|
Extrait du dossier: LES CEREALES" 1999-293 de la revue ENAMensuel contact aeena@aol.com Outre leur valeur symbolique, les céréales, dont une part relativement faible est exportée, ont un caractère stratégique. En incluant l’agriculture dans le cadre de la libéralisation des échanges, les négociateurs du cycle de l’Uruguay ont soulevé des problèmes qui ne sont pas toujours perçus clairement par les médias. Par Rémi Toussain , Directeur de la production et des échanges Ministère de l’Agriculture et de la Pêche Longtemps, l’agriculture, en tant que secteur économique, a été exclue des cycles de négociations commerciales ou du moins si elle a été concernée, cela n’a été que marginalement pour certains produits bien spécifiques, qui faisaient l’objet de concessions commerciales appropriées et, somme toute, limitées. Les conclusions de la négociation du cycle d’Uruguay ont rompu avec cette tradition qui avait prévalu pendant plus de quarante ans, en incluant le secteur agricole dans la dynamique générale de libéralisation des échanges commerciaux et en imposant l’agriculture à un ensemble de disciplines qui régissent à la fois les échanges et qui concernent l’accès aux marchés (les droits de douane) ou encore les aides aux exportations de produits agricoles, mais qui, en outre, encadrent les politiques agricoles internes des États. Le cas des céréales est devenu à cette occasion emblématique à la fois du tournant que constituait ce cycle pour le secteur agricole tout entier et des relations commerciales ambiguës entre les deux partenaires commerciaux les plus importants de la planète. L’enjeu économique et commercial pour important qu’il fut, ne justifiait peut-être pas pour autant on le verra le « bruit » créé autour d’un accord commercial qui recelait bien d’autres opportunités et, si l’on veut, bien d’autres dangers. Dans ces conditions, comment analyser le poids pris, hier, par le secteur des céréales dans la négociation globale du cycle d’Uruguay ? Pourquoi lui consacrer, aujourd’hui, un article ? Quelles perspectives dresser, pour demain, dans le contexte des prochaines négociations commerciales qui vont s’ouvrir à la fin de l’année à Seattle ?
Le commerce international des céréales représente une partie somme toute modeste des échanges mondiaux, environ 30 à 40 milliards de dollars par an soit moins de 1 % de la valeur du commerce mondial de marchandises qui représente de l’ordre de 5000 milliards de dollars. La part de la production qui fait l’objet d’échanges n’est que de 10 %. Sur une production mondiale de 600 Mt de blé, les échanges de blé représentent 100 Mt ; de même, sur une production de 900 Mt de céréales secondaires (l’orge, le maïs, le seigle… tout ce qui n’est pas du blé et qui, traditionnellement, est destiné à la consommation animale par opposition au blé qui est consommé par l’homme), les échanges représentent également de l’ordre de 100 Mt. Tous les pays essaient de couvrir d’abord leurs besoins par leur propre production, mais sont parfois limités par leur potentiel de production (contraintes agronomiques, climatiques, pédologiques...). Quant aux exportations, elles constituent en revanche souvent une partie non négligeable de la production. Ainsi, la Chine et la Russie, pays importateurs de blé couvrent néanmoins de 90 à 95 % de leurs besoins, l’Inde étant quant à elle autosuffisante ; à l’inverse, des pays tels que l’Égypte, le Brésil ou le Japon, sont plus dépendants des importations, qui représentent respectivement 55 %, 60 % et 95 % de leurs approvisionnements. En ce qui concerne les exportateurs de blé, à l’exception de l’Union européenne, les grandes puissances exportatrices vendent une partie significative de leur production : 50 % pour les États Unis, 60 % pour l’Argentine, 65 % pour le Canada et 70 % pour l’Australie, contre seulement 15 % environ pour l’Union européenne. Ce sont précisément ces volumes qui ont justifié l’introduction du secteur agricole dans les négociations du cycle de l’Uruguay et qui ont semblé cristallisé la tension entre les relations des États Unis et de l’Union européenne. Plusieurs éléments expliquent cet état de fait et un bref rappel historique sera peut-être utile. Tout d’abord, si les volumes résiduels exportés sont faibles par rapport à la production mondiale, le marché mondial des céréales se partagent donc entre quelques grandes puissances à vocation exportatrice plus ou moins affirmée : il s’agit des États Unis (30 % du marché mondial du blé et 60 % de celui des céréales secondaires), de l’Union européenne (15 % du marché mondial du blé et 10 % des céréales secondaires), de l’Australie, du Canada et de l’Argentine pour lesquelles l’enjeu économique de quelques points de part de marché peut être important. Et les unes voient d’un mauvais œil toute augmentation trop rapide de la part de marché des autres. Ensuite, le commerce international est assuré dans ce secteur plus que dans aucun autre secteur agricole par des négociants internationaux (en fait américains) peu nombreux qui interviennent sur toute la planète variant leur approvisionnement au gré des fluctuations de prix, qui dépendent elles-mêmes des politiques agricoles menées. Marché libre et anticipations commerciales donc, mais dans un environnement dépendant des politiques agricoles des pays. En outre, le caractère stratégique des céréales, à la base de l’alimentation humaine (la farine et le pain sont souvent parmi les derniers produits à bénéficier de subventions publiques, qui constituent parfois un véritable outil de politique sociale) ont fait de ces produits un des symboles du commerce international des matières premières, et parfois amené certains à agiter la menace de « l’arme alimentaire » (embargo américain sur le soja en 1973, embargo américain vers l’Union soviétique, vers Cuba…). Enfin on peut noter qu’au contraire de nombre d’autres matières premières, les céréales sont en général exportées par des pays développés vers des pays en voie de développement. Or, dans le cas précis de la Communauté européenne, c’est bien la mise en œuvre de la politique agricole commune qui en sus des avantages comparatifs bien connus de la vieille Europe grenier à blé de la planète grâce à un potentiel agronomique élevé et à des conditions climatiques régulières et clémentes a permis le développement de la vocation exportatrice de l’Union. Sur quelles fondations repose cette vocation ?
