Yfig

 

 

 

 

LE CHOIX DU PERE

Première partie

 

1) Le détonateur :

 

Le téléphone résonna dans le salon, sans cérémonie, sans respect pour la quiétude coutumière dominicale.
Les yeux plissés, les cheveux hirsutes et le corps nu drapé de mon kimono de soie noire orné au verso d'un dragon polychrome, je décrochai le combiné en l'invectivant copieusement lui signifiant sans ménagement combien son intrusion bruyante était discordante avec la considération qu'il convient d'apporter au jour du Seigneur.
" Merde ! Qui c'est encore ? "
Puis
" Allô !? "
Le ton de ma voix devait être à la fois agressif et pâteux.
" C'est moi, Elise, ta sœur. " Prononça une voix surprise et prudente.
" Tu vas bien ? " Et son inquiétude transpirait comme une suée après un effort physique intense.
" Ben, ça irait mieux si le téléphone voulait bien se mettre aux abonnés absents le Dimanche. "
" Toujours aussi aimable frangin. "
" Toujours aussi casse-c…., frangine. "
" Si tu veux, je te rappelle plus tard, disons … la semaine prochaine, ou à la Saint Glin-Glin. "
" OK, sœurette, je suppose que tu ne m'appelles pas sans un bon motif. "
" Bien vu, décidément, ton intuition quasi féminine ne cessera jamais de m'étonner. "
" Au lieu de déconner, tu ferais mieux de t'expliquer avant que je raccroche. "
" Tu raccrocheras pas, t'es trop accroché à ta curiosité. "
" Bon ! Alors on fait quoi, maintenant ? "
La petite garce, elle me tenait, elle en profitait, elle faisait durer le plaisir, me testait, m'énervait, me faisait languir et attendit que mon impatience finisse par exploser.
" Ca vient, oui ! " Je ne pus cacher mon exaspération, et avec Elise, c'est pas la bonne technique.
" Ecoute, Yfig, je pense que tu n'es pas suffisamment réveillé pour la nouvelle assez extraordinaire que j'ai à t'apprendre, il vaut mieux que je te rappelle vers midi. "
Mon sang ne fit qu'un tour, un tour à au moins dix mille tours minutes.
Mais ma curiosité me retint au, dernier moment, de raccrocher violemment l'objet de ma torture mentale.
Et dans un certain sens, elle n'avait pas tout à fait tort, je n'étais pas maître de mes émotions. Je respirai un grand coup, un instant, je me dis que j'allais vider le salon de tout son air et que les murs allaient se replier sur moi comme un sachet dans lequel on fait le vide.
" D'accord, tu as gagné, je me rends, je dépose les armes, je Vercingétorise. "
" Tu fais bien, je crois que ça en vaut la peine. "
" ? "
" Christian a reçu une lettre de ses parents de la Martinique. "
" Oui. "
" La lettre contenait, avec un petit mot de ses parents, un pli d'un cabinet parisien d'étude généalogique. " Elise fit une pose, elle attendait que je la sollicite, que je lui montre tout l'intérêt que je portai à sa petite histoire. Je lui fis ce plaisir :
" Continue. "
" S'il te plaît ! "
" Oui, si tu veux, S'il te plaît ".
" Je te lis la lettre, t'inquiètes pas elle est courte.
Lettre adressée à Monsieur 'C', Route du Lamentin, Fort de France
Monsieur,
Pour le règlement d'une succession, je cherche à joindre vos petits enfants, Monsieur et Madame Pascal 'C'
Pourriez-vous me préciser leur adresse actuelle ?"
" C'est qui ce Pascal 'C' ? "
" Ben c'est Christian. "
" Ecoute, Elise, tu sens bien que je ne comprends rien. "
" Le vrai prénom de Christian, c'est Pascal ; tu comprends mieux, comme ça ? "
" Oui, Christian, c'est Pascal, et Pascal, c'est Christian. Mais c'est quoi cette histoire de succession, qu'est-ce que nous avons à voir tous les deux avec un héritage qui concerne ton mari ? "
" Comme tu es impatient, Yfig, attends la suite … "
Petit silence rien que pour m'énerver un peu plus.
" Christian a demandé à sa sœur d'appeler le cabinet en question. Elle a fini par apprendre, mais ça n'a pas été facile, que le cabinet recherche en fait les enfants 'V', c'est à dire nous deux. "
" Maintenant, je comprends mieux. A-t-elle obtenu autre chose ? "
" Non, le conseiller est, paraît-il, très secret, très avare en information. Il a demandé à ce que toi ou moi le rappelions. "

