Banlieue
Ces six derniers mois,
en France, le nombre des délits a augmenté de 9,5%.
Ils ont entre 13 et 17 ans, ils s'ennuient. Portrait d'une bande
d'ados de la banlieue lyonnaise. «Gardiens de tranquillité»,
sociologue: des «remèdes» qui soignent le sentiment
d'insécurité. Pas le mal.
Par Béatrice Guelpa - Le 16 août 2001
La bande l'appelle «Moustique»
ou «Majdong». Il vient d'avoir 15 ans et dit qu'on
parle trop de lui dans le quartier. Majid n'a pas la tête
d'un caïd de banlieue, ni le langage de ceux qui jouent les
gros bras dans les cités. Il parle peu. Il est timide,
nerveux, flotte dans son pantalon de training bleu. C'est un gosse,
Majid. Un gosse, étiqueté délinquant multirécidiviste
par l'administration, dont plus personne ne sait que faire à
Vénissieux: ni les services sociaux, ni la justice, encore
moins la police (lire encadré).
A 15 ans, il a déjà fait les titres des journaux. Il est même devenu l'emblème de ce phénomène de société qui empoisonne la France et promet d'être le prochain thème de la campagne présidentielle de 2002: la délinquance juvénile.
Majid, d'origine algérienne, né à Vaulx-en-Velin, installé depuis cinq ans aux Minguettes, est le plus jeune voleur de voitures de la banlieue lyonnaise. Il a commencé il y a trois ans, âgé de 12 ans, pour le «fun», le «plane». Et puis parce qu'il aime les voitures. Il a continué pour l'argent. Parce qu'il ne veut plus demander de fric à sa mère. «Elle doit nourrir six personnes avec 4000 francs (1000 francs suisses). Mes deux frères aînés, la femme du plus grand, leur bébé, ma petite sur, moi. Elle travaille pas, mon père est parti. A partir du 26, je sais qu'il n'y a plus grand-chose à la maison, parfois même plus de quoi manger. Au début je lui empruntais de l'argent, maintenant je me débrouille seul. J'ai pas le choix.» Vols divers, de la voiture au téléphone portable en passant par l'étalage, racket, conduite sans permis: dans le quartier, les jeunes racontent avec un brin d'admiration qu'il a plus de 200 «affaires» sur le dos. Lui, il ne compte plus. Il dit seulement qu'il en a marre de ces «nuits de galère à voler ici ou là, sans dormir». Répète avec des mots d'adulte qu'il est fatigué, qu'il aimerait bien arrêter, avoir une vie normale, travailler honnêtement. «Je sais que je l'ai fait souffrir, ma mère. C'est pas drôle pour elle de venir me récupérer au milieu de la nuit au commissariat central. Mais comment faire? Je suis trop jeune pour trouver du travail!» Il dit aussi qu'il va bien devoir retourner à l'école, en septembre après deux ans d'absence , parce que cela fait deux ans que les allocations familiales ont été supprimées à sa mère (400 francs par mois). Surtout, parce qu'il risque un mois de prison. «Le juge m'a dit que si je ne me présentais pas dans cette école spécialisée, j'irais en prison. J'ai une mise à l'épreuve de cinq ans. J'ai vraiment pas envie d'aller à la rate (prison)... Mon grand frère y est passé, il m'a dit que ça valait pas la peine. T'es en cage, tu peux sortir une heure par jour, c'est tout. Ça craint.»
