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DEMOCRATIE ET SOCIALISME |
Amadeo Bordiga |
Il Socialista, no 7 et 8 des 12 et 16 juillet 1914. |
| This french translation by J.P. Laffitte and F. Bochet from L'« Histoire de la Gauche communiste 1912-1919 » is taken from (Dis)continuité No. 4 Novembre 1998 - Bordiga: textes d'avant 1914 |
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| Introductory notes by Bordiga from L'"Histoire de la Gauche communiste 1912-1919" |
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(Ces deux articles qui constituent un seul texte de propagande, nous pouvons
dire élémentaire, mais inspirée en toute rigueur du
programme marxiste, se trouvent tous deux dans l'organe du Parti de la
région de Naples, "Il Socialista", qui commença ses publications
immédiatement après la congrès d'Ancône, qui
condamna la méthode des arrangements dans les élections locales
et provoqua une clarification dans les rangs du Parti à Naples en
expulsant les partisans invétérés des blocs et en
réintégrant le Cercle Socialiste révolutionnaire Karl Marx
dans la section locale renouvelée. |
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Toutefois les articles n'ont pas une simple portée locale, mais une
portée générale et de principe. |
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Il faut également relever que leur date de parution les place avant
l'éclatement de la guerre en Europe qui se déclenche entre le
dernier jour de juillet et les premiers jours d'août. |
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La thèse centrale, qui dénonce le caractère incompatible
et dangereusement contre-révolutionnaire de tout rapprochement entre
démocratie et socialisme, est donc affirmée avec fermeté
avant que ne fût apportée la confirmation historique de la ruine
à laquelle conduisait le socialisme européen par le comportement
désastreux des partis socialistes, y compris le parti allemand,
poussés à abandonner toute opposition de classe aux Etats
bourgeois par l'argument principal suivant : on devait défendre dans ce
conflit armé cette prétendue conquête que serait la
civilisation démocratique européenne dans laquelle le
prolétariat trouverait son intérêt. |
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Il est inutile d'ajouter que la question est posée également
avant les désillusions ultérieures qui survinrent avec la
deuxième guerre européenne et mondiale, en Italie avec la
dégénérescence des blocs de résistance
antifasciste, et aussi en Russie, avec les alliances de guerre de Staline
jusqu'à la coexistence pacifique du XXe Congrès. |
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Pour le reste, les deux articles n'appellent pas d'autre commentaire sinon
qu'à la fin du premier il nous faut signaler la thèse que la
démocratie moderne est colonialiste et donc militariste, donc aussi
antiprolétarienne, pour ces raisons d'impérialisme
économique qui furent justement mises en lumière par
Lénine. |
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C'est le moment de remarquer que la vision correcte ne se rattache pas à
la clarté de vue spéciale de certains hommes, mais à des
rapports de force sociaux et collectifs. La guerre que fit l'Italie en Lybie
dans les années 1911-1912 - prodrome, en même temps que les deux
guerres balkaniques, de la conflagration générale - enseigna aux
révolutionnaires prolétariens qu'une politique bourgeoise
"avancée" et démocratique est la plus adaptée aux
entreprises de brigandages colonialistes. |
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Ces articles démontrent que la politique d'alliance avec les
démocrates ne correspond même pas avec l'objectif
d'économiser des forces et de gagner du temps, mais que même prise
dans ce sens elle est vouée à l'échec. |
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La dernière partie du second article éclaire aussi la position de
la Gauche dans la politique communale, à savoir la condamnation de toute
prise en compte de problèmes administratifs et concrets, les
révolutionnaires ne peuvent considérer la Commune qu'en fonction
de la lutte antiétatique, c'est-à-dire dans la direction
subversive de la conquête du pouvoir d'Etat. |
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Le bilan de plus d'un demi-siècle est là pour démontrer la
validité de cette position, fidèle à l'orientation
invariante du marxisme révolutionnaire). |
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| DEMOCRATIE ET SOCIALISME
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Bien que les socialistes qui soutiennent la tactique des accords avec
