Si c'est un homme (1945/1946)
A lire, et à relire, absolument.
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Bien des mots furent alors prononcés, bien des gestes accomplis, dont il vaut mieux taire le
souvenir.
(p.15)
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Nous découvrons tout tôt ou tard dans la vie que le bonheur parfait n'existe pas;
mais bien peu sont ceux qui s'arrêtent à cette considération inverse qu'il n'y a
pas non plus de malheur absolu. Le raisons qui empêchent la réalisation de ces deux
états limites sont de même ordre: elles tiennent à la nature même de l'homme, qui
répugne à tout infini.
(p.15/16)
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Nous nous dîmes alors, en cette heure décisive, des choses qui ne se disent pas
entre vivants.
(p.18)
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...un système plus expéditif fut adopté par la suite: on ouvrait les portières des
wagons des deux côtés en même temps, sans avertir les nouveaux venus ni leur dire
ce qu'il fallait faire. Ceux que le hasard faisait descendre du bon côté entraient
dans le camps; les autres finissaient à la chambre à gaz.
(p.19)
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Nous savons,..., que nous seront difficilement compris, et il est bon qu'il en soit
ainsi.
(p.26)
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Et que l'on n'aille pas croire que dans la vie du Lager, les souliers constituent un
facteur négligeable. La mort commence par les souliers...
(p.35)
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...c'est justement, parce que le Lager est une monstrueuse machine à fabriquer des
bêtes, que nous ne devons pas devenir des bêtes; puisque même ici il est possible
de survivre, nous devons vouloir survivre, pour raconter, pour témoigner: et pour
vivre il est important de sauver au moins l'ossature, la charpente, la forme
de la civilisation. Nous sommes des esclaves, certes, privés de tout droit, en
butte à toutes les humiliations, voués à un mort presque certaine, mais il nous
reste encore une ressource et nous devons la défendre avec acharnement parce que
c'est la dernière: refuser notre consentement...
(p.42)
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Malheur à celui qui rêve: le réveil est la pire des souffrances.
(p.46)
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S'il est un message que le Lager eût pu transmettre aux hommes libres, c'est bien celui-ci:
...Faites en sorte de ne pas subir dans vos maisons ce qui nous est infligé ici.
(p.58)
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... Nous ne reviendrons pas. Personne ne sortira d'ici, qui pourrait porter au
monde, avec le signe imprimé dans sa chair, la sinistre nouvelle de ce que
l'homme, à Auschwitz, a pu faire d'un autre homme.
(p.59)
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Nous somme persuadés en effet qu'aucune expérience humaine n'est dénuée de sens ni
indigne d'analyse, et que bien au contraire l'univers particulier que nous décrivons ici
peut servir à mettre en évidence des valeurs fondamentales, sinon toujours positives.
Nous voudrions faire observer à quel point le lager a été, aussi et à bien des égards,
une gigantesque expérience biologique et sociale.
Enfermez des milliers d'individus entre des barbelés, sans distinction d'âge, de
condition sociale, d'origine, de langue, de culture et de moeurs, et soumettez-les à
un mode de vie uniforme, contrôlable, identique pour tous et inférieur à tous les
besoins: vous aurez là ce qu'il peut y avoir de plus rigoureux comme champ
d'expérimentation, pour déterminer ce qu'il y a d'inné et ce qu'il y a d'acquis dans
le comportement de l'homme confronté à la lutte pour la vie.
(p.93)
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Mais au Lager il en va tout autrement: ici la lutte pour la vie est implaccable
car chacun est déserpérement et férocement seul.
(p.94)
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... et celui qui se fait craindre est du même coup un candidat à la survie.
On a parfois l'impression qu'il émane de l'histoire et de la vie une loi féroce
que l'on pourrait énoncer ainsi: « Il sera donné à celui qui possède, il sera pris
à celui qui n'a rien. » Au Lager, ou l'homme est seul et où la lutte pour la vie
se réduit à son mécanisme primordial, la loi inique est ouvertement en vigueur et
unanimement reconnue.