Zone de non-droit
Majid a débité son histoire à toute vitesse, dans une allée d'immeuble. Puis il a disparu entre les tours de béton de Léo Lagrange, l'un des trois quartiers des Minguettes (25 000 habitants) considérés par la police comme les plus durs. Ici, les rondes sont rares. Les hommes en uniforme évitent la zone. Un agent a récemment été attaqué sur son scooter à coups de pierre lors d'une patrouille. Un autre a reçu le moteur d'un appareil électroménager sur le toit de sa voiture à l'occasion d'une interpellation. Il a été blessé. «Il ne se passe pas trois jours sans que nos véhicules soient caillassés», commente le lieutenant Patrick Mallet, responsable du secteur. A la Direction information prévention et sécurité (DIPS), le chef, Emmanuel Méjias, confirme: «Les voitures brûlées, c'est devenu banal.» Les services de gaz, d'électricité ou de dépannage ne montent plus sur le plateau sans être escortés. Ceux d'en bas, du centre de la ville de Vénissieux (55 000 habitants), imaginent que le quartier de Léo Lagrange est une zone de non-droit, pleine de délinquants de plus en plus jeunes, de plus en plus violents. Vu d'en bas, Majid est un fléau qui entraîne les mineurs du quartier dans la spirale de la délinquance.
Pourtant, le quartier semble calme. Loin, très loin les émeutes de 1981, premières violences urbaines survenues dans les banlieues françaises. Mais rien à faire, vingt ans plus tard, l'image terrible colle toujours à ces tours que l'on tente de démolir, petit à petit. Et à leurs habitants.
Assis en grappe sur le dossier d'un banc, la bande du quartier, une vingtaine d'ados entre 13 et 17 ans, essaie d'être à la hauteur de la réputation. «C'est calme ces jours, les lardus (policiers) préparent une sauterie!» Ils expliquent comment ils éteignent les lampadaires publics lorsque les flics débarquent, «pour qu'ils ne voient rien et s'enfuient avec leurs gilets pare-balles». Ils disent que sur «leur territoire», c'est eux qui font la loi, pas les «hnenes» (policiers). Ils jouent les durs, donnent la liste des «bagnoles à frein à main», celles qui sont faciles à voler. Racontent comme des épopées les règlements de comptes entre quartiers, «quand ceux des Etats (cité voisine) sont venus avec des flingues narguer un mec et que les grands de Léo sont descendus en camion pour tirer dans le tas». Certaines histoires sont vraies, d'autres inventées. Les gamins servent les discours-clichés sur les banlieues à volonté, persuadés que c'est ce que l'on attend d'eux. L'essentiel, ici, c'est d'avoir la tchatche.
Des «grands frères» tournent en voiture, demandent à voir les papiers des nouveaux, exigent des preuves: «Faut pas leur parler, c'est des flics! Ils vont balnave (balancer), c'est sûr!» «Vous faites quoi ici? C'est pour le braquage de la Brink's, hein? (le 1er août, un convoyeur de fonds a été tué à Vénissieux. L'un des agresseurs est mort, ndlr.). Vous faites un truc sur les jeunes Lyonnais qui piquent en Suisse? Ça va leur rapporter quoi aux jeunes d'ici votre article?» Léo Lagrange pue le renfermé. Le repli sur soi et la méfiance. Une autre forme de violence.
Rendez-vous des concierges
Petit à petit, la bande change de registre. Majid, Berem et les autres causent cinéma: «Scary Movie 2», «The Squale», «Over the Top» «que des films où ça parle pas». Nabil, 15 ans, tente de fourguer les cannettes qu'il a empilées dans sa glacière. «1,5 franc la cannette, c'est pas cher.» Il gagne 50 centimes par boîte d'Oasis ou de Coca, 50 francs par jour quand les affaires tournent, de quoi s'acheter «de la sape» (vêtements) pour la rentrée. «C'est mieux que voler, non?», lance le garçon avec le bagout d'un futur épicier. Avec son allure de gamin sage, Nabil dit avoir aussi goûté à la garde à vue. «J'avais fouetté (battu) un pelo (mec) qui vendait de la drogue à un petit. Il s'est planté un couteau dans le genou et il m'a accusé. Il s'appelle Guillaume, je m'appelle Nabil, c'est pas pareil...» Nabil parle encore, les autres s'attrapent, s'engueulent, se lancent des défis de mômes ou jouent au «serpent» sur des téléphones portables dernier cri qui ne sonnent jamais. Tous «rouillent», ce qui signifie s'ennuyer. «Y a rien à faire ici, c'est toujours comme ça. On nous calcule pas, alors on rouille. On tourne en rond, passe notre temps à gamberger. Faut pas s'étonner si ça pète!»
