors que la ville ne compte au total que 150 000 habitants.
Voici ce que dit, au sujet de cette magnifique mobilisation, Leonidas
Karigiannis, qui est l'un dirigeant du syndicat des travailleurs du
bâtiment, à Athènes, et l'un des principaux animateurs du journal
Socialistiki Ekfrasi, l'équivalent, en Grèce, de La Riposte :
"Avant les grèves, j'entendais sans cesse les différents
groupes d'extrême-gauche dénoncer la passivité des travailleurs
qui, d'après eux, ne comprenaient rien. Ils expliquaient que les
travailleurs du PASOK et du mouvement syndical affilié au PASOK s'étaient
"embourgeoisés". En réalité, la passivité des
travailleurs n'était qu'une impression de surface, sous laquelle brûlait
l'indignation. A plusieurs reprises, ils avaient tenté de lutter
contre les privatisations, mais avaient été découragés par le
comportement de leurs dirigeants. Pour lutter, les travailleurs ont
besoin de percevoir clairement les objectifs, l'organisation et les
méthodes de lutte qui peuvent leur donner au moins une chance
raisonnable de succès. Or, compte tenu du virage droitier des
dirigeants du PASOK et de la lâcheté de la direction nationale du
mouvement syndical, ils ne voyaient rien de tout cela. Néanmoins,
les travailleurs en sont arrivés à un point où ils ne pouvaient
plus attendre, et, par leur mobilisation, ils ont contraint leurs
dirigeants à agir non plus suivant leurs envies et stratégies
personnelles, mais d'une manière plus conforme aux exigences de la
lutte."
Il poursuit: "Plus rien ne sera comme avant. Pendant les années du déclin
du mouvement social, les briseurs de grève n'étaient pas trop mal
vus, puisque les grèves n'étaient de toute façon que
partiellement suivies. Aujourd'hui, sur des questions comme
celle-ci, on en revient à des attitudes plus tranchantes. Malheur
aux "jaunes" qui pointeraient leur nez lors des grèves à
venir! Les lignes de démarcation entre amis et ennemis ont été
plus clairement établies. Nous sommes engagés dans une lutte sérieuse.
Dans les syndicats, comme dans les structures du PASOK, les
dirigeants qui ne l'ont pas compris, ou qui ne savent pas de quel côté
ils se trouvent, auront désormais bien du mal à conserver leur
place."
Greg Oxley (september 2001)