Un dimanche matin, au mois de septembre, vers dix heures du matin, ma sœur venait de m'apprendre que nous étions recherchés par un cabinet de généalogie pour le règlement d'une succession.
C'est chouette, la vie. Ca frappe à votre porte, ou ça sonne à votre téléphone, et sans que rien ne vous y prépare, ça vous assène une nouvelle imprévue et surprenante.
Nous, recherchés pour un héritage. Nous, les déshérités de la vie, qui n'avions connu qu'une vie de prolétaires, le destin venait nous proposer de changer de peau, de passer de l'autre côté, du côté des nantis, de bousculer d'un coup nos petites habitudes d'économies, économies de fringues, de bouffe, de sorties, d'achats en tous genres, économies de vie.

" Yfig, t'es là ? "
" Oui, excuse-moi, je réfléchissais à tout ce que cela peut bien signifier, tu sais bien d'où nous venons, il ne peut s'agir que d'une erreur, nous connaissons tous les membres de la famille, et ils ne sont pas nombreux, à part la tante et l'oncle, et de plus, ils ont une fille, à part ça, il n'y a personne. "
" Et Georges ? "
" Notre père ? Oui, tu as raison, mais de ce côté, il n'y a absolument rien à attendre, il nous a abandonné tu n'avais que trois ans, et nous l'avons revu deux ou trois fois, la dernière fois remonte à au moins quinze ans, et il vivotait tant bien que mal en se sustentant à la bouteille de chez 'Chante au vent', le gros rouge qui tâche. "
" Toi et ton optimisme ! Tu crois qu'un cabinet de généalogie aurait pris la peine de nous rechercher pour rien ? "
" Oui, je suis d'accord avec toi, c'est ça qui me chiffonne le plus, c'est complètement anachronique. "
" Ecoute, tu nous invites ce soir, je t'apporte la lettre et demain tu les appelles. Ca te va ? "
" Tu perds pas le nord, frangine, toutes les occasions sont bonnes pour te faire inviter. Mais je suis d'accord, ça nous fera plaisir de vous avoir et on pourra parler plus longuement de tout ce chantier. "
" Alors, à ce soir. "
" A ce soir. "

*******

 

2) Yfig mène l'enquête :

 

Nous ne savions pas grand chose de notre père, notre mère s'était toujours montrée très discrète à son sujet, et nos quelques soubresauts interrogatifs avaient toujours été repoussés par un vague " il n'est pas intéressant, il n'en vaut vraiment pas la peine. "
Ce que nous savions avec certitude, c'est qu'il était né à Rennes.
Mes trop brèves études m'ont conduit à faire un peu de droit. Je commençais donc par le commencement et adressais à la mairie de Rennes une demande d'extrait de naissance de notre père avec copie de ma carte d'identité et enveloppe dûment timbrée et adressée pour la réponse.
Je n'eus pas le temps, le lundi, d'appeler le cabinet de généalogie, et ma sœur me tanna le soir pour me motiver à trouver un instant le mardi pour m'occuper de cette affaire.
La sœur de Christian-Pascal ne s'était pas trompée, le conseiller du cabinet était particulièrement mutin, il employait un vocabulaire juridique, donc abscons, et l'épiçait d'intonations ésotériques et secrètes.
" Je ne suis pas habilité à vous donner aucun renseignement par téléphone. Nous devons nous rencontrer. " Il avait baissé la voix, comme s'il se méfiait d'une oreille indiscrète.
" C'est que nous travaillons, il n'est pas facile pour ma sœur et moi de nous déplacer sur Paris, notre travail, c'est notre gagne pain. "
" Vous n'avez pas à vous déplacer, je viendrai vous voir. Pouvons-nous fixer un rendez-vous dès à présent ? "