Faute de mieux, ils commentent les micro-événements du quartier.
«Y a un pelo (mec) qui a sauté
du 4e étage tout à l'heure. Y avait des hnenes partout,
c'était l'hallu...»
«Des lardus (flics) des stup, t'es sûr?»
«Oualla, la vie de ma mère que c'est vrai!
Va voir, y a encore du sang sur le trottoir!»
Brahim, 17 ans, l'inséparable pote de Majid, roule un joint et lâche mécaniquement: «Sur le Coran, y a de plus en plus de gens qui pètent les plombs. J'en ai marre de ces histoires, si tu te tires pas d'ici, tu coules... Quand t'habites aux Minguettes, t'es mal vu... tu trouves pas de boulot. Moi je veux être plombier, je suis inscrit partout, ça marche jamais. Je veux partir... Sur la Côte. Là-bas aussi je serais mal vu, parce que je suis Maghrébin, mais ça sera pas pareil.» Majid hoche la tête et murmure: «Pourquoi on nous a mis ici? Pourquoi on nous enferme dans ces tours, pourquoi on est mal vus?» Il se tait une seconde, se reprend. «En fait, je connais la réponse. C'est parce qu'on fait des conneries.»
La bande a changé de banc. Les ados vont balader leur ennui et leur sentiment d'isolement au coin d'un autre immeuble. Mais toujours dans le même périmètre. Aucun ne sort du quartier. «Surtout pas seul», complète Mamar, 18 ans. Même si évidemment «ça ne craint pas. Enfin pas trop.» Leur quartier, ils en parlent comme du «bled», le leur. Plus loin, à deux rues, c'est déjà ailleurs, «craignos» ou un repaire de «tapettes». Berem, Tunisien âgé de 17 ans, s'accroupit: «Je me suis fait coincer pour un vol de voiture. J'avais la flemme d'aller à l'école à pied» Sept heures de garde à vue. Une mise en examen un an plus tard et deux ans et demi de sursis. Il avait 15 ans. «De toute façon, ils peuvent rien te faire quand t'es mineur.» Berem aussi a fait l'école buissonnière pendant près d'un an. «C'est le prof d'anglais qui m'a gonflé. Je suis débarqué en cours et il m'a agressé: "What's your name?" il m'a fait! Je lui ai dit de se calmer, que moi je parle en français. Ma mère ne savait rien, j'interceptais les lettres de l'école.» Berem, comme les autres, refuse de présenter sa mère. «Elles ont peur qu'on parte en cacahuette», lance Nabil. «La mienne, elle est vieille, elle comprend rien. Elle est malade, elle prend des médics», ajoute Berem. Il dit encore qu'il a arrêté de voler, qu'il a eu un «flash», que tout ça, ça sert à rien. «Tu comprends, j'ai vu des choses que j'aurais pas dû voir. Des vols, des meurtres... L'autre jour, sur le marché, deux vieux se sont tirés dessus. Deux frères! C'était un règlement de comptes. Tu te rends compte, tuer son frère pour du fric? C'est un exemple pour nous, ça?» Il tourne le dos aux autres puis ajoute: «Je m'en fous si on me traite de poufiasse. Maintenant, je dis non.»
Berem, fils unique, n'a pas de grand frère. Un handicap, dans la cité: «Tu te fais insulter, escroq'. Personne ne te protège.» Il ne sait pas pourquoi, lui on ne le «fait pas trop chier». Mamar débranche son écouteur et intervient: «Moi, un pelo (mec) m'a frappé avec une barre en fer sur la tête. Mes parents ont voulu porter plainte, j'ai dit non. J'ai pas de grand frère. Tu sais pas ce qu'ils peuvent faire, débarquer chez toi... Mais un jour, je me vengerai.» Ses points de suture, Mamar les doit à une histoire de drogue. «Un grand qui voulait vendre à un petit. Ça s' fait pas.» Ils ont beau jouer les durs et certains rouler «hnaves» (pétards) sur «hnaves», dans le quartier, les jeunes ont un discours très moral sur la drogue dure. «Moi j'y toucherai jamais, dit Majid. On a vu les images Quand t'es camé, la première chose que tu fais c'est braquer ta mum (mère).» Les autres acquiescent, en rajoutent. «Si un pote à moi tombe là-dedans, je le bute! Il est foutu. J'aime pas les camelards», lance Riad, 17 ans, qui a fini par décrocher un boulot de serveur occasionnel dans un hôtel, au bout de neuf mois de recherches. Ils sont perçus comme des délinquants, entre eux ils parlent de «morale», «respect» et de leur «mum» comme s'il s'agissait de la prunelle de leurs yeux. «Je serais capable de faire n'importe quoi pour pas voir ma mum tomber dans la misère.»
