Dans un livre colérique, Philippe d'Hugues s'alarme
de l'augmentation spectaculaire de la fréquentation des
films américains en Europe. Vaste problème.
Pierre-Louis Chantre
2 décembre 1999
Le texte commence par un avertissement: «Ce livre est un livre d'humeur, et même de mauvaise humeur.» La précaution est un peu faible. Ancien administrateur de la Cinémathèque française, ancien conseiller technique du Centre national de la cinématographie, Philippe d'Hugues a pris la plume pour pousser un cri de rage qui ressemble au hurlement du sanglier cerné par une meute de chasseurs sanguinaires, dans une forêt hostile, au milieu d'un hiver glaçant, à la nuit tombante. A l'origine de cette alarme, un constat: en France et en Europe, les films américains ne drainent plus seulement une part importante des spectateurs. Depuis quelques années, ils accaparent le public dans une proportion nouvelle, inédite dans l'histoire du cinéma, et proprement écrasante.
L'ogre et le petit poucet
Les derniers chiffres disponibles laissent peu de doute à ce sujet. En 1998, la part de fréquentation des films français en France passe à 27% des spectateurs, tandis que celle des films américains monte à près de 70%. Il n'y a pas quinze ans, c'était à peu près l'inverse. Le cinéma yankee ne dépassait pas un tiers du marché français. En Suisse, l'année 1998 marque aussi un record troublant: comme en France, les salles augmentent leur chiffre d'affaires, mais la part des films suisses, descendue à 1,5 %, n'a jamais été aussi faible, tandis que le cinéma américain progresse de 15 points pour atteindre le chiffre astronomique et inédit de 80% de fréquentation. Au moment où vont s'engager de nouvelles négociations, Philippe d'Hugues pose donc les enjeux en des termes apocalyptiques. Dans toute l'Europe sauf la France, la fréquentation des films américains avoisine déjà 90%. Si ces derniers ont réussi à prendre une telle place sur le territoire protégé de l'Hexagone, que se passera t-il si l'espace français se libéralise ? Hollywood réduira son cinéma à la taille d'un Petit Poucet.
A l'appui de son catastrophisme, Philippe d'Hugues explique le fonctionnement des maisons de production et de diffusion américaines, plus agressives que jamais. En réunissant production et distribution dans leurs mains, en fusionnant avec des sociétés multimédias, Time-Warner, Buena Vista, 20th Century Fox et UIP ont acquis le pouvoir de sortir tel blockbuster sur plusieurs centaines d'écrans à la fois («Titanic» a eu l'honneur de 750 écrans hexagonaux), tandis que les films nationaux n'ont droit qu'à une petite septantaine d'écrans en moyenne. A coups d'alliances avec de grands producteurs français comme Gaumont, ou de pressions diverses auprès des exploitants de salles, elles peuvent marginaliser tel film non américain en limitant sa sortie. Une fois toutes ces données économiques et stratégiques considérées, il apparaît donc très plausible qu'en cas de libéralisation complète, le cinéma américain finirait par obtenir une situation de quasi-monopole.
Le complot américain
Aussi éloquent soit-il, le plaidoyer de Philippe d'Hugues souffre pourtant de défauts gênants. Bien qu'il se défende de présenter un ouvrage politique et économique, l'auteur expose les rapports de force en présence. Il souligne le rôle déterminant de la Motion Picture Association of America et de son président Jack Valenti, qui joue le rôle de défenseur des revendications américaines auprès de l'OMC. En connaisseur et cinéphile, il remonte aussi jusqu'aux années 20, lorsque le problème de la domination du cinéma américain se posait déjà, pour montrer l'inexorable annexion du public européen. Mais en limitant cette évolution à une histoire de guerre financière, et en affirmant l'existence d'un complot américain animé d'intentions ubuesques, son analyse présente les stigmates qu'on prête généralement aux Américains: paranoïa, manichéisme, diabolisation de l'autre et matérialisme pécuniaire. Les adversaires de l'Europe ne seraient donc pas plus complexes que les Martiens infantiles et squelettiformes de «Mars attacks!».
Ce simplisme vise évidemment à sauvegarder l'exception culturelle des nombreuses et réelles attaques américaines qu'elle subit depuis quelques années - et va subir encore au Millenium Round. Mais en insistant mille fois sur la nécessité de «sauvegarder» l'identité culturelle européenne, le pamphlétaire donne le regrettable sentiment d'être aussi crispé que l'Avare de Molière sur son petit tas de monnaie. Il oublie, en particulier, de poser le problème sur le plan du pouvoir créatif. Pourquoi les idées de «Titanic», «Coup de foudre à Nothing Hill», «Mars attacks!», «Ghost Dog», «Pulp Fiction», «Blair Witch Project», «Eyes Wide Shut», «Matrix» - qui drainent les foules tout en satisfaisant le goût des cinéphiles européens - ne sont-elles pas nées sur le continent de ces derniers? Pourquoi des sitcoms et fictions télévisuelles comme «Friends», «Dream on», «Ally Mc Beal», «Sex and the City», «Urgences», «X-files», ne voient-elles pas un seul exemple non anglo-saxon qui les égale en qualité, en diversité, en invention personnelle? Débordé par sa colère, Philippe d'Hugues balaie cette question d'un revers de la main, en regrettant brièvement que le jeune cinéma français ne soit pas très ensoleillé.
La question que pose le maintien du système de protection française, voire même l'instauration d'une «souveraineté culturelle» que l'auteur appelle de ses voeux, va donc au-delà des enjeux soi-disant identitaires. Aujourd'hui, protection ou non, le rapport des forces créatives entre l'Europe et les Etats-Unis est aussi inégal que le déséquilibre économique. Voilà plus de 50 ans que la France a mis en place un système de financement et de soutien qui donne la préférence nationale à ses productions. Et malgré tout, les Européens semblent aussi dégourdis qu'un pauvre crapaud devant le regard du python. Faut-il leur laisser le temps de retrouver un souffle créatif en les protégeant encore? Ou faut-il, au contraire, lever les barrières pour créer enfin une réaction artistique? Autrement dit, l'exception culturelle est-elle une solution féconde? La réponse est loin d'être évidente.
«L'envahisseur américain», de Philippe
d'Hugues. Editions Favre, 176 p.