……..…………

Il était en retard.
Ca doit faire partie de son scénario, me dis-je en aparté. Ma sœur n'avait pu se libérer et m'avait donné son blanc-seing pour que je rencontrasse le conseiller en notre nom.
Le téléphone se réveilla de sa léthargie.
" Excusez-moi, je suis retardé, je suis chez un client et nous n'avons pas tout à fait terminé, mais je serai chez-vous dans une demi-heure environ. "
Merde, on aurait eu le temps de dîner.

Quand la voiture stoppa devant notre porte, les aiguilles de ma montre avaient parcouru une distance de une heure trente depuis le coup de fil.

Je le reçus avec cordialité, je ne voulais surtout pas lui donner le plaisir de croire que son retard m'avait agacé.
Il était plus jeune que ne le laissait présumer sa voix au bigophone.
Un imper beige descendait jusque ses chaussures bien entretenues. Un blond teinté de roux, avec des yeux bleus délavés comme un jean trop lavé, et une peau d'albâtre que sillonnait une petite bouche trop fine à mon goût (sans homophilie).
Après quelques banalités hospitalières, nous passâmes aux choses sérieuses.
" J'ai apporté avec moi un certain nombre de documents que vous voudrez bien signer. "
Vlan ! Il n'y allait pas de main morte, ni avec le dos de la cuillère. Son entrée en matière me fit l'effet d'une douche glacée, des frissons parcoururent tout mon corps et ma chair devint de poule ; me manquait plus qu'une plume où je pense.
C'est donc d'une voix gelée que je lui répondis :
" Vous pourriez commencer par éclairer un peu ma lanterne, je pense que cela réchaufferait l'atmosphère.. "
C'est en professionnel qu'il me rétorqua :
" Je ne suis pas habilité à vous donner aucun renseignement avant la signature de ce document. "
Vraiment convivial le bonhomme, il récitait sa litanie sans bouger la lippe.
" Puis-je au moins lire les dits documents avant d'y poser ma griffe ? "
" Je peux vous résumer, si vous le souhaitez, cela nous ferait gagner du temps. "
Vilain vicieux, me retins-je de lui faire part.
" Merci, mais je sais lire, je suis été à l'école primate. "
Pas même l'esquisse d'un sourire. C'est d'un air concupiscent, lèvres pincées qu'il me tendit les documents.
Une vraie tronche de croque-mort.
" Voulez-vous boire quelque chose pendant que je m'adonne à la lecture ? "
Je lui servis un whisky à regret, et m'en versai une bonne rasade par la même occasion.
Avant d'avoir terminé le décryptage du dossier, je lui demandai :
" Je vois là, que vos honoraires se montent à quarante pour cent du montant de l'héritage, que tous vos frais sont à notre charge, et que nous devons vous donner tous pouvoirs pour régler la succession. "
" Uniquement en cas de succession, c'est ce qui fait notre force, si la succession est vide ou négative, vous ne nous devrez rien. "
" J'entends bien, mais je vois qu'il est précisé 'après paiement des droits de succession'. "
" Bien sûr, c'est la loi. "
" Pouvez-vous me préciser ce que vous entendez par 'frais' ? "
" Tous les frais que nous avons été et que nous serons amenés à engager pour le règlement du dossier. "
" Je trouve tout cela imprécis et dangereux, vous donner pleins pouvoirs, c'est prendre le risque de ne jamais rien recevoir. "
" Nous sommes une vieille maison, Monsieur, notre réputation d'honnêteté et de sérieux ne saurait être mise en cause. "
