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Le mouvement communiste
Première Partie : Définition Du Capital 7.

 

LE DOUBLE MOUVEMENT D'AUTONOMISATION
La marchandise est l'unité de la valeur d'usage et de la valeur d'échange : cette unité est contradictoire. Il y a là un mouvement d'autonomisation, dont les fonctions de la monnaie, en s'opposant entre elles, sont l'une des manifestations les plus visibles  [64]. Cependant la contradiction qu'est la marchandise ne peut éclater, parce qu'elle ne connaît qu'un seul mouvement vers l'autonomie, celui de la valeur d'échange. Elle est condamnée à manifester sa contradiction par des crises qui témoignent autant de la contradiction elle-même que de l'incapacité de la marchandise à la résoudre. La valeur d'usage, quant à elle, reste son « support » et joue fidèlement ce rôle.
Ce qui caractérise justement le capital et le distingue de la marchandise, et ce qui permet à cette nouvelle étape dans l'histoire de la valeur d'être aussi la dernière, d'est qu'il met en mouvement à la fois la valeur d'échange et la valeur d'usage  [65]. Jusque-là, il ne s'agissait que de circulation. En faisant de la force de travail une marchandise, en s'attaquant à la production elle-même, la valeur va totalement transformer les données du problème. Dans son développement, le capital est en effet contraint de « fixer » une quantité de plus en plus importante de lui-même. Dans le capital constant, la part de capital fixe, c'est-à-dire de capital qui ne livre sa valeur qu'au fil de son usure (les machines, au contraire des matières premières) croit considérablement  [66].
Là se manifeste la différence entre l'attitude de la marchandise et l'attitude du capital vis-à-vis de la valeur d'usage. La marchandise vit dans la circulation et il importe peu à la valeur de s'accroître en vendant tel produit plutôt que tel autre. Au contraire, en venant dominer le processus de production, la valeur-capital doit se préoccuper de la nature d'usage des éléments du procès de travail. Elle est contrainte d'accumuler la valeur d'usage afin de mieux se valoriser. La caractéristique du capitalisme moderne n'est autre qu'une immense accumulation de valeurs d'usage, bien entendu dans le but d'une valorisation maximum  [67]. Le capital fixe devient ainsi ce que Marx appelle la « forme la plus adéquate du capital  [68] ». Or, à ce stade, et compte tenu de ce qui a été exposé plus haut, la base du capital est remise en question. A terme, le capital n'a plus de justification historique. Il n'est plus, le moyen de développer les forces productives, et s'oppose au contraire à elles, en particulier en les gaspillant sans compter. En même temps, son règne devient insupportable. La révolution communiste, conjonction de ces deux mouvements d'autonomisation, peut et doit venir y mettre fin.
Dans le cadre du capitalisme, les deux tendances à l'autonomie ne jouent pas une partie égale  [69]. La valeur d'échange domine la valeur d'usage, qui ne peut manifester sa force que négativement, par les crises périodiques. Encore celles-ci tournent-elles à son désavantage, car le capital dévalorise les forces productives (souvent par leur destruction pure et simple) afin de freiner sa propre dévalorisation. Un tel mouvement semble contradictoire, voire même absurde. C'est en effet l'absurdité du capital que d'être obligé de se détruire pour pouvoir repartir ensuite sur de nouvelles bases. Le capital met en valeur de la valeur. Mais plus est grande la quantité de valeur à valoriser, et plus sa valorisation est difficile  [70]. On est donc contraint de détruire une masse de forces productives, non pas pour les anéantir en tant qu'objets matériels (usines, bâtiments, installations de toutes sortes, individus également), mais pour les liquider en tant que valeurs. Dans certains cas le capital se contente de faire baisser la valeur d'échange de biens en laissant intacte leur valeur d'usage (baisse des cours des produits). Dans d'autres cas, il faut détruire les valeurs d'usage pour assurer l'échange (et la production : cf. «  Le cycle de la valeur » aux conditions requises par la valeur. On détruit des stocks, on met du capital en jachère, on sous-emploie les forces productives. Parfois, il faut détruire les valeurs d'usage et en particulier le capital constant (surtout sous sa forme fixe) par des destructions physiques massives (guerres). Mais la reconstruction qui les suit généralement redéveloppe le capital constant dans une proportion encore plus grande. Dans tous les cas, il faut que l'équilibre soit rétabli : ou bien destruction pure et simple, ou bien baisse de la valeur sans destruction physique  [71]. Le capital revient donc périodiquement en arrière. Cependant son mouvement n'est pas celui d'un cercle, car il ne tourne pas en rond, mais plutôt celui d'une spirale : il ne revient sur ses pas que pour repartir plus fort qu'il ne l'était auparavant. C'est pour cette raison qu'il se fait de plus en plus dévastateur, car chaque crise doit accomplir un travail destructeur plus gigantesque que la précédente. Ainsi la Seconde guerre mondiale fut-elle plus dévastatrice que la Première qui elle-même dépassait largement les crises du XIXe siècle  [72].