Plus loin, les «grands frères» rouillent aussi. Toujours méfiants. L'un d'eux, devenu prof d'histoire, se déride: «Les jeunes, ils sont pires que nous. Ils n'ont pas de limites!» Un autre ajoute: «Ils font des choses graves, sans s'en rendre compte. Cette génération, elle est foutue. On les a laissés sans aucune perspective. Ils voient que l'économie reprend et eux, ils sont toujours dans la merde.»
Les chantiers de la paix
14 heures. La bande se regroupe au Terrain d'aventures, l'un des cinq locaux ouverts par la mairie sur les Minguettes. Jusqu'à 20 heures. Rien n'est prévu pour le soir. Refus de la mairie, disent les jeunes. «Ici, c'est notre squat», s'écrie Mourad. Une grande pièce vide qui a brûlé à plusieurs reprises, avec deux baby-foot cassés. Sabrina, l'animatrice, lâche, radieuse: «On en est fiers! Les murs sont blancs depuis un mois! Ça fait un peu hôpital psychiatrique, mais pour nous, c'est une grande victoire.» Le local a été rénové par les jeunes, lors de l'un de ces chantiers organisés par la mairie. Réhabilitation d'immeubles, entretien dans les écoles: les ados touchent 100 francs sous forme de chèque vacances pour dix heures de travail. 450 personnes par an peuvent en bénéficier (il y a 24 000 jeunes de moins de 25 ans à Vénissieux). Cov, TVA et cinq autres jeunes reviennent justement d'un camp à Hendaye, payé grâce à ces chèques vacances. D'autres partent une semaine à Perpignan, pour quelques dizaines de francs. «Ouais, ils achètent la paix sociale avec ça. Ils nous arnaquent. Tout ce qu'ils veulent, c'est qu'on se casse pour qu'ils aient le calme durant l'été.» «La vie de ma grand-mère, du vrai boulot, ils nous en donnent pas! Quand tu vas dans les agences intérim, tout ce qu'ils te proposent, c'est porter (déménager). Pour eux, on est bons qu'à porter», lance Mamar qui ne sait toujours pas ce qu'il va faire en septembre.
Agglutinés sur une table de ping-pong, les autres causent toujours. De la «salope» du «Maillon faible», la nouvelle émission de TF1, du porno soft sur M6, le dimanche, à 23 heures. Conversations de puceaux. Les filles, les «chnek», ici, on en voit peu. Bouclées dans les appartements par les grands frères. A part la bande à Marilyne, une dizaine de filles qui font les 400 coups dans la cité. «Pour en voir, des filles, faut aller à Bellecour (place au centre de Lyon, ndlr), lance Berem. C'est le rendez-vous de tous les quartiers de Lyon. On voit passer les chnek Et puis les touristes, aussi. Ils viennent jamais aux Minguettes, les touristes.»
La sauce gruyère
Il est une heure du matin, à la Concorde, un autre coin du quartier Léo Lagrange. Près d'un banc, au milieu des bouteilles de bière vides, Nabil traîne sa glacière, la bande parle encore. De «baille» (fric), de voitures ou de motos, les engins qui font rêver: M3, Mercedes 850, GSXR 1300. «Oualla, 340 km/h au compteur, j'te dis!», dit Majid, les yeux brillants. La mère de Nabil, foulard et djellaba, vient chercher son fils, furieuse. Elle le tire par les oreilles. Les autres rigolent. Mamar a une petite faim, il veut faire une descente chez Fouzy, le meilleur snack des Minguettes. «La Mecque que c'est le meilleur casse-croûte! Du sandwich, une escalope, des frites et de la sauce gruyère. Pour 5 francs, t'as mangé. C'est méchant bon.»