" Je veux bien vous croire, mais dans ce cas, vous n'aurez pas d'objection, je suppose, à me donner les coordonnées de clients qui pourront me confirmer toute leur satisfaction. "
Enfin, enfin j'avais ébranlé le bout de bois ; son teint rosit soudainement, donnant un peu d'éclat à sa tiède blondeur, ses yeux lavés se rétrécirent comme sous l'effet d'un essorage, ses mains de minette s'agitèrent désordonnées.
Oh ! comme je jubilais. Intérieurement, bien sûr, car je me gardais bien de le lui laisser voir.
Sa voix mua, son timbre se liquéfia :
" Vous n'y pensez pas, cela ne se fait pas, nous ne mettons jamais nos clients en relation. "
Je poussais mon avantage.
" Alors, comment pouvons-nous vérifier vos dires ? "
Pas si sot le conseiller, il venait de comprendre la provocation et se ressaisit plus vite qu'une casserole de lait sur le feu.
" Vous n'avez pas le choix, vous devez nous faire confiance. "
J'essayai un dernier truc :
" Je trouve vos honoraires excessifs, je souhaite que nous les négociions. "
" Je ne suis pas habilité pour négocier les honoraires. "
" Dans ce cas, voilà ce que je vous propose : vous me laissez vos documents, je les fais étudier par mon notaire, et c'est lui qui vous contacte pour négocier avec votre responsable. " Il ne pouvait pas deviner que je n'avais pas de notaire.
Il se leva d'un bond. Au vol il capta d'une main leste le dossier que je ne tenais pas suffisamment serré, n'ayant pas prévu une telle réaction de sa part.
" Non, Monsieur, vous signez ces documents et nous nous occupons de tout, ou bien vous ne signez pas et dans ce cas … "
J'étais déjà debout !
Le chantage, j'adore ça, ça me fait de saines poussées d'adrénaline, ça me muscle les neurones, ça accélère les battements de mon cœur, ça stimule ma circulation cardiaque, ça me fait des fourmillements excitants.
" Je ne signe pas. " Ma sentence était irrévocable, il ne le savait pas encore.
Il se rassit, il regardait ses chaussures fixement, il voulait me donner une dernière chance.
" J'agis dans votre intérêt, Monsieur 'V', une recherche en généalogie n'est pas une chose simple, nous, nous avons les moyens d'un cabinet, des collaborateurs qui vont s'occuper sérieusement de votre dossier, qui vont travailler pour vous, pour que vous ne soyez pas lésé, qui vous défendront en cas de problème, sans nous, vous ne pourrez rien, vous risquez de passer à côté de votre héritage. Je peux seulement vous dire qu'il y a des immeubles et des liquidités, mais je ne devrais pas, je ne suis pas habilité, vous comprenez ? "
De toute ma hauteur, je lui décochai :
" Je souhaite réfléchir et consulter ma sœur. Nous vous contacterons si nous changeons d'avis ".
Il comprit enfin ma détermination.
" Ne tardez pas trop, c'est dans votre intérêt, nous vous cherchons depuis longtemps et la succession pourrait tomber en forclusion et passer dans le domaine public. "
Zut! Il venait de me faire souvenir d'une question que je n'avais pas posée.
" A ce propos, pouvez-vous m'expliquer pourquoi vous êtes allé chercher à la Martinique la famille 'C' alors que mon nom figure en bonne place dans l'annuaire ? "
" Je ne suis pas habilité à vous fournir ce genre de renseignement, mais il y a forcément de bonnes raisons. "
" Vous sentez-vous habilité à partir, à présent ? "

 