(p.95)
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Ils peuplent ma mémoire de leur présence sans visage, et si je pouvais résumer tout
le mal de notre temps en une seule image, je choisirais cette vision qui m'est
familière: un homme décharné, le front courbé et les épaules voutées, dont le visage
et les yeux ne reflètent nulle trace de pensée.
(p.97)
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L. n'ignorait pas que passer pour puissant, c'est être en voie de le devenir, et que
partout au monde mais plus particulièrement au camp, où le nivellement est général,
des dehors respectables sont la meilleure garantie d'être respecté.
(p.101)
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Il (Lorenzo) ne demanda rien et n'accepta rien en échange, parce qu'il était bon
et simple, et ne pensait pas que faire le bien dût rapporter quelque chose.
(p.128)
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...la réputation de chance,(...) représente un atout de la première
importance pour qui sait s'en prévaloir.
(p.128)
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Mais Lorenzo était un homme: son humanité état pure et intacte, il n'appartenait pas
à ce monde de négation. C'est à Lorenzo que je dois de n'avoir pas oublié que moi
aussi j'étais un homme.
(p.130)
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Savez-vous comment on dit « jamais » dans le langgage du camp ? « Morgen früh », demain matin.
(p.143)
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Aujourd'hui je pense que le seul fait qu'un Auschwitz ait pu exister devrait interdire
à quiconque, de nos jours, de prononcer le mot de Providence:...
(p.169)
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Celui qui tue est un homme, celui qui commet ou subit une injustice est un homme.
Mais celui qui se laisse aller au point de partager son lit avec un cadavre, celui-là
n'est pas un homme. Celui qui a attendu que son voisin finisse de mourir pour lui
prendre un quart de pain, est, même s'il n'est pas fautif, plus éloigné du modèle de
l'homme pensant que le plus fruste des Pygmées et le plus abominable des sadiques.
(p.185)
(Julliard. Presses Pocket)
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La trève (1963)
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Que vous soyez ou non croyant, que vous soyez ou non «patriote», si
un choix vous est donné, ne vous laissez pas séduire par l'intérêt
matériel ou intellectuel, mais choisissez le domaine qui peut rendre
moins douleureux et moins périlleux l'itinéraire de vos contemporains et
de vos descendants.
(dans : ??? )
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(au moment de la libération d'Auschwitz)
...Ils ne nous saluaient pas, ne nous souriaient pas; à leur pitié semblait
s'ajouter un sentiment confus de gêne qui les oppressait, les rendait muets
et enchaînait leurs regards à ce spectacle funèbre. C'était la même honte
que nous connaissions bien,celle qui nous accablait après les sélections et
chaque fois que nous devions assister ou nous soumettre à un outrage : la
honte que les Allemands ignorèrent, celle que le juste éprouve devant la faute
commmise par autrui, tenaillé par l'idée qu'elle existe, qu'elle ait été
introduite irrévocablement dans l'univers des choses existantes et que sa bonne
volonté se soit montrée nulle ou insuffisante et totalement inefficace.
(p.14/15)
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C'est pourquoi, pour nous aussi, l'heure de la liberté eut une résonance sérieuse
et grave et emplit nos âmes à la fois de joie et d'un douleureux sentiment de
pudeur grâce auquel nous aurions voulu laver nos consciences de la laideur qui
y régnait; et de peine, car nous sentions que rien ne pouvait arriver d'assez bon
et d'assez pur pour effacer notre passé, que les marques de l'offense resteraient
en nous pour toujours, dans le souvenir de ceux qui y avaient assisté, dans les
lieux où cela s'était produit et dans les récits que nous en ferions. Car, et
c'est là le terrible privilège de notre génération et de mon peuple, personne
n'a jamais pu, mieux que nous, saisir le caractère indélébile de l'offense
qui s'étend comme un épidémie. Il est absurde de penser que la justice humaine
l'efface. c'est une source de mal inépuissable : elle brise l'âme et le corps
de ses victimes, les anéantit et les rend abjects; elle réjaillit avec infamie
sur les oppresseurs, entretient la haine chez les survivants et prolifère de mille
façons, contre la volonté de chacun, sous forme de lâcheté morale, de négation,
de lassitude, de renoncement.
