Loftstory
La parodie politique du site de Loft Story
Professionnels
et Café du Commerce crient au danger pour les participants
de l'émission télé. Le destin des ex-candidats
suisses dédramatise la situation.
Par Pierre-Louis Chantre
Le 17 mai 2001
On dirait qu'ils sont coincés dans les tranchées de la guerre 14-18, ou qu'on les a jetés dans les mains de l'épouvantable docteur Mengele. Depuis le début de «Loft Story», psychologues et commentateurs rejoignent les conversations privées pour prédire un avenir psychique sombrissime à ses candidats. «Ils sont en danger», avertit le psychiatre français Serge Hefez dans le quotidien «Libération». «C'est une situation expérimentale de décompensation», assène sa collègue Christine Lamothe dans «Le Monde». Entendez par là qu'ils vont «s'effondrer tôt ou tard», que leur personnalité va s'en aller en petits morceaux, voire pire, tomber dans les extrêmes de la psychose. Au milieu de tous les défauts que la moitié de la France et de la Suisse romande s'accorde à lui trouver, «Loft Story» aurait donc au moins un mérite, celui d'avoir déclenché une ahurissante vague de discussions psys.
Il est vrai qu'à première vue, les conditions de ce jeu créent une pression psychologique d'un genre particulier. Enfermés dans un grand loft du matin au soir pendant 70 jours, perpétuellement filmés, plongés dans un univers totalement artificiel et semi-archaïque (pas de journaux, pas de télé, faire le pain soi-même, une heure d'eau chaude pour se doucher), chargés de relever des défis imbéciles (fabriquer des slips avec des sucreries, reproduire une chorégraphie du film «Grease», etc.), la dizaine de candidats affrontent des conditions de vie aussi peu naturelles que possible. Le casting a été aussi concocté pour créer des incompatibilités perturbantes. Loana la bimbo est censée déclencher un mélange de fascination et de mépris, Laure la peste bourgeoise s'occupe du rayon médisance, Kenza est arriviste et Philippe un intello coincé. De quoi provoquer une fatigue psychique que l'élimination régulière des candidats, sur désignation de leurs aimables colocataires, n'amoindrit pas.
Il est aussi vrai que, théoriquement, le succès fracassant de l'émission doit encore augmenter le stress de ses participants. Partout où ils sont passés, les clones de «Big Brother», le modèle hollandais qui a inspiré «Loft Story», ont connu de tels taux d'audience que les candidats, du premier au dernier, sont tous devenus des superstars nationales. En ce moment même, 80% des téléspectateurs polonais regardent leur version du même jeu sur la chaîne privée TVN. En Grande-Bretagne, 34 millions d'Anglais ont regardé «Big Brother» au moins une fois. Dix millions de Français ont regardé M6 pour assister à l'éviction d'Aziz, le premier à subir l'élimination de «Loft Story». En Suisse alémanique, plus de 272 000 personnes regardaient la première programmation de «Big Brother». Il n'y a guère qu'aux Etats-Unis que «Big Brother» a fait un flop.
On peut enfin légitimement
se demander si la violence des réactions n'est pas aussi
susceptible de blesser durablement les participants. En Allemagne,
la chaîne publique ARD a parodié sa concurrente privée
en filmant un groupe de hamsters enfermés dans une maison
de poupée. Une autre télévision régionale
a fait de même avec des souris blanches tandis qu'une radio
proposait d'écouter les grognements intimes de 120 truies
et de trois verrats. «Ce ne sont plus des personnes, mais
des rats dans une cage», s'exclame encore Serge Hefez. Selon
la plupart des commentaires, les candidats n'auraient ainsi pas
plus de volonté, d'autonomie, de conscience, de sens du
jeu ou de duplicité, bref, pas plus d'humanité que
des animaux de laboratoire.
A la sauce helvétique
Le concept de «Loft Story» ayant déjà fait le tour de l'Europe, un petit sondage des quelques ex-candidats donne un aperçu moins dramatique de la situation. En Suisse alémanique, le deuxième «Big Brother» vient tout juste de se terminer. Côté cruauté de la vie dans le bocal, les ex-participants montrent pour l'instant peu de séquelles dramatiques. L'informaticien Stefan, 37 ans et 32 jours dans le caisson, regrette d'être parti volontairement: «Je serais volontiers resté plus longtemps. Traîner gentiment dans l'appartement, ne rien faire, dormir le matin jusqu'à pas d'heure, bien manger tous les soirs, c'était un plaisir absolu.» Sara, ex-soldate professionnelle de l'armée suisse, admet que «la pression psychologique a été forte pendant le jeu» et qu'elle a été «très triste pendant deux jours», mais la jeune Bernoise de 23 ans, éliminée du «Big Brother 2» après quelques semaines, bénit les amitiés que le jeu lui a apportées: «Je n'y croyais pas avant d'y aller, mais j'y ai trouvé de grands amis. Nous continuons de nous voir beaucoup.» Miguel, l'artiste de cirque de 28 ans, a tout de même souffert de «devoir toujours être gentil avec les autres» pour pouvoir gagner. Cette hypocrisie a fini par le lasser. Il a simplement quitté le jeu après trois petites semaines avec la conviction qu'on ne l'y reprendrait pas.