*******

3) A la recherche du père

L'extrait de naissance ne fut pas long à venir.
Comme je m'y attendais, il portait l'inscription 'décédé à Arpajon le (date)'.
Il était mort depuis plus de deux ans, et ma première pensée allât à la forclusion et au domaine public qui devait avoir déjà digéré les immeubles et les liquidités. Adieu veaux, vaches, cochons …
Ce n'est qu'à ma deuxième pensée que je réalisai que notre père avait définitivement disparu.
Ce ne fut pas un grand choc, pas de heurt brutal, non, les sentiments semblaient ne pas vouloir se réveiller.
D'abord une toute petite pensée, mêlée à un très ancien, très vaporeux souvenir, presque insaisissable, délétère, vaporeuse, brumeuse, une réminiscence flasque, un visage, un visage comme dans un miroir embué, et puis une voix, une voix si lointaine qu'elle ne parvenait pas vraiment jusqu'à mon ouïe.
Je me concentrai sur la déclaration que j'étais en train de remplir, la DADS1.
Mon stylo devint hésitant.
Dans ma tête, ça travaillait, ça bouillonnait, ça chambardait fort.
Ma main posa le stylo, je ne pouvais me concentrer plus longtemps sur la déclaration fiscale.
Je me levai, fit quelque pas, posai mon front sur la vitre donnant sur la cour de l'usine, y laissant une tâche grasse, une auréole crasseuse.
Souvenirs si lointain. Petite chambre de bonne dans un hôtel borgne, insigne du postier, dans sa livrée, son fouet et son chapeau haut de forme ridicule. Et loin, beaucoup plus loin, grenier dans lequel je me réfugiais avec mes revues de Mickey, la caisse en bois sur laquelle je m'asseyais pour lire et le portrait barbu dans son cercle bleu et son nom en lettres blanches, corsaire et conquérant d'un autre temps dont on perpétue la mémoire, dont on utilise encore l'image dans un but commercial 'Jean Bart', que je confondais avec 'Surcouf'. Par l'entrebâillement des planches mal jointes, j'observais la cage avec les furets aux corps oblongs et souples qui ne cessaient jamais de s'agiter en tous sens. Toujours plus en avant, la grange à Carnac, chez une vague grand-mère dont j'ignorais l'existence avant de passer là quelques jours de vacances. Les cousines et petits cousins inconnus que j'entraînais à sauter du haut des meules de foin dans des rires clairs et joyeux. Insouciance, témérité, goût des jeux dangereux, interdiction de revenir à la ferme, trop intrépide, trop risqué pour les petites cousines qui pleuraient de ne pas oser monter sur les plus hautes meules et qui dénoncèrent le bandit audacieux.

La mémoire, comment ça marche ce truc là, pourquoi tel souvenir associé à tel autre, comme un écheveau mal filé.

Remontée en douceur, vision du père qui se précise, souvenir photographique, galette des rois chez des amis étrangers et étranges à Paris, le métro aérien, la tour Eiffel, les trottoirs luisants après la petite pluie, les lampadaires enluminés, les escaliers, oui, c'est cela, les escaliers de l'hôtel-bar-restaurant de la grand-mère Elise dont ma sœur hérita du prénom. La rampe d'escalier sur laquelle je glissais et qui me faisait faire des rêves de vol d'oiseau planant au-dessus des tables du restaurant au Havre. Le restaurant, à Rennes, avec ses grands murs de pierres, sa grande entrée interdite, pourquoi ? Pourquoi n'avions-nous pas le droit d'y pénétrer puisqu'il avait appartenu à mon grand-père ? Pourquoi cette question ? Et la piscine dans les douves de Guérande ou de Pithiviers, je ne sais plus, les abattoirs, les patins à roulette, les petits camarades d'un soir, les déplacements qui n'en finissent jamais, les villes après les villes, la fuite, les prêtres muets du monastère qui ne peuvent refuser le voyageur et son fils.
Stop !
Je regarde la déclaration laissée inachevée sur mon bureau.
Je me concentre et me remets au travail.