(p.15)
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Quand il y a la guerre, il faut penser avant tout à deux choses: d'abord aux
chaussures et ensuite à la nourriture; et non l'inverse comme on le croit
ordinairement : parce que celui qui a des chaussures peut partir en quêtre de
nourriture mais pas le contraire.
(p.58)
(La Trève, Grasset Traduit de l'italien par Emmanuelle Genevois-Joly)
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Les naufragés et les rescapés
Est-il nécessaire de le dire ? : à lire absolument
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On ne lit pas sans effroi les mots laissées par Jean Améry, le philosophe autrichien
torturé par la Gestapo pour son activité dans la résistance belge, et déporté ensuite
à Auschwitz parce qu'il était juif:
« Qui a été torturé reste torturé.[...] Qui a subi le supplice ne pourra plus jamais
vivre dans le monde comme dans son milieu naturel, l'abomination de l'anéantissement ne
n'éteint jamais. La confiance dans l'humanité, déja entamée dès la première giffle
reçue, puis démolie par la torture, ne se réacquiert plus.»
La torture a été pour lui une mort interminale: Améry, s'est tué en 1978.
(p.25)
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Or, quiconque a une expérience suffisante des choses humaines sait que la distinction
(l'opposition, dirait un linguiste) bonne foi/mauvaise foi est empreinte d'optimisme
et de confiance dans l'homme...
(p.26)
[YF: Penser au message de Jésus: «Paix aux hommes de bonne volonté»]
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Le passage silencieux du mensonge à autrui à celui qu'on se fait à soi-même est utile:
qui ment de bonne foi ment mieux, joue mieux son rôle, est cru plus facilement par le
juge, par l'historien, par le lecteur, par sa femme, par ses enfants.
(p.27)
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Distinguer la bonne et la mauvaise foi se paie: cela demande une profonde sincérité
avec soi-même, exige un effort continuel, intellectuel et moral.
(p.28)
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En général, s'il est difficile de nier qu'on a commis une action donnée, ou que cette
actiona été commise, il est en revanche extrêmement facile d'altérer les motivations
qui nous ont conduit à un certain acte, ainsi que les passions qui, en nous, ont
accompagné cet acte.
(p.30)
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Du reste, l'histoire entière du « Reich millénaire » peut être relue comme une guerre
contre la mémoire, une falsification de la mémoire à la Orwell [YF: voir "1984" ], une
négation de la réalité allant jusqu'à la fuite définitive hors de la réalité.[...]
Son effondrement final n'a pas été seulement une délivrance pour le genre humain
mais aussi une démonstration du prix à payer lorsqu'on manipule la vérité.
(p.31-32)
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Le monde dans lequel on se sentait précipité était effrayant, mais il était aussi
indéchiffrable: il n'était conforme à aucun modèle.
(p.38)
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Mais malheur à vous si cette dignité vous pousse à réagir, c'est là une loi non écrite
mais d'airain: le « Zurückschlagen », répondre aux coups par des coups, est
une transgression intolérable qui ne peut venir qu'à l'esprit d'un « nouveau ».
(p.41)
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Le privilège, par définition, défend et protège le privilèger...
(p.41)
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L'ascension des privilèges, non seulement au Lager mais dans toutes les sociétés
humaines, est un phénomène angoissant mais fatal: ils ne sont absents que dans les
utopies. C'est le devoir de l'homme juste de faire la guerre à tout privilège non
mérité, mais il ne faut pas oublier qu'il s'agit d'une guerre sans fin. [...]
(p.41-41]
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C'est un jugement que nous voudrions confier uniquement à ceux qui ont eu la possibilité
de vérifier sur eux-mêmes ce que signifie le fait d'agir en état de contrainte.
Manzoni
[1785-1873] le savait bien: «Les provocateurs, les oppresseurs, tous ceux qui, d'une
façon quelconque, font tort à autrui, sont coupables, non seulement du mal qu'ils
commettent, mais encore du pervertissement auquel ils conduisent l'âme des offensés.»