les partis "proches" assurent que de tels accords ne sont que des
procédés transitoires destinés à résoudre
des situations particulières et qu'ils n'impliquent pas de renoncer aux
caractères fondamentaux du programme et de à propagande
socialistes, qu'ils ne compromettent pas la physionomie et la constitution du
parti, en pratique c'est tout le contraire qui se passe. |
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Plongés qu'ils sont dans une bataille électorale sur une
plate-forme non-socialiste mais commune à quelques partis bourgeois,
obsédés par la manie du succès, les socialistes qui font
partie d'un bloc finissent par réduire leur propagande à un
ramassis de thèmes populaires dans lesquels les principes du socialisme
s'égarent et se dissipent. L'effet de cette prédication est un
état d'esprit qui se crée parmi les masses, auparavant
acheminées vers la conception et l'action socialistes, et qui brouille
en elles toute capacité élémentaire de distinguer les buts
des divers partis politiques. Et c'est ainsi que la déviation
transitoire, la transaction passagère, deviennent par la fatale force
des choses une confusion permanente, confusion dans laquelle le parti
socialiste a tout à perdre et par laquelle il voit ainsi anéantis
en quelques jours de carnaval électoral les résultats
d'années et d'années de propagande difficile et de
préparation pénible. Les conséquences sont d'autant plus
profondes, durables et dangereuses lorsque la conscience prolétarienne
en est à son stade embryonnaire et que la maturité intellectuelle
et politique de la classe ouvrière est en retard. Cette
considération facile et limpide suffirait à elle seule - s'il n'y
en avait bien d'autres encore - à renverser les assertions de ceux qui
appuient la thèse de la politique des blocs en invoquant les conditions
économiques et intellectuelles en retard - les deux
phénomènes se déroulant de façon parallèle -
du prolétariat de telle ville ou région. Mais si l'on pense que
celui qui est véritablement socialiste dans sa conscience et son
intellect - sans devoir être pour cela un maniaque du doctrinarisme - ne
peut s'empêcher d'estimer que ne saurait naître des batailles
électorales et de la conquête des pouvoirs publics autre chose que
des résultats tout à fait limités et secondaires pour les
intérêts des masses ouvrières, en regard de l'objectif de
l'action socialiste complexe; que nous ne devons attribuer aux élections
qu'une valeur principale de bonne occasion pour faire de la propagande sur la
place publique, ou, si l'on veut aussi, du haut des sièges de
conseillers ou de députés; alors il s'avérera
démontré que celui qui ruine l'oeuvre de propagande et de
prosélytisme pour assurer une quelconque victoire électorale,
n'est pas un socialiste qui a des idées tactiques plus ou moins
différentes de celles des intransigeants, mais est sans aucun doute un
non-socialiste, quelqu'un qui s'est déjà placé, de quelque
façon qu'on l'étiquette, en dehors des directives du socialisme
pour soutenir un point de vue très différent et souvent
antithétique à celui qu'il suivait auparavant. |
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Si l'on retourne en pensée aux lignes fondamentales de la construction
socialiste, qui n'est pas une doctrine vide ni une action fragmentaire et
incohérente, mais une synthèse de faits et d'idées, on ne
peut méconnaître l'énorme préjudice que porte
à la cause du socialisme cette confusion grossière entre
démocrate et socialisme, qui est la conséquence fatale des
blocs dans l'esprit ingénu et non encore mûr de
l'ouvrier. |
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Considérer les idées démocratiques et le socialisme comme
des concepts voisins, les faire passer pour des branches issues d'un même
tronc et qui tendent à se rejoindre, est, si l'on me permet
l'expression, le sabotage le plus déplorable de la propagande
socialiste. Les mensonges venimeux des cléricaux, conservateurs et
réactionnaires, ne feront jamais autant de mal que les
lénifiantes déclamations populaires des démocrates en
quête de votes ou des ex-socialistes malades de la manie des blocs. |
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Et il s'impose à nos propagandistes modestes mais conscients, qui
diffusent une idée et ne mendient pas un mandat électoral,
d'opposer de toute leur force, avec toutes leurs énergies, une digue
à la marée de vase et de boue du confusionnisme. |
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Quand le socialisme commença à surgir dans toute