J'avais obtenu un rendez-vous avec une secrétaire de la mairie d'Arpajon. Je conduisais, ma sœur était silencieuse à mon côté.
Puis elle me confia ses pensées :
" Tu crois qu'on va découvrir quelque chose ? "
" On va forcément apprendre quelque chose. Quoi ? Je ne sais pas, mais s'il existe une trace, nous la retrouverons. "
" Mais crois-tu vraiment qu'il y a des immeubles et de l'argent ? "
" Je suis comme toi, sœurette, je n'en sais rien. "
" Tu feras quoi si on touche beaucoup d'argent ? "
" Je préfère ne pas y penser, il vaut mieux se préparer à une désillusion, je n'envisage pas Georges ayant fait fortune, ça n'arrive que dans les romans ce genre de truc. "
" Oui, mais dis-moi, dis-moi ce que tu ferais. "
" J'essaierais de gérer au mieux de mes intérêts et de ceux de mes enfants les immeubles, et je commencerais par prendre des congés, je ferais ce que ferait tout autre personne dans la même situation, j'en profiterais pour devenir plus ou moins oisif. "
" Eh bien ! Moi, je m'achèterais plein de trucs dont j'ai toujours rêvé. Mais j'arrive pas à me décider. Je crois qu'on commencerait par chercher une belle maison dans le centre ou dans le sud de la France, quelque part où il y a du soleil. "
" Ouais, on pourrait chercher deux maisons mitoyennes, mais avec plusieurs hectares entre les deux, et on se rendrait visite dans nos belles voitures, une BM ou une JAG si c'est un gros magot. On ferait venir les parents, on leur ferait construire des petites maisons et on dirait à tout le monde que ce sont nos gardiens ou nos jardiniers." Rires.
" Oui, avec Christian, on rendrait visite à ses parents à la Martinique, on les mettrait dans une maison blanche sur le bord de la plage, et on farnienterait toute la journée avec des punchs coco et des glaces sous de grands parasols. "
……..
" On arrive bientôt, faut ranger les rêves. "

" Monsieur le Maire va vous recevoir. "
Regards interloqués entre ma sœur et moi.
Le Maire ?
Après tout, notre père avait peut-être fini par trouver un filon, une mine d'or dans les sous-sol de Arpajon, ou épouser un noble et riche rombière, pour que nous méritions une telle marque d'intérêt.

" Quand notre secrétaire, Madame 'T', m'a raconté votre histoire, j'ai tenu à vous recevoir. "
Il m'avait bien fallut expliquer les raisons de notre visite
" Pourquoi êtes-vous venus aujourd'hui, pourquoi ne vous êtes-vous pas manifestés avant ? "
Nous lui racontâmes le cabinet d'études généalogiques. Mais il devait avoir eu la version par la secrétaire.
" Vous viviez donc sans aucune relation avec votre père depuis plus de quinze années? " Plus qu'une interrogation, c'était une affirmation.
" Je connaissais un peu votre père, il rendait de petits services, il était souvent bénévole pour travailler à l'organisation de manifestations. Il restait pour nettoyer, ranger les chaises, et aussi vider les fonds de bouteilles. Mais il était toujours très gentil et les employés municipaux avaient fini par l'adopter parmi eux. "

Rêve qui tombe avec un bruit mat et tristounet. Falaises, abîmes, Colorado, le Grand Canyon, retour sur terre.
Il reprit :
" A la mort de votre père, personne ne s'est réclamé de lui, aucune famille. Dans ces cas là, c'est à la mairie de s'occuper des funérailles. J'ai accompagné votre père jusqu'à son dernier repos. Nous avons un droit qui nous permet de prélever la somme nécessaire aux frais d'obsèques sur ses biens personnels. "

Rêve qui ballotte, rêve qui gigote, se trémousse, espoir hésitant, Charybde et Scylla.

" Savez-vous ce que vous allez faire ? "

Nous n'en avions pas la moindre idée.

