Minguettes
Déçus par des promesses non tenues, les jeunes de la cité des Minguettes à Lyon, principalement d'origine maghrébine, n'iront pas voter lors du premier tour des présidentielles de dimanche. Les adultes vénissians sont partagés entre incertitude et doute
AUX MINGUETTES (LYON)
Mercredi 17 avril, en entrant dans la municipalité de Vénissieux - dirigée par André Gerin, un maire communiste - dans le département du Rhône par une belle journée ensoleillée de printemps, on a du mal à se convaincre de l'imminence des élections présidentielles dans l'Hexagone. Aucune agitation électorale n'est perceptible. Et pourtant, le premier tour de la joute démocratique entre les 16 candidats est prévu pour ce dimanche 21 avril. Seules les affiches électorales collées sur les panneaux publicitaires et présentant la mine souriante et charmeuse des prétendants à la fonction suprême de la République renseignent le visiteur. C'est dire qu'à l'instar d'autres villes françaises, Vénissieux (60 pc de la population est maghrébine ou d'origine maghrébine), l'une des plus importantes banlieues lyonnaises, ne manifeste pas un enthousiasme délirant à l'égard des premières présidentielles du 21e siècle. `Les gens sont démotivés et considèrent que les candidats ne proposent que du vent. Ils surfent sur des sujets d'actualité sans vraiment proposer d'alternatives concrètes. L'insécurité est un sujet important, mais pour les jeunes, le travail est la priorité des priorités et les candidats aux présidentielles n'offrent pas tellement de perspectives´, déclare Rebecca, une jeune dame préposée à la réception de l'Hôtel de ville de Vénissieux.
Maquillée à l'excès, un casque d'écouteurs vissé sur la tête, casque prolongé par un micro qui lui arrive devant les lèvres, elle paraît débordée par les appels téléphoniques de la population et les demandes de renseignements des habitants qui se présentent personnellement à la mairie pour différentes raisons. ` Contrairement à certains jours, c'est relativement calme aujourd'hui ´, lâche-t-elle dans un sourire. Au premier étage du bâtiment, une cellule de quatre personnes s'occupe des derniers préparatifs relatifs au scrutin présidentiel. `Nous vérifions une dernière fois les inscriptions et nous devons finir pour aujourd'hui´, sourit Hélène Mexis, adjointe au directeur du service des Affaires générales (attestation d'accueil, élections, etc.), rappelant que dimanche, 28 bureaux de vote ouvriront leurs portes aux électeurs.
Sur une population de 56 487 habitants, 26 556 personnes sont inscrites sur les listes des votants. Dehors, la vie suit tranquillement son cours. Il est environ dix heures et l'artère principale paraît déserte. On croirait que la préoccupation des Vénissians est ailleurs. Malgré l'amertume et la lassitude, certains habitants ne comptent pas se soustraire à leur devoir citoyen. En tout cas, pas au premier tour. `Je ne me fais pas trop d'illusion sur l'issue des élections, mais j'irai voter quand même. Que ce soit Jospin ou Chirac, Mamère ou Laguiller, Chevènement ou Bayrou, ce sont une bande de bourricots guidés par l'argent et le pouvoir´, assène, sèchement, Jacques L., électricien à la Ville de Vénissieux. Loin des discours intellectualistes et compliqués, l'analyse de l'électricien en chef repose sur un triptyque : le chômage, l'insécurité et le désordre. La sanction est cinglante. `Même si je n'épouse pas ses thèses, j'irai voter au premier tour pour Jean-Marie Le Pen. Je trouve que c'est un visionnaire. Il y a 20 ans, il a prédit que la France irait mal, qu'il y aurait le désordre. Eh bien, c'est le cas aujourd'hui. Allez aux Minguettes et vous comprendrez le sentiment des Vénissians dont la plupart voteront extrême droite ce dimanche´, dit-il, sans ménagement, son tournevis à la main.
La quarantaine dépassée, drapé dans une salopette bleue, l'homme est venu avec son équipe vérifier et réparer l'installation électrique du bâtiment de la Maison des jeunes et de la culture (MJC). `Au deuxième tour, je voterai blanc´, assure l'électricien, le regard dissimulé derrière des lunettes teintées.
Face à une position aussi radicale, d'autres électeurs sont plus méfiants. `Même si je fais la même analyse que Jacques et que je suis déçue, je ne voterai pas pour la même personne que lui. J'ai une petite liste comprenant des candidats (Arlette Laguiller, Noël Mamère, Olivier Besancenot, etc.) dans laquelle je piocherai au premier tour. Pour le deuxième tour, je voterai blanc. Jacques a raison quand il parle des Minguettes avec ses jeunes Français d'origine maghrébine qui ne respectent rien´, renchérit Annick, secrétaire-comptable de la MJC. Militante de gauche, elle avoue sa perplexité devant la politique menée par le Premier ministre candidat, Lionel Jospin. `La politique de Lionel Jospin n'est pas de gauche. Jamais on n'a donné autant d'argent aux patrons comme il l'a fait durant ses cinq dernières années´, dit-elle, le regard dirigé vers l'horizon, en direction des Minguettes.