Riad n'en finit pas de bouger, pile électrique qui parle comme un automate. Il abandonne la déconne pour devenir plus grave: «C'est notre destin d'être ici. On nous aime pas. Mais un jour, c'est sûr, on sera tous milliardaires! On roulera en Porsche ou en Ferrari.» Il éclate de rire, rajuste son bob déniché chez Quick. «Dis, t'as pas le numéro de téléphone d'un père Noël?»
Paroles
de flic
Majid, 15 ans, a déjà
une solide réputation derrière lui. De la mairie
à la police, tout Vénissieux se penche sur son «cas».
«On se sent complètement démuni, ce jeune
mène la danse. Il est omniprésent et entraîne
les autres», commence le lieutenant Patrick Mallet, responsable
des 18 agents de police de proximité, déployés
sur le plateau des Minguettes depuis septembre dernier. «On
l'a arrêté pour dégradations graves dans les
écoles, au moins dix, quinze fois pour conduite sans permis,
vols de voiture, etc. Il est passé par toutes les structures
de l'Education nationale. On le présente sans cesse à
la justice, mais avant 16 ans, il est vraiment rare de mettre
quelqu'un en prison (88 mineurs sont incarcérés
à Lyon). On ne sait plus quoi faire A chaque fois, on le
remet dans le circuit et cela recommence. C'est normal que ces
jeunes n'aient plus de limites. Pourquoi ils s'arrêteraient?
Personne ne les remet dans le cadre.»
A la DIPS, Emmanuel Méjias, responsable de ce service de police municipale, tient le même discours. «On recense 200 mineurs gravement délinquants dans l'agglomération lyonnaise. Le problème, c'est que l'on ne sait pas quoi faire de ces jeunes. Il faudrait les extraire des quartiers. Mais pour les mettre où?»
Les chiffres
Selon les dernières statistiques de la police nationale,
les crimes et délits ont augmenté de 9,58% en France,
au cours des six premiers mois de l'année. Des chiffres
controversés, parce qu'ils mélangent différentes
catégories de délits et qu'il est difficile de savoir
s'il s'agit d'une hausse de la délinquance ou d'un accroissement
du nombre de plaintes.
Dans le Rhône, l'augmentation a été de 6,3%,
soit 70 450 faits au total. Les vols à main armée
(+19%) et ceux avec violence (+17,2%) sont en hausse. Les vols
de voitures en baisse. Le nombre de mineurs impliqués dans
ces crimes s'élève à 24%.
La cité lyonnaise
se veut «pionnière» dans la lutte contre la
délinquance. Mais le maire soigne surtout le sentiment
d'insécurité de ses électeurs.
Par Béatrice Guelpa - Le 16 août 2001
Derrière une porte blindée, au
deuxième étage d'un immeuble du centre de Vénissieux,
l'Office public de la tranquillité (TOP) commence sa journée.
Il est 10 heures, des «gardiens de la tranquillité»,
âgés de 23 à 48 ans, répondent au téléphone.
Ils sont dix-huit. Mission: régler les problèmes
de voisinage, les nuisances sonores, les dégradations diverses.
En un an, le TOP s'est occupé de 3200 affaires. Trois ministres
sont venus voir cette unité unique en France qui offre
une permanence vingt-quatre heures sur vingt-quatre et des équipes
sur le terrain de 8 heures à 2 heures du matin. Coût
de l'opération: plus d'un million de francs par an. Avec
la foi d'un missionnaire, Damien Baule, l'un des responsables,
s'enflamme: «Nous ne sommes pas des flics, notre arme, c'est
le dialogue. Notre but est d'assurer le retour des valeurs de
la République dans ces quartiers.»
