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José Bové manie une pâte explosive
A Millau, lors de son procès, le syndicaliste paysan a peaufiné son image de star. Mais celui qui est devenu le Ronald MacDonald de la lutte contre la mondialisation n'est-il pas en train de faire fausse route?

Reportage à Millau, Béatrice Guelpa
Le 6 juillet 2000

La statue de Ronald MacDonald passe de main en main au-dessus des têtes, brosse les cheveux des milliers de spectateurs venus écouter José Bové à la sortie du tribunal et se fraye un chemin jusqu'au bord de la scène, sur la place centrale de Millau. Puis, soudain, l'effigie de la multinationale du fast-food, «kidnappée à Montpellier» par de jeunes écologistes mutins, disparaît. Le service d'ordre des troupes de Bové ne veut pas du «cadeau». Les jeunes écolos remballent leur statue et leur humour. Ils ne sont pas au programme de la mise en scène. Dans la petite ville aveyronnaise de 22 000 habitants, le week-end dernier, c'était la Confédération paysanne qui soignait la dramatique. Et elle seule. Y compris l'apparente spontanéité du rassemblement de ces 50 000 à 100 000 citoyens anti-mondialisation aujourd'hui «réveillés», venus soutenir Bové, jugé pour avoir «démonté» le McDonald's de Millau le 12 août 1999.

Le syndicat, dont Bové est l'un des trois porte-parole, voulait faire de ce procès celui de la mondialisation. Il n'avait laissé aucun détail au hasard. La Confédération paysanne avait réservé les chambres d'hôtel pour les quelque 300 journalistes présents, géré l'attribution des 70 places dans le tribunal, organisé les interviews à la chaîne accordées par son héraut devant l'hôtel le plus chic de la ville et soigné l'apparition des intervenants sur la scène centrale transformée en tribunal public. N'oubliant rien, le syndicat avait même affrété trois bus pour conduire la caravane médiatique à quelques kilomètres de Millau, point de départ, vendredi, du tracteur des dix inculpés, déguisé en charrette des condamnés. Résultat, quelques perles comiques. Comme ces cameramen dérapant dans les champs, terminant à plat ventre dans la paille qui hurlaient: «Eh, Ginette, pousse-toi, t'es dans le cadre!» Ou encore cette vision surréaliste de champs de blé sans doute transgéniques - tout à coup piqués de dizaines de photographes armés d'objectifs mammouth.

Look anarchiste-terroir


Au fond des viseurs, toujours la même image: la star Bové, choisie par la Confédération paysanne comme homme-sandwich, d'abord pour défendre son roquefort. «Depuis le début, le timing est parfait. Il y a un événement tous les deux mois En septembre 1999, il sortait de prison; en novembre, il y a eu les émeutes de Seattle; en février, les lacrymogènes de Davos, et maintenant Millau», lance l'un des responsables du syndicat. Il poursuit: «Ce n'est pas nous qui avons choisi la date du 30 juin pour le procès, mais c'est parfait, juste à la veille des vacances... Et à la rentrée - le 13 septembre - , le verdict, pour relancer la sauce!»

Une gestion de la communication à l'américaine (!), diablement efficace. En moins d'un an, celui que l'on n'appelle plus que José se retrouve classé parmi les 50 nouvelles personnalités européennes par l'hebdomadaire «Business Week», il fait la une du «New York Times» et du «Washington Post».

L'homme, un urbain devenu paysan dans les années 70 à l'occasion des luttes antimilitaristes sur le Larzac, connaît les ingrédients de son succès et applique la recette à la lettre. Le public veut du rural, de l'authentique, un frisson libertaire, le tout ficelé dans un langage et des sourires francs? Bové les lui offre. Il allume sa pipe quand il faut pour soigner son look anarchiste-terroir, il salue à s'en vriller les tendons du poignet la foule scotchée en grappes sur le bus qui le transporte d'un coin à l'autre de la ville, toujours souriant. Enfin, répète, à l'issue de son procès, qu'il n'acceptera rien d'autre que «la relaxe» comme verdict, le 13 septembre prochain: le procureur a requis dix mois de prison dont neuf avec sursis et des peines inférieures à trois mois avec sursis pour ses neuf compagnons. «Il faut savoir rester dans l'illégalité», insiste-t-il. Le public, avide de ce «parler vrai» qui sent la révolution, frissonne d'aise. Son héros ne plie pas.