Côté viol de l'intimité, les candidats apparaissent bien plus maîtres de leur jardin secret qu'on ne l'imagine. «Je n'ai oublié les caméras que très rarement, dit Miguel, chacun essaie d'être soi-même, mais personne ne peut y arriver. Il faut toujours jouer un jeu.» Sarah affirme avoir «oublié les caméras cinq minutes après être entrée dans le container», mais trouvait immédiatement une limite à ses confessions: «Je pensais toujours aux caméras quand je parlais de quelque chose de vraiment intime. Je faisais toujours attention de ne pas en raconter trop.» Nadim, ex-informaticien qui a vécu une brûlante histoire d'amour avec Mascha, déclare avoir agi en totale confiance: «Je savais que TV3 n'allait pas montrer de scènes trop intimes parce que l'émission passait à 20 heures.» Et si la chaîne privée se piquait à exploiter quelques scènes torrides sur Internet ou ailleurs? «TV3 a brûlé tout le matériel, affirme Nadim, j'en suis certain à 100%.»
Rôles fabriqués
Le ciel n'est tout de même pas totalement sans nuages dans l'affaire. Sara reproche à TV3 de l'avoir montrée sous un jour qui ne correspond pas à la réalité: «Les réalisateurs de l'émission ne faisaient pas voir les choses telles qu'elles se passaient. L'émission donnait une image de moi très tranquille, alors que je ne suis pas du tout comme ça. Avec les autres joueurs, c'était la même chose. Lorsque j'ai regardé l'émission, après être sortie du jeu, je me suis rendu compte qu'on ne montrait pas leur véritable personnalité.» Nadim confirme: «TV3 a fabriqué un rôle à chacun. Moi, j'étais celui qui pense toujours au sexe. Ils montraient mon ami Fabian en train de dormir. Nous avons pourtant fait beaucoup d'autres bêtises.» Mais encore une fois, personne ne s'en formalise beaucoup. Nadim: «En entrant dans le container, tout le monde était conscient qu'il y avait un grand risque de manipulation. Nous aurions été très stupides de ne pas nous en douter.» Sara: «Si on me le demande, je recommence demain.»
Les participants n'excluent pas non plus que leur brusque notoriété leur joue des tours. En Suisse comme ailleurs, beaucoup d'ex-joueurs ont immédiatement tiré profit de l'effet «hype» que produit l'émission. Zlatko, vainqueur du Big Brother allemand, cartonne au hit-parade avec un album produit juste après sa sortie. Sara est devenue photographe de presse. Nadim anime des émissions sur Radio 105 et sur TV3. D'autres ont repris leur ancien travail tout en prenant plaisir à signer des autographes: «Mais dans quelques mois, certains seront aussi peu connus qu'avant, estime Nadim. A mon avis, ça va leur causer des problèmes de ne plus être reconnus dans la rue.» Enfin, tout le monde n'est pas non plus ressorti totalement indemne de la mascarade. Même s'il estime le mal «momentané», Miguel a perdu quelques contrats de mannequin et de représentations pour des galas d'entreprises. Deux concurrents du premier Big Brother suisse sont encore en traitement psychologique après l'émission. Membre responsable de la maison de production qui les a sélectionnés, Stefan Zingg minimise les dégâts en estimant qu'«ils soignent des problèmes qu'ils avaient déjà avant l'émission».
Tout se passe donc comme si les
candidats qui se présentent à ce type de jeu fonctionnaient
sur la même logique que leurs soi-disant abuseurs. Nadim
rêvait de faire de la radio, Sara d'être photographe,
c'est chose faite pour les deux. Aziz voulait être comédien,
il s'est vu faire plusieurs propositions dix minutes après
sa sortie. «Les producteurs font du business avec nous,
nous essayons d'en faire avec eux», dit le malchanceux Miguel,
qui se dit tout de même «très content d'avoir
noué beaucoup de contacts» grâce à l'émission.
Autant dire qu'en matière de dépression, la menace
concerne plutôt les directeurs des télévisions
concurrentes.