Lors de la mise en place du marché commun, la nécessité est apparue d’harmoniser le soutien des six pays fondateurs au secteur agricole, de manière à permettre la libre circulation des produits agricoles et d’assurer les autres objectifs inscrits dans le traité de Rome tels que la garantie de la sécurité des approvisionnements, la stabilisation des marchés et l’accroissement de la productivité de l’agriculture. Le secteur des céréales a été le premier à faire l’objet d’une organisation commune de marché qui reposait à l’époque en l’absence de moyens budgétaires importants sur un soutien par les prix (la Communauté assurait un niveau de prix à ses producteurs supérieur au prix du marché mondial) et donc pour que le système soit viable sur une protection à la frontière, de manière à éviter que l’arrivée de produits importés moins chers ne vienne perturber l’équilibre du marché communautaire. Il est intéressant de noter qu’à l’époque, les États Unis avaient accepté la constitution de cette forteresse communautaire, reconnaissant à la fois le caractère sensible du produit et la légitimité de la volonté de la Communauté naissante d’assurer même partiellement son approvisionnement. Plus prosaïquement, la Communauté a accepté dans le même temps d’accorder aux États Unis dans le cadre du Dillon Round des concessions commerciales sous forme d’exemption de droits de douane à l’entrée en Europe pour certains de leurs produits agricoles, notamment le soja et des sous produits de procédés industriels tels que les drèches ou le corn gluten feed qui allaient devenir les produits de substitution aux céréales, ainsi nommés parce qu’ils allaient concurrencer la céréale communautaire dans l’alimentation animale. Force est de constater que le résultat atteint dépassa les espérances communautaires puisque l’Europe à 6, puis 10, puis 12 et 15, atteignit l’autosuffisance alimentaire pour les principaux produits agricoles, et grâce aux mêmes moyens, l’exemple des céréales étant bientôt suivi par le lait, la viande, le vin ou l’huile d’olive. Ce beau résultat aboutit même vers le début des années 1980 à la constitution d’excédents exportables et exportés à l’aide de subventions sur le marché mondial. La part de la Communauté européenne est ainsi passée de 10 % du marché mondial du blé à 22 % du marché mondial entre 1965 et 1985, date d’ouverture de l’Uruguay Round. Cette augmentation s’est faite notamment grâce aux exportations de blé vers le marché de l’ex Union soviétique, passées de 4 Mt au début des années 1970 à près de 30 Mt en 1984/85. Cet accroissement de nos parts de marché a suscité les réactions de certains de nos concurrents sur les marchés et en particulier les États Unis qui mirent en œuvre de leur côté les programmes d’appui aux exportations connues sous le nom de export enhancement program qui revenaient à des subventions aux quantités exportées et au recours aux crédits d’exportation. Ce recours accru aux aides à l’exportation a entraîné une baisse des prix des céréales sur le marché mondial. L’indice de prix du Conseil international des céréales, représentatif de l’évolution du prix mondial du blé est ainsi passé de 1500 en 1982 à 1000 en 1985.