Seulement voilà, Bové et ses troupes en font peut-être trop. En jouant à fond la personnalisation, ils ont fait de José un produit de masse, le Ronald MacDonald de la juste cause, le contestataire version grand public dont la moustache finit par éclipser les messages. Le week-end dernier, à Millau, au beau milieu de l'euphorie, certains commençaient à s'en inquiéter. Exemple: devant le tribunal, où les slogans se déclinaient en canons discordants. Avec, d'un côté, ceux qui criaient: «Libérez Bové». Et de l'autre, ceux qui scandaient: «Libérez nos paysans», un rien agacés.

A la Confédération paysanne, quelques personnes sont conscientes des dangers de cette overdose médiatique: «Si le message de fond ne passe pas, on n'ira pas plus loin», lâche ce syndicaliste. Or toute la question est là. Millau est un incontestable succès populaire. Mais qu'aura-t-on à se mettre ensuite sur la tartine? «Le risque avec un tel impact médiatique, c'est que les gens se disent: c'est gagné, tout va changer. Mais Millau n'est qu'une étape, la route est encore longue», analyse Fernand Cuche, conseiller national écologiste et porte-parole de l'Union des producteurs suisses.

Comment transformer ces énergies? Que faire de tous ces gens qui ne sont pas paysans mais qui, désormais, comptent sur le produit Bové pour résoudre tous leurs soucis? Le défi est immense. Car, aujourd'hui comme hier, les nouveaux citoyens sont une collection hétéroclite aux intérêts divers. Des défenseurs des immigrés aux antinucléaires, des anarchistes aux allergiques au sport (!), en passant par les chômeurs, les Juifs révolutionnaires, les féministes et les cinéastes qui se mettent à parler de «malvision», les points communs sont difficiles à cerner. A Millau, ils avaient beau tous arborer le T-shirt «Le monde n'est pas une marchandise», inspiré du best-seller de José Bové publié cet hiver (déjà 80 000 exemplaires vendus), ils ne faisaient pas illusion. Le rassemblement vantait les vertus de l'épicerie, il offrait le spectacle d'un hypermarché avec des causes différentes sur tous les rayons. «Ce que je retiens de Millau? Qu'on est dans la merde parce que tout ce que j'ai entendu est utopique et pas du tout concret», soupire Fawsi, 18 ans, venu de Bordeaux en car.

Cautionner la kermesse!


Pour le moment, la réflexion s'arrête là. Beaucoup préfèrent fermer les yeux, car le paysan devenu star sert à tout le monde. D'abord au milieu associatif qui voit l'occasion rêvée de se faire entendre: «On sait bien que cela ne dure jamais. Le soufflé finit par retomber. Mais pour le moment, on profite de l'humus et on sème», explique ce membre d'un collectif qui se préoccupe de la marée noire. Ensuite aux syndicalistes et aux politiciens qui espèrent glaner quelques «consciences». «Nous, on ne cautionne pas cette kermesse», lance ce militant du Parti communiste international. «Bové, c'est une farce! Vous croyez vraiment que la bourgeoisie mettrait en avant quelqu'un qui la dérange? Je pense même que c'est un phénomène dangereux parce que cela dilue la conscience de classe. Si on est là, c'est parce qu'au milieu de tout cela on trouvera peut-être quelques personnes intéressées par nos solutions.»

Sans oublier la Confédération paysanne qui prépare les élections aux Chambres d'agriculture de janvier prochain. Pour l'instant, le syndicat de 15 000 adhérents n'est majoritaire que dans quatre chambres. Les autres, plus de 85, sont acquises au puissant ennemi, la FNSEA (450 000 membres). Avec l'effet Bové, cela pourrait changer.

Bové est utile, donc. Et l'on ne se prive pas d'agiter le symbole. Mais comme le souligne Régis Debray dans un numéro spécial de «L'Humanité-Hebdo» consacré à Millau: «Il a eu besoin des médias pour faire connaître son combat. Mais les médias risquent de s'emparer de lui pour faire reculer son combat. Qui se sert de qui? C'est une question qui ne se pose pas seulement à lui, mais à tous les révolutionnaires qui se jettent dans l'arène publique.»

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