l'Europe, d'abord dans la prédication humanitaire des utopistes, puis
dans la puissante conception scientifique des socialistes allemands qui la
relièrent pour toujours à l'action sociale des grandes masses
prolétariennes, la plus grande partie de l'Europe était encore
sous le joug du régime politique absolutiste et féodal. Bien que
la révolution française se fût déroulée
quelques décennies auparavant, son sillon profond n'avait pas encore
instauré définitivement la domination de la démocrate
politique, mais elle en avait puissamment affirmé le programme novateur
et révolutionnaire; sous le drapeau de l'égalité, de la
liberté, de la fraternité, avec les déclarations
historiques des droits de l'homme. Et pourtant le socialisme, compris comme un
fait social et non comme un processus culturel dans la pensée de tel ou
tel sociologue ne découla pas d'un développement de la
démocratie, mais s'affirma comme dénonciation solennelle
de la faillite historique de la formule démocratique et des mensonges
qu'elle contenait. Pour être plus exact, le socialisme proclama que la
révolution bourgeoise s'accomplissait sur le terrain économique
et aussi politique dans l'intérêt d'une nouvelle classe de
dominateurs qui surpassaient les dominateurs d'hier, qu'elle était
l'avènement de la bourgeoisie commerçante, manufacturière,
industrielle, remplaçant la vieille aristocratie agraire et
féodale, que dans sa formation-même le tiers-état,
c'est-à-dire la bourgeoisie, donnait naissance à une autre classe
opprimée, le prolétariat, puisque le paysan devenait ouvrier, le
serf de la glèbe esclave de l'usine ou de toutes façons
travailleur salarié, mais qu'il continuait à être
exploité par quelqu'un. |
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Et le socialisme démontra que cette construction philosophique tout en
rose de la révolution française, avec son programme
d'égalité et de liberté qui avait fasciné les
masses, cachait au contraire la genèse d'une nouvelle forme
d'oppression, de nouvelles inégalités pour le moins aussi
profondes que les anciennes; il démontra également qu'en agitant
le concept de démocratie, ou domination politique de la majorité,
cette construction préparait la domination économique d'une
nouvelle minorité, celle de la nouvelle oligarchie du capital. |
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Face à la nouvelle classe dominante apparaît donc la classe
opprimée : le prolétariat. Au fur et à mesure que la
formation économique et politique de la bourgeoisie progressait, contre
elle, se renforçait la nouvelle classe sociale constituée par les
travailleurs. Cette classe va à son tour former petit à petit sa
propre idéologie, qui est le socialisme. Alors que la bourgeoisie,
née révolutionnaire, après avoir conquis les positions
sociales qu'elle détient, devient, de par la fatalité des choses,
conservatrice, le prolétariat se fait révolutionnaire, car il
comprend qu'il ne peut se contenter de la soi-disant égalité
politique que lui concède la démocratie bourgeoise, et il se
prépare à de tout autre conquêtes. Le prolétariat
socialiste pose explicitement le problème sur le plan économique,
expérimente avec ses organisations de métier la lutte contre le
capitalisme et conçoit son programme de classe, qui consiste en
l'expropriation des moyens de production et d'échange, qu'il se propose
de socialiser. |
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Avec la formulation de ce programme, qui remonte désormais
à plusieurs décennies, et est poursuivi avec une constance et une
conformité imposantes par des millions de travailleurs, les idées
et la finalité de la démocratie sont définitivement
dépassées. Celle-ci essaie de faire croire que dans son
système il y a la possibilité d'une évolution
ultérieure, d'un perfectionnement de l'ordre social dans le sens d'un
plus grand bien-être pour les masses. Mais cette propagande est
menée par la démocratie non plus avec des intentions
d'innovation, mais par nécessité de conservation. |
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La démocratie cherche à faire croire au prolétariat,
même là où elle a abattu politiquement les vieilles classes
féodales et où la nouvelle bourgeoisie moderne est en train de
les supplanter économiquement au cours d'un processus plus ou moins
avancé, que à cause de la détresse économique se
trouve dans la survivance des classes qu'elle veut abattre. Les
démocrates soutiennent également que la promotion
économique des ouvriers est un problème d'éducation et de