" Je pense que vous devez, en premier lieu, vous rendre au funérarium, ce doit être là que sont restées ses affaires personnelles après le décès. "
Il décrocha son téléphone et nous obtint un rendez-vous.
" Soyez au funérarium à 11 heures "
" Ensuite vous devrez vous rendre au tribunal d'instance pour accepter ou refuser la succession. "
Le téléphone était déjà dans ses mains. Le rendez-vous était pour 15 heures.
" Tenez, voici les coordonnées du tribunal, appelez-les si vous avez un empêchement. "
Puis, sur un ton très paternel :
" J'ai tenu à vous recevoir et à vous aider parce que votre histoire m'a beaucoup ému. Voyez-vous, cela fait maintenant deux ans que je n'ai pas revu ma fille. Nous nous sommes disputés pour des raisons stupides et nous faisons la tête, chacun de notre côté, chacun refusant de reconnaître ses torts ni de faire le premier pas vers l'autre. Je me rends compte de tout ce qu'il peut y avoir d'imbécile à se faire la tête. Je me suis dit que je pouvais mourir demain, sans avoir revu ma fille et mes petits enfants pour un simple entêtement. Et je vais la revoir, les revoir, ce soir, et c'est grâce à vous, à votre exemple malheureux. Je vous souhaite bonne chance dans vos démarches, je ne peux pas faire plus, mais vous pouvez m'appeler si vous avez un problème avec l'administration, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir. "

L'air était frais.
Nous nous attablâmes à une table du petit café vide. Nous n'avions pas échangé deux mots, pas prononcé d'autre phrase depuis le 'au revoir Monsieur le Maire, merci pour votre gentillesse.'

" Qu'est-ce que ça veut dire : accepter ou refuser l'héritage ? "
Sans répondre à ma sœur, j'appelai le tribunal qui me donna l'information sans problème.
" Nous devons accepter ou refuser par écrit la succession. Nous devons le faire en aveugle, sans savoir si nous hériterons de biens ou de dettes. "
Le café avait un goût très amer.
Pour ma sœur, il était trop chaud et pour moi, il était froid.
Le silence était lourd.
Elise réfléchit tout haut.
" Si ce sont des dettes, on va se retrouver dans une sacrée mouise, on pourra jamais rembourser, et en plus, ça sera au détriment de nos enfants. "
" Si ce sont des biens, on prive nos enfants de leurs droits légitimes. "
" Merde ! Ils pourraient quand même nous dire. On est pas des richards, nous. " Elise avait raison , mais la loi, c'est la loi.
" Nous avons jusqu'à 15 heures pour réfléchir, commençons par nous rendre au funérarium, on obtiendra peut-être plus d'informations. "

" On vous attendait, voilà les biens que votre père avait sur lui à son décès. "
Elle nous tendit une petite boîte en carton.
" La montre, il faudra changer la pile, mais vous savez, tous les soirs pendant plus d'un an, elle sonnait, toujours à la même heure, l'heure de l'apéro. " Le sourire de la secrétaire était sans malice, elle se voulait affable.

Une carte d'identité usée, une montre bon marché et une trentaine de francs.
Notre fortune n'était pas encore faite, nos rêves méfiants d'héritage finissaient de s'étioler.

Visite rapide sur la tombe. Silence gêné. Respect. Recueillement.

Que ferons-nous au tribunal d'instance ?
Il était 14 heures et nous n'avions convenu de rien. Un coup de fil à nos époux, épouse respectifs n'avait rien apporté : 'C'est votre père, c'est à vous de décider.'

A 15 heures, nous étions sur un banc de tribunal. Dernière ligne droite, dernière cigarette du condamné.
" Que faisons-nous ? Yfig "
" Toi, qu'en penses-tu ? "
" Je ne saurais pas expliquer, mais j'ai envie d'accepter. "
" Oui, Elise, moi aussi. Nous avons été orphelins de père, ce serait le perdre une deuxième fois que de refuser l'héritage, ce serait mettre le mot 'fin' définitivement sur notre passé, rompre le fil des ancêtres et de la descendance, perdre notre identité, couper nos racines, renoncer à notre héritage qui ne se limite pas à des biens matériels, mais qui est un tout, une globalité de ce que nos ascendants ont été, de ce que nous sommes et de ce que seront nos enfants. Je pense que nous devons assumer notre hérédité. "

" Avez-vous pris une décision ? "

" Nous acceptons. "

 

 

 

 

 

 

 

 

Fin
première partie