(p.43-44)
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Il n'est ni facile ni agréable de sonder cet abîme de noirceur, et je pense cependant
qu'on doit le faire, car ce qu'il a été possible de commettre hier pourra être tenté à
nouveau demain, pourra nous concerner nous-mêmes ou nos enfants. On est tenté de
détourner les yeux et de tourner ailleurs son esprit: c'est une tentation qu'il faut
repouser.
(p.53)
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.., or personne ne peut savoir combien de temps et à quelles épreuves son âme pourra
résister avant de céder ou de se briser.
(p.59)
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La faim épuise, la soif rend furieux:...
(p.78)
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Les « sauvés » du Lager n'étaient pas les meilleurs, les prédestinés au bien, les
porteurs d'un message : tout ce que j'avais vu et vécu montrait exactement le contraire.
Ceux qui survivaient étaient de préférences les pires, les égoïstes, les violents, les
insensibles, les collaborateurs de la « zone », les mouchards.[...] Les pires
survivaient, c'est-à-dire les mieux adaptés, les meilleurs sont tous morts.
(81)
(Gallimard 1989. Traduit de l'italien par André Maugé)
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Le système périodique (1975)
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On reconnaît facilement qui achète et vend de son métier: il a l'oeil éveillé et le visage
tendu, il craint la tromperie ou la médite, et il est sur ses gardes comme un chat à la brune.
C'est son métier qui tend à détruire l'âme immortelle; il y eut des philosophes courtisans,
des philosophes poliseurs de lentilles, et même des philosophes ingénieurs et stratèges, mais
aucun philosophe, autant que je sache, ne fut grossiste ou boutiquier.
(p.203)
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...la permission de se tromper se réduit avec les années et que, pour cette raison, qui veut
en profiter ne doit pas attendre trop longtemps.
(p.224)
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.. l'expérience enseigne que c'est la qualité la plus constante, celle qui ne s'acquiert ni
ne se perd avec les années. On naît digne de confiance, avec un visage ouvert et le regard
droit, et tel on reste pour la vie. Qui naît tordu et myope le restera, qui vous ment à
six ans vous mentira à seize et à soixante ans. Le phénomène est important et explique
comment certaines amitiés et certains mariages survivent pendant de nombreux décennies, et
dépit de l'habitude, de l'ennui, des sujets de conversation épuisés,...
(p.239)
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Dans le monde réel, les hommes armés existent, ils construisent Auschwitz, et les honnêtes
et les désarmés aplanissent leur voie; c'est pourquoi chaque Allemand, plus, chaque homme,
doit répondre d'Auschwitz, et qu'après Auschwitz il n'est plus permis d'être sans arme.
(p.265)
(Albin Michel. Traduit de l'ialien par André Maugé)
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Le métier des autres (1985)
Notes pour une redéfinition de la culture
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« Tous est mystère, Hormis notre douleur » (Leopardi, dans Le dernier chant de Sapho)
(p.67)
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C'est le difficile devoir de chaque homme de diminuer autant qu'il le peut la terrible
masse de cette « substance » qui salit toute vie: la douleur sous toutes ses formes;...
(p.67)
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Le dicible est préférable à l'indicible, la parole humaine au grognement animal.
(P73)
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C'est la parole qui nous différencie des animaux: apprenons à faire bon usage de la parole.
(p.230)
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Non seulement nous ne sommes pas le centre du cosmos, mais nous y sommes des étrangers: nous
sommes une singularité. L'univers nous est étrange, nous sommes étrangers dans l'univers.
(p.235)
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... la condition humaine est incompatible avec la certitude.
(p.339)
(Gallimard 1989. Traduit de l'italien par Martine Schruoffeneger. Collection Folio Essais)
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voir aussi:
Sur le suicide de Levi (anglais),
documents scolaires,
Biographie en Anglais,
en italien:
sur Primo Levi(Italien), nbsp;
Chronologia,
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