culture et que c'est par cette voie qu'ils se proposent de l'atteindre. |
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Mais la critique socialiste a détruit depuis longtemps ces sophismes. Le
triomphe de la bourgeoisie démocratique sur les vieilles aristocraties
est certes le point de départ de la formation du véritable
prolétariat socialiste, mais ce point ne marque que le triomphe d'une
nouvelle forme économique qui représente souvent, sinon toujours,
une égale exploitation des masses. La survivance de parts politiques qui
s'opposent aux directives démocratiques n'est donc pas en relation avec
le malaise ouvrier, qui est dû bien au contraire à l'organisation
économique actuelle de la production, - organisation que la
démocratie veut également conserver. Bien mieux, le
développement et la diffusion toujours plus grands du capitalisme
moderne déterminent, même si ce n'est pas d'une manière
absolue, une plus grande misère parmi les masses travailleuses. |
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L'oeuvre culturelle que la démocratie affirme vouloir accomplir est une
illusion, puisqu'elle est incompatible avec les conditions économiques
des masses. Celui qui mange peu et travaille beaucoup possède un cerveau
qui souffre d'une déficience évidente. Le bien-être est la
condition nécessaire de la culture intellectuelle. |
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C'est le problème économico-social qui doit être
abordé. Le socialisme pose ce problème, l'affronte et le
résout en assignant au prolétariat la tâche d'abattre
l'organisation économique actuelle et les institutions politiques
correspondantes pour leur substituer un régime nouveau. Le
problème philosophique de la liberté de pensée tant
agité par la démocratie est ainsi remplacé par le postulat
social du droit à la vie. |
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Ce postulat ne pourra jamais être rempli en restant dans l'orbite du
système actuel. L'évolution historique du régime politique
démocratique n'est pas une ascension continue vers
l'égalité et la justice, mais une parabole qui atteint son sommet
et redescend vers une crise finale, vers la collision entre les nouvelles
forces sociales et la classe actuellement dominante. |
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S'il existe donc une négation complète de la
théorie et de l'action démocratiques, elle se trouve dans le
socialisme. On ne peut énoncer, dans la forme la plus modeste et la plus
simple, une des vérités élémentaires qui sont au
coeur de notre propagande, sans être en contradiction avec la
méthode, les concepts, les buts de la démocratie ! |
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A l'harmonie des classes voulue par elle nous opposons la lutte des classes sur
le terrain économique et politique. |
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A ses théories d'évolution et de progrès nous opposons la
réalité historique de la préparation
révolutionnaire. |
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A son éducationnisme nous opposons la nécessité de
l'émancipation économique des classes travailleuses, qui seule
pourra mettre fin à leur infériorité intellectuelle. |
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Et quand bien même il n'y aurait rien d'autre, il suffirait de rappeler
que la démocratie moderne est intimement colonialiste et donc
militariste de par les nécessités du développement
économique de la bourgeoisie moderne en quête de nouveaux
marchés; alors que le prolétariat est par définition
internationaliste et antimilitariste. |
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La démocratie voit dans le système représentatif le moyen
pour résoudre tout problème d'intérêt public; nous y
voyons le masque d'une oligarchie sociale, qui se sert du mensonge de
l'égalité politique pour maintenir les travailleurs
opprimés. La démocratie veut l'étatisation et la
centralisation des activités et des fonctions sociales; le socialisme
voit en l'Etat bourgeois son véritable ennemi, le socialisme est sur le
plan administratif pour l'autonomie locale la plus grande. La démocratie
veut une école d'Etat, nous y voyons un danger non moins grave que dans
l'enseignement confessionnel. La démocratie ne voit le dogme que sous la
soutane du prêtre; nous le voyons aussi sous la casaque du militaire,
sous les emblèmes dynastiques et nationaux, sous toutes les institutions
actuelles, et pardessus tout dans le principe de la propriété
privée. |
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Celui qui oublie ces antithèses, qui consent à des accords avec