Changement de planète. A quelques centaines de mètres, sur le plateau des Minguettes, un groupe de jeunes éclate de rire: «Le TOP, c'est les jaunes ou les autres?» «De toute façon, on s'en fout, on leur cause pas, c'est des balances.» Même son de cloche chez les adultes, comme le résume cette mère: «C'est une plaisanterie! Ils nous ont d'abord mis Présence plus (les jaunes, 24 personnes engagées par cinq propriétaires d'immeubles) et maintenant ce TOP. En fait, quand il y a un problème, Présence plus appelle le TOP qui téléphone à la police. Ils feraient mieux de trouver du travail à nos enfants! Tout ce qu'ils font, c'est empiler des structures répressives.»
Vénissieux, ville qui s'enorgueillit d'être «pionnière» en matière de lutte contre la délinquance dans la banlieue lyonnaise, est une ville divisée en deux. Le vieux bourg (55 000 habitants) et la ZUP des Minguettes (25 000) ne se comprennent pas.
Les mots du maire
En bas, le maire communiste, André Gerin, menacé par l'extrême droite, imagine des solutions pour soigner le sentiment d'insécurité de ses électeurs. En haut, la population, essentiellement maghrébine, s'enfonce dans la misère et rejette tout ce qui ressemble de près ou de loin aux services publics.
Dans le journal de la commune, le maire emploie des mots savants. Il parle de créer «un pôle d'excellence d'hospitalité» pour résoudre la crise, un «Forum des entrepreneurs de la tranquillité publique», «qui rassemblerait, pour réfléchir, des élus de droite, de gauche, des chefs d'entreprises, syndicalistes et avocats». Il veut engager un sociologue, «spécialiste de l'insécurité», mieux loger les policiers pour les inciter à rester (140 sont prévus mais les effectifs ne dépassent pas les 100 hommes). Son équipe promet de relancer les conseils de quartier pour délocaliser le pouvoir, ouvrir une épicerie sociale où les produits seraient moins chers, rénover le centre commercial Vénissy qui meurt faute de locataires. Des projets, des mots imprimés sur papier glacé, qui ne touchent pas le haut de la ville. Nacera Bahli, présidente de ARCH (Adulte relais culturel humanitaire), une association de bénévoles, est exaspérée: «De la théorie! On vit dans un camp de concentration! On nous parque. En mai, ils ont inauguré une antenne de la préfecture et de la mairie sur le plateau, c'est uniquement pour que l'on ne descende plus en ville!» Naïma Senucci renchérit: «Ils nous envoient leurs agents de développement pour voir ce qu'il faudrait faire. Mais nous, on le sait! Qu'ils donnent des jeux à nos enfants pour qu'ils arrêtent de s'amuser avec les rétroviseurs des voitures!»
A la DIPS, Emmanuel Méjias contient difficilement sa colère: «Là-haut, ils ne sont jamais contents. On veut démolir les tours (une quinzaine sont déjà tombées depuis 1990, cinq vont être démolies) pour construire des logements plus humains, mais ils sont contre. Ils ne veulent pas sortir de leur ghetto.»
En vingt ans, Vénissieux a perdu 20 000 habitants. L'exode se poursuit, malgré les efforts de la mairie. Toutes les mères du plateau rêvent de déménager. Fuir l'étiquette des Minguettes, qui empêche de trouver du travail ou même de se reloger ailleurs dans l'agglomération. Fuir ce climat, les frustrations qui finissent par tourner à la parano. «Les habitants des Minguettes ont fait une liste pour les dernières élections municipales, Les Citoyens Engagés. La mairie a tout fait pour nous couler et empêcher les jeunes de voter pour nous», poursuit Nacera, qui a recueilli 4% des voix. «Ils se vantent d'être une ville fleurie, mais ils ne mettent des fleurs que sur les carrefours. Et des plantes sauvages, qui n'ont pas besoin d'entretien»
Face à ce désespoir, le lieutenant Patrick Mallet, responsable de la police de proximité aux Minguettes, avoue son impuissance. Il évoque une population repliée sur elle-même, hostile, paralysée par la peur. «J'ai fait une formation pour les gardiens d'immeubles. L'un d'eux m'a dit: "Je m'excuse, mais je ne vous dirai pas bonjour si je vous croise dans le quartier, j'ai pas envie de passer pour un indic." Cela prendra du temps pour rétablir la confiance.» Emmanuel Méjias confirme: «On ne sait plus comment faire, il n'y a pas de solutions. On règle un problème ici et il se déplace ailleurs. Personne n'ose témoigner. Il va falloir mettre au point un programme de protection de témoins.» De la théorie à la réalité, il y a un monde.