Elevée au rang de Zone urbaine prioritaire (Zup), la cité des Minguettes est un quartier à forte densité de population. Il concentre sur son territoire près de la moitié des citoyens vénissians. `C'est un quartier sensible avec une forte population immigrée, des Français d'origine maghrébine´, explique un Vénissian. Il y a près de vingt ans, les Minguettes, avec ses 42 buildings (15 immeubles de 15 étages chacun qui ont été détruits depuis 1983), faisait la Une de l'actualité française et internationale. En 1981 et 1983, des aînés s'étaient révoltés contre les violences policières et les discriminations judiciaires à l'égard des immigrés. Il y a eu des morts, des voitures brûlées, mais grâce à leur mobilisation (grève de la faim, marche des Beurs, etc.), les manifestants ont, entre autres, arraché de la part des autorités françaises de l'époque - notamment du président François Mitterrand - la carte de résidence de 10 ans.
Des années après, le quartier des Minguettes traîne encore derrière lui l'étiquette - quasi indélébile - de cité difficile, dangereuse et où il ne fait pas bon vivre. Et pourtant, les jeunes des Minguettes n'ont rien de méchant. En cette journée inondée de soleil, la cité présente un visage agréablement fleuri. Mais derrière cette image idyllique se cachent certaines réalités.
A l'ombre des tours de l'avenue Division Leclerc subsistent des carcasses calcinées de véhicules brûlés il y a une quinzaine de jours. Les cimes noircies de certains bâtiments témoignent de récents incendies qui ont secoué la communauté. `Les jeunes de la cité des Minguettes, en majorité maghrébins, sont confrontés à un problème d'identité. Ils sont partagés entre les valeurs démocratiques de la République et leurs racines maghrébines. Ils sont nés ici et sont Français, mais ne se sentent pas investis du devoir citoyen qu'est le vote´, explique un éducateur. Et de souligner que la situation au Proche-Orient n'arrange pas les choses dans les cités où nombre de jeunes maghrébins s'identifient aux jeunes Palestiniens engagés dans l'Intifada.
Plus loin, à l'entrée de l'une des tours, des jeunes devisent au soleil. Le sujet des élections est balayé d'un revers de main. `Je n'irai pas voter. Cela ne servira à rien. Les politiciens promettent beaucoup de choses avant les élections mais après, ils oublient leurs promesses. Je ne me sens pas concerné par les élections françaises. Je me sens plus Tunisien que Français´, lance Mabrouck Hamoud, 19 ans, en allumant une cigarette à l'odeur suspecte. L'abstention: on dirait un mot d'ordre car ici, elle fait quasiment l'unanimité. `On travaille, mais on gagne des clopinettes. Dans le même temps, les hommes politiques se remplissent les poches et vous voulez qu'on aille voter pour eux´, résume Belkacem (36 ans), ouvrier dans une entreprise de nettoyage.
Soudain, les visages se figent. Une voiture de policier fait sa ronde autour des bâtiments. `C'est pour nous qu'ils font ça. Ils nous traitent de délinquants, alors que nous avons la rage devant les discriminations dont nous sommes victimes. La France est une garce qui nous a trahis. On nous demande de voter, de remplir notre devoir de citoyen, mais dans le même temps, on nous méprise. Que les responsables politiques traduisent d'abord dans les faits les principes d'égalité et de fraternité´, s'emporte encore Khader.
Français d'origine algérienne, Toufik (26 ans) travaille à la Mairie et ira voter au premier tour, mais il dit comprendre la position de ses camarades. `On ne s'intéresse à eux qu'en période électorale. Les immeubles datent des années 60 et ne sont même pas entretenus. Quand les pompiers arrivent lors d'un incendie, ils sont toujours fâchés, car rien n'est prévu´, dit celui qui donnera sa voix au premier tour à Arlette Laguiller. Au deuxième tour, il votera blanc. Au-delà de l'attention à porter aux jeunes, il estime que pour les intéresser au jeu électoral, il faudrait d'abord que l'inscription sur les listes électorales soit systématique. `La démarche d'aller à la mairie pour s'inscrire freine les jeunes. Il faut y mettre fin´, suggère-t-il. Cheveux grisonnants, Benghendouz (65 ans) tente de raisonner les jeunes, mais en vain. `Je les comprends, mais il faut qu'ils aillent voter pour montrer qu'ils sont un poids électoral, notamment pour barrer la route à l'extrême droite´, estime David, 29 ans, animateur à la Maison des jeunes, persuadé qu'il y a des jeunes de la communauté maghrébine qui se sentent concernés par les présidentielles.
La situation des Minguettes n'est pourtant pas ignorée par les autorités municipales. `C'est un quartier en souffrance, malgré les efforts importants consentis depuis 1983. La ségrégation y gagne du terrain et le phénomène de getthoïsation se poursuit´, admet l'élu communiste Guy Fisher, sénateur du département du Rhône et conseiller général Vénissieux-sud, regrettant la triste association opérée par certains entre insécurité-délinquance et jeunes-Maghrébins. La conséquence de cette attitude fustigeante notamment en période électorale se traduit par l'abstention ou le renforcement du score de l'extrême droite. `Nous devons lutter contre l'échec scolaire dans ces quartiers et réfléchir à un système d'éducation adapté. Sur le plan politique, je trouve qu'on manque de volonté affirmée pour tendre la perche à ces jeunes et qu'on a tendance à les laisser sur le bord du chemin. Le résultat est qu'ils s'adonnent à la drogue et se tournent vers l'économie souterraine´, analyse M. Fisher, reconnaissant que les efforts ne sont pas à l'échelle des enjeux.
© La Libre Belgique 2002