des partis démocratiques, accords qui se font sur le terrain
électoral mais qui envahissent et submergent, comme nous le disions plus
haut, l'action et le caractère du parti et de la conscience plus ou
moins développée des masses, rétracte par bribes et par
morceaux tout son socialisme et ne peut plus être le champion et le
propagandiste du socialisme. |
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| DEMOCRATIE ET SOCIALISME
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Dans l'article portant le même titre et paru dans le
numéro précédent, nous avons tout de suite rappelé,
à l'attention de nos camarades, les concepts fondamentaux d'où
découle la différence profonde qui sépare les buts de la
démocratie et ceux du socialisme. |
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Nous avons montré comment le confusionnisme, qui est la
conséquence des accords contractés sur le terrain
électoral, finit par détruire les fruits de la propagande
socialiste, laquelle ne peut pas ne pas être la critique continuelle et
la négation des tendances et des opinions de la démocratie
bourgeoise. |
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Mais les ententes avec les partis proches sont justifiées
habituellement, sur le plan administratif, avec des considérations d'un
autre ordre. On nous fait observer que, dans les questions administratives, la
pratique doit prévaloir sur la théorie, qu'il faut avoir en vue
des objectifs immédiats et concrets, de caractère tout
à fait local, et laisser de côté les discussions politiques
et sociales. |
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On invoque, suivant les occasions et les localités, des raisons
particulières qui devraient décider les socialistes à la
politique des blocs; ces socialistes, renvoyant à des temps meilleurs le
travail de propagande et de prosélytisme sur la base de la lutte de
classe, devraient penser à aider pour le moment la partie la plus
moderne, la plus avancée, la plus honnête de la bourgeoisie
à se débarrasser de ces vieilleries que sont les partis
réactionnaires et les coteries dominant la vie administrative.
L'élimination de ces survivances devrait constituer le début
d'une oeuvre destinée à élever, à éduquer
les masses, à établir le minimum de civilisation, de
propreté, de décence qui transforme la plèbe en
peuple. Après on viendrait, de la part du parti socialiste,
à la préparation socialiste du prolétariat, à la
propagande de classe et à la politique intransigeante. |
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Ce raisonnement fait très souvent mouche dans les localités
où la conscience politique est superficielle. Et pourtant il est
fondamentalement erroné et n'est qu'un vulgaire truc sous lequel on fait
passer les motifs les moins avouables de l'alchimie électoraliste. |
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Une simple distinction suffit à le détruire. Etre socialiste,
cela veut dire considérer comme possible aujourd'hui, sur la base
de l'étude des conditions économico-sociales actuelles,
une action de classe tendant à détruire le capitalisme pour lui
substituer un nouvel ordre social. Agir en socialiste, cela signifie oeuvrer de
sorte que la conscience de cette possibilité se répande chez un
nombre toujours croissant de prolétaires et avec une
simultanéité la plus grande possible dans les divers pays et les
diverses nations. |
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Celui qui, tout en reconnaissant que la destruction du capitalisme sera une
belle chose, ne considère pas, le moment venu, d'agir dans
ce sens, mais croit opportun de résoudre, avant, de tout autre
problème, n'est pas un socialiste. Autrement, nous devrions
considérer comme socialiste chacun de nos contradicteurs qui commence
à nous jeter au visage la phrase habituelle : je suis plus socialiste que
vous, mais ... Autrement nous devrions considérer comme socialiste une
grande quantité d'anciens penseurs sur la base de quelques-unes de leurs
affirmations platoniques, et nous aurions relégué le concept de
socialisme dans les contrées de l'indéfinissable en l'abandonnant
à des exercées onanistes analogues à ceux des glossateurs
qui reconnaissaient Victor-Emmanuel dans le Veltro de Dante. |
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En conséquence, celui qui croit la lutte de classe inutile pour le
moment et qui entend s'occuper des questions concrètes que les
blocs s'engagent à résoudre, celui-là est un
démocrate, bon ou mauvais, mais pas un socialiste. |