Comment en est-on arrivé là? Les Minguettes, c'est l'éternelle histoire de toutes ces cités françaises bâties à la hâte dans les années 60-70, à la périphérie des villes, pour accueillir une main-d'uvre alors précieuse. Des tours, transformées au fil des départs en ghetto, où se concentrent des familles en difficulté, déracinées, que les blancs du bas surnomment les «nique ta mère». Avec leurs terrains de foot et leurs espaces verts, les Minguettes ne sont pourtant pas délabrées. Mais le problème n'est plus là. Ici, beaucoup sur le plateau survivent grâce au RMI (revenu minimum d'insertion), aux allocations chômage et aux colis des uvres d'entraide. Le niveau de formation des jeunes est plus faible que dans les autres communes lyonnaises: 27,1% n'ont pas de diplôme contre 15,9% et 3,3% sont diplômés de l'enseignement supérieur contre 12,3% ailleurs. Selon la mission locale pour l'emploi des jeunes, le taux de chômage pour les moins de 26 ans atteint 19,5%.
Après 1981, l'été des premières émeutes, le réflexe des autorités a été d'arroser le quartier. «On pouvait monter n'importe quel projet, la mairie donnait tout, pourvu que la cité ne brûle pas. Puis tout s'est arrêté d'un seul coup. Entre-temps, ils ont fabriqué une génération de jeunes habituée à recevoir ce qu'elle veut, quand elle veut. Il suffisait qu'elle casse», explique Irène, mère de quatre enfants qui vit ici depuis dix-sept ans.
L'excuse des parents
Aujourd'hui, la ville se retrouve dans l'impasse.
Et comme partout en France, les politiciens désemparés
se mettent à montrer du doigt ces parents qui «démissionnent».
«C'est une bonne excuse, s'indigne Sylvie Perlès,
responsable de l'Espace Jeunes, un service municipal. Personne
ne sait comment régler le problème alors on trouve
de nouveaux boucs émissaires. Il faut leur donner les moyens
d'être des parents.» Même indignation chez Elisabeth
Soriano, conseillère en économie sociale et familiale
au Centre social Eugénie Cotton. «Nous avons organisé
une exposition baptisée "Il était une fois
une famille, être parent aujourd'hui", beaucoup de
parents nous ont confié leur désarroi. Ils se posent
les mêmes questions que les autres, mais leur environnement
est plus difficile.» Sur le plateau, des groupes s'organisent
pour donner des conseils aux familles. Mais là encore,
la méfiance est tenace. Nacera Bahli conclut: «Ils
parlent de parents irresponsables mais ils ont supprimé
les cours d'alphabétisation pour les mères. C'est
nous qui leur apprenons le français! Les mères,
c'est pourtant pas des casseurs, elles brûlent rien! Et
puis, elles ont peur les gamins connaissent tous par cur des numéros
verts de SOS enfant. Au moindre problème, ils menacent
de les appeler. Moi, j'ai vu des mamans se faire retirer leurs
enfants par les assistantes sociales.»
Le plan anti-violence du ministère français de l'Education nationale
Nombreuses infos et références sur le thème "Ville et violence" (ministère français de l'équipement et du logement)
Dossier "Violence", sur le site du GRAAP (groupe romand d'accueil et d'action psychiatrique)
«Violences urbaines», sur le site de la revue Culture et Conflits, dossier, 1992