Si partisans et opposants s'affrontent au grand jour autour de «Loft Story», en coulisse, chacun se frotte les mains. M 6 bien sûr, mais aussi les annonceurs, les candidats et même la presse
Certains y verront la preuve que la télévision est fondamentalement cynique et immorale. Difficile pourtant de le contester: plus une émission suscite la polémique, plus elle compte de bénéficiaires. Y compris, et ce n'est pas le moindre des paradoxes, parmi ceux qui se positionnent clairement dans le camp des détracteurs.
Prenez «Loft Story», l'émission de real TV diffusée actuellement sur la chaîne française M 6. Les âpres controverses qui entourent sa diffusion n'empêchent pas les uns et les autres de se frotter les mains. A commencer par M 6 évidemment. Cette chaîne qui végétait depuis quelques années dans l'ombre des grandes a eu le nez fin en décidant de programmer la première une adaptation française de «Big Brother», quitte pour cela à renier l'entente tacite qui voulait que les télévisions françaises ne cèdent pas aux sirènes de la real TV.
Mais que valent ces engagements face à la perspective de faire un gros coup? Et quel gros coup! Depuis le début de «Loft Story», M 6 n'arrête pas de battre des records d'audience, principalement aux dépens de TF 1, qui n'en finit plus de fulminer de s'être ainsi fait griller la politesse. Jeudi 17 mai, ils étaient 7,7 millions de téléspectateurs devant leur petit écran pour connaître le candidat évincé du loft. M 6 réalisait ce soir-là 49,4 pc de part d'audience sur les ménagères de moins de 50 ans, la cible privilégiée des annonceurs.
Consciente de détenir une arme redoutable, M 6 décidait le 21 mai de programmer son émission à 19 heures plutôt qu'à 18 h 20, histoire d'affronter le «Bigdil» de TF 1, l'un des leaders de la tranche horaire 19-20. Résultat: pour la première, l'ex-petite chaîne s'octroyait 56 pc de parts de marché, n'en laissant que 22 à peine à sa concurrente... Depuis, l'audience de «Loft Story» avoisine en moyenne les 40 pc.
LES TARIFS DE LA PUB FLAMBENT
Les retombées ne s'arrêtent pas là. Outre l'impact sur le reste de sa programmation, M 6 rafle également la mise sur Internet. Près de trois internautes français sur dix se sont connectés sur l'un des sites consacrés à «Loft Story» au cours du mois de mai. Selon le service Nielsen//NetRatings de MediametrieeRatings. com, le site officiel loftstory.com affiche la meilleure progression en audience (+ 382 pc), avec 507.400 visiteurs, et se classe 9e en termes d'audience.
Et que dire alors des rentrées publicitaires? Le succès d'audience de l'émission ayant largement dépassé les prévisions, les annonceurs qui ont osé miser sur le concept dès le départ (soit très peu, la plupart craignant le flop et surtout les réactions hostiles) ont réalisé une bonne affaire. Car entretemps, M 6 a évidemment revu ses tarifs à la hausse. Le prix de l'écran de coupure de 19 h 30 a été multiplié par 2,75 et s'élève aujourd'hui à 230 000 francs français.
S'il est logique que M 6 tire profit de son investissement, la position des autres médias est plus ambiguë. «Loft Story» est devenu un stimulant médiatique, dont ont profité tant les partisans que les adversaires du huis clos télévisuel. Exemples: depuis qu'elle consacre une large couverture au loft, l'émission «On ne peut pas plaire à tout le monde» sur France 3 dépasse les 30 pc d'audience et quand «Libération» et «Le Monde» consacrent leurs «Unes» au sujet, ce sont les ventes qui progressent de 15 pc. Difficile de résister...
© La Libre Belgique 2001
Savoir plus
Plus que 17 jours à tenir...
Que l'on soit zélateur
ou pourfendeur, il faudra supporter encore trois votes éliminatoires
avant que ne se dissipe la folie «Loft story» et que
guides ou carnets intimes des ex-lofteurs ne viennent rallumer
la flamme des fans éternels. Sur ce plan, on peut en effet
dire que le «Loft» a tenu toutes ses promesses vis-à-vis
des participants, leur assurant force propositions et même
statut de star. Si Aziz devrait apparaître dans «Taxi
3», ils sont plusieurs à s'être vu proposer
des emplois dans le monde de la télévision ou d'Internet
. Ansi Kimy, sortie jeudi soir et sixième éliminée
de l'émission, pourrait se retrouver, au choix, sur MCM
ou sur un site d'info sportive. Cinq candidats restent en lice
pour la maison d'une valeur de trois millions de FF. (K.T.)