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L'assertion nous paraît peu contestable. |
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Nous avons effectivement soutenu dans l'article précédent que le
phénomène électoral - en particulier lorsqu'il n'est pas
fondé sur une base de parti - est tel qu'il absorbe et estompe toute
autre forme d'action. La contradiction, donc, entre la politique de bloc au
niveau local et la propagande socialiste est indéniable. Et elle l'est
encore pour d'autres raisons. |
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Notre propagande - et nous continuons, bien entendu, à rappeler des
concepts très connus et élémentaires - se fonde non sur la
prédication abstraite d'une théorie, mais sur la
constatation de certaines conditions économiques et matérielles
de vie, communes à tous les travailleurs. Elle saisit tous les moments
de l'existence de l'ouvrier à l'usine, en famille, pour lui
démontrer que, s'il veut défendre ses intérêts, il
doit le faire en se mettant d'accord avec ceux qui ont des conditions de vie
analogues. Nous nous efforçons de transformer l'égoïsme
aveugle en un sentiment conscient, de façon que l'individu
transfère la défense de ses intérêts sur celle des
intérêts de sa classe et que l'ouvrier ne soit plus le concurrent
et l'ennemi de l'ouvrier, mais qu'il soit le frère et le camarade de
tous les autres ouvriers et l'adversaire de la classe des exploiteurs. |
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On parvient graduellement à ceci en partant de la communauté
évidente des intérêts de catégorie des ouvriers d'un
métier donné avec pour but l'alliance de tous les travailleurs du
monde dans l'Internationale Socialiste. Mais notre objet n'est pas de
reconstruire ici les étapes de cette propagande, qui est la raison
d'être du socialisme. |
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Mais évidemment nous ne pouvons pas sauter, dans ce processus
d'éducation des individus vers l'action de classe, un stade aussi
important que cette solidarité des travailleurs dans la ville, la
Commune; Commune si riche, particulièrement en Italie, de traditions
historiques de vraie liberté de liberté presqu'antiautoritaire,
mais étouffée par la suite par les empiétements des petits
et grands Etats autoritaires. |
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Qui donc est pour la lutte de classe ne peut l'exclure de la vie
communale sous peine de renoncer à l'étendre à la vie des
nations et à toute la vie sociale de la communauté humaine. |
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La politique de bloc au niveau communal nie, tue, arrête la propagande de
la lutte de basse; et ceux qui se disent partisans de l'intransigeance
seulement dans les luttes politiques mais pas dans les luttes
administratives sont ridicules. |
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Notre politique, qui n'est pas une activité académique
reléguée dans les décors des parlements, mais une
résultante de la réalité économique, part du petit
incident de la vie du travailleur pour arriver à toutes les formes
d'action collective de la classe ouvrière. Dans la Commune aussi nous
faisons oeuvre politique, c'est-à-dire oeuvre de propagande, de
prosélytisme, de préparation au choc final entre les classes. |
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"Il n'existe pas de socialisme municipal; c'est une sottise en théorie
et un mensonge en pratique", a dit le député Lucci au
congrès d'Ancône. Très bien. Il n'existe pas un socialisme
municipal, de même qu'il n'existe pas un socialisme parlementaire ni un
socialisme syndical, parce qu'on ne réalisera la révolution ni
par les communes, ni par les syndicats (quoi qu'en disent certains
attardés du syndicalisme d'hier). |
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Le socialisme accomplit une oeuvre de négaton et de démolition
dans toutes ses formes particulières d'activité. |
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Et c'est justement pour cela que nous ne devons pas le laisser se disperser
dans les reconstructions administratives que les blocs prétendent
vouloir faire. Si nous, socialistes, nous savons ne pas pouvoir faire du
socialisme dans la Commune, pourquoi devrions-nous vendre notre
âme et notre dignité pour y faire de la démocratie douteuse
et délavée ? Ou l'un ou l'autre : qu'on l'examine à
n'importe quel point de vue, le dilemme se précise. |
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Et même l'objection de la courte durée des blocs ne tient