Cette augmentation de nos parts de marché céréalières a abouti à une pression croissante de certains pays (États Unis, groupe de Cairns) pour demander que l’agriculture soit intégrée dans le cycle de négociation multilatéral qui venait de s’ouvrir à Punta Del Este, et qu’il soit mis fin aux aides aux subventions de produits agricoles. Le déroulement de la négociation a abouti à ce que pour la première fois depuis 1949 l’agriculture soit intégrée à part entière dans les négociations commerciales multilatérales et soumise à des règles précisément définies. L’accord de Marrakech prévoit en effet que chaque membre réduise progressivement ses exportations subventionnées (en quantité et en montant de subvention), diminue progressivement ses droits à l’importation, à l’instar du mouvement constaté depuis plus de quarante ans pour les produits industriels et procède même à une baisse des aides qu’il octroie à ses agriculteurs, quand bien même celles-ci n’auraient pas d’effet direct sur les exportations. La conclusion de cet accord a ainsi amené l’Union européenne à réformer en profondeur son organisation commune de marché des céréales en réduisant de manière importante les prix garantis de 35 % de manière à se donner les marges de manœuvres nécessaires pour baisser les subventions à l’exportation et les droits à l’importation.
On peut dresser le constat suivant après cinq années de mise en œuvre des accords de Marrakech. Force est de constater que les courants d’échange ne se sont pas modifiés significativement : les volumes échangés sont restés stables en moyenne, les pays exportateurs le sont restés, les pays importateurs aussi même si la part relative de chacun a pu changer. Les prix dont on aurait pu attendre qu’ils remontent du fait de la diminution des subventions ont effectivement augmenté en 1995 et 1996 mais plus pour des raisons climatiques et du fait de la mise en place d’outils de maîtrise de l’offre dans les pays producteurs que suite au recul des aides à l’exportation. Le cas le plus significatif de maîtrise de l’offre est celui de l’UE, dont les parts de marché ont significativement baissé depuis 1992, date de la réforme de la Politique agricole commune et de la mise en place du gel des terres : 15 % du marché du blé en 1998/99 contre 20 % en moyenne avant 1992. Par ailleurs, ce qui est bon pour un exportateur peut l’être moins pour un acheteur et on a vu que la brutale hausse des prix de 1995 et 1996 a été pénalisante pour certains pays importateurs, souvent pays en développement pour lesquels le renchérissement de leurs approvisionnements s’est traduit par une contraction de leurs achats. Cet état de fait ne pourra être ignoré lors du prochain cycle de négociations commerciales et la prise en compte des intérêts des pays importateurs nets souvent parmi les plus pauvres devra être mieux pris en compte. Enfin sur la période plus récente, les prix se sont à nouveau établis à un niveau proche de ceux constatés pendant la période de recours massifs aux aides à l’exportation (l’indicateur du Conseil international des céréales est ainsi passé de 1450 en 1997 à 1150 en 1999). Dans ces conditions, que faut-il attendre de l’avenir ? Les tenants d’une libéralisation accrue des échanges agricoles plaident pour que le processus engagé en 1994 se poursuive. La Commission européenne a d’ailleurs anticipé cette situation puisque la nouvelle réforme de la Pac adoptée dans le cadre de l’Agenda 2000 repose sur la poursuite des prix garantis dans plusieurs secteurs agricoles (15 % dans celui des céréales). Toutefois, au delà des disciplines strictes apparues lors du cycle de l’Uruguay et qui concernent les aides à l’agriculture ou les droits de douane, le secteur agricole et celui des céréales en particulier risque de devenir un enjeu important au delà du seul aspect économique. L’introduction de variétés modifiées génétiquement, pour le moment limitées au seul maïs dans le cas des céréales, et les interrogations qu’elle a suscitées parmi les consommateurs risque d’apporter un sujet de négociation nouveau dans le débat commercial. Entre les pays qui considèrent que les OGM ne comportent aucun risque pour la santé humaine ni pour l’environnement et qui plaident pour qu'aucune entrave ne soit mise aux échanges pour ces nouvelles variétés et ceux qui, plus sensibles aux craintes exprimées par leur opinion publique souhaitent que ces variétés soient interdites chez eux ou, du moins, que leur usage soit encadré et fasse l’objet d’une information appropriée des consommateurs, le clivage existe et devrait être au centre de la prochaine négociation. Les céréales qui au delà de leur importance économique symbolisent pour certains de nos « concitoyens » une certaine vision de leur territoire (le champ de blé en Europe, les rizières en Asie), une revendication légitime (celle pour une population d’assurer son approvisionnement et de connaître ce qui compose son alimentation), et par la même l’existence ou la persistance d’un certain modèle culturel, ne devraient pas manquer d’être encore une fois le point de rencontre et de cristallisation d’intérêts commerciaux divergents. Rémi TOUSSAIN COMPLEMENTS: Marchés céréaliers sur Internet Marché des céréales Organisation Mondiale du Commerce |