pas. Les blocs durent peu de temps pour l'unique raison qu'ils échouent
toujours dans les buts pratiques qu'ils se proposent. Si les blocs devaient
réaliser toutes leurs promesses, l'accord entre les divers
éléments du bloc devrait se perpétuer inconditionnellement
pour des décennies et des décennies. |
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Beaucoup de postulats avancés par les blocs, avec leur caractère
pratique ostentatoire, comparés à nos aspirations
théoriques à une transformation fondamentale de l'ordre social
actuel, présentent des taux de probabilité bien moindres. Cela
peut sembler un paradoxe, mais c'est ainsi. |
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Si les conditions pour le développement du socialisme étaient
confiées à la bonne volonté des administrateurs
démocrates, comme les socialistes partisans des blocs affichent de le
croire, on pourrait attendre le socialisme un bon bout de temps. |
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Certaines conditions de la misère populaire sont inhérentes au
développement du capitalisme, et aucune démocratie communale ou
d'Etat ne peut les adoucir sensiblement. A Londres, à Paris, à
Berlin, la faim, la misère, la délinquance tourmentent
peut-être plus les bas-fonds des villes qu'au temps où, il
y a des dizaines d'années, les démocraties bourgeoises modernes
ne dominaient pas encore. |
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Et c'est seulement l'insurrection du socialisme qui pourra amener à la
lumière du soleil ces nombreux millions d'êtres humains
saignés à blanc par l'exploitation de ceux qui se
prélassent dans les grandes demeures et dans les édifices
somptueux que sont les bâtiments des quartiers auxquels les Communes
modernes prodiguent des millions et des milliards. |
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Maintenant, quand les socialistes des blocs disent pour leur défense que
le bloc est un phénomène transitoire et de courte durée,
et que donc il n'en n'implique pas l'ajournement sine die de la lutte de
classe, ils démontrent seulement qu'ils sont conscients du fait que les
blocs mentent dans leurs promesses et échoueront sans doute s'ils les
maintiennent. Et alors pourquoi font-ils des blocs ? Nous le verrons sous peu. |
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Eliminons d'abord une autre observation des partisans des blocs. La
politique des blocs serait un stade nécessaire du développement
socialiste, étant donné que la Haute Italie a traversé ce
stade dans les dernières années et qu'après, le parti en
est venu à l'intransigeance. Ceci n'est pas vrai non plus. La tactique
des alliances suivie en Italie septentrionale et centrale par le Parti
Socialiste l'avait déprimé dangereusement. Les bourgeois
rejetaient la faute de l'échec administratif des blocs sur les
socialistes, et les masses s'éloignaient du socialisme. (D'ailleurs la
bonne administration dans beaucoup de régions italiennes du Nord n'est
pas un résultat de la démocratie, mais une tradition qui remonte
à la domination autrichienne). |
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Les blocs ne firent que peu, ou rien, de concret, mais
discréditèrent le socialisme devant les masses. Il suffit de voir
les chiffres des adhérents au parti. Quand vint le réveil amer de
la guerre de Lybie, le parti s'arrêta sur la voie dangereuse de la
dégénérescence et reprit son chemin ascendant. On a donc
l'actuel refleurissement parce qu'il est intervenu une réaction
salutaire à la tactique d'arrangements, qui s'était
révélée désastreuse pour le socialisme. Cette
expérience devrait en conséquence persuader les partisans des
blocs à n'en pas faire d'autres dans des conditions encore pire, parce
qu'ici il n'y a pas de partis démocratiques et que la conscience
politique ouvrière est encore plus faible. |
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En conclusion : ou bien pour les blocs, et on est démocrate, ou
bien hors et contre les blocs, et on est socialiste. On ne peut échapper
à ce dilemme. Et pourquoi y a-t-il des individus qui se disent
socialistes et qui ne ressentent pas cela ? La réponse est unique,
fatale, inattaquable. Aux objectifs finaux du socialisme a prévalu chez
eux la manie du succès électoral et de l'arrivisme personnel. Ils
ont donné la chasse aux sièges dans les conseils communaux et
provinciaux. Ils ont défendu désespérément leur
médaille de député parlementaire qu'ils ont conquise. |
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Et, pour cela, ils ont renié le socialisme. C'est aussi simple
qu'évident. |