En temps que quantité de valeur (= de travail abstrait cristallisé) cherchant à s'accroître, le capital ne s'intéresse qu'à sa forme, non à son contenu : il veut passer d'une somme de valeur donnée à une somme supérieure. Mais il ne peut réaliser cet accroissement que s'il s'incarne dans un contenu particulier, dans une valeur d'usage particulière (en l'occurrence avec le capital industriel : des moyens de production et des forces de travail déterminés). Bien que l'essence de la forme capital soit d'être indifférente à son contenu, elle ne peut se réaliser qu'en devenant contenu. La logique interne du capital, la valorisation, passe par l'accumulation de valeurs d'usage. Le capital est accumulation de capital fixe et de valeur. Si pour une raison quelconque (on ne s'occupe pas ici des conditions réelles du processus), le cycle est impossible en valeur, alors le capital se révèle une entrave à la jouissance des richesses. Lorsque le cycle valeur n'arrive plus à fonctionner, l'unité des deux éclate, et la production et la circulation des biens sont perturbées. En effet pour le capital la valeur n'est qu'une forme transitoire nécessaire : le début et la fin du mouvement sont la valeur, la forme et non le contenu. On voit par là que si le capital développe certaines productions au détriment d'autres, plus immédiatement nécessaires, ou gaspille des biens, ce n'est pas pour satisfaire l'égoïsme des classes dirigeantes, mais en raison de sa logique, qui le contraint -- et contraint ses dirigeants, et dans une certaine mesure l'Etat lui-même (cf. Troisième partie : « Capital et Etat ») -- à développer les productions, les plus profitables, et à détruire afin de rendre à nouveau des productions profitables. La masse des biens qui n'arrive plus à s'écouler montre que la satisfaction des besoins n'est que le sous-produit du cycle. Comme le contenu des richesses (y compris l'homme lui-même) est tout à fait secondaire pour le capital, il les détruit si la valorisation l'exige. L'acte anticommuniste pur réside dans la destruction par le capital des richesses, pour qu'il puisse se sauvegarder en tant que masse de travail abstrait cherchant à s'accroître : tout l'anticommunisme est fondamentalement contenu dans ce processus. Toute théorie qui a la moindre complaisance ou indulgence sur ce sujet (et qu'il s'agisse des pays de l'Ouest ou de l'Est) est réactionnaire dans sa racine; de même, le minimum exigible de toute théorie qui se veut révolutionnaire est de mettre en avant ce processus. Le fondement même de la révolution communiste consiste dans la réappropriation et la transformation des richesses, dont elle détruit le caractère de valeurs (cf. Deuxième partie)  [73].
La valeur ne peut se passer du capital fixe et elle le re-développe après chaque crise dans des proportions encore plus grandioses. Ce mouvement cyclique est caractéristique du capital, et était analysé par le mouvement communiste dès les premières grandes luttes du prolétariat au XIXe siècle  [74]. Il y a contradiction dans la mesure où valeur d'échange et valeur d'usage, procès de valorisation et procès de travail, structures monétaires et appareil productif, ne peuvent exister l'un sans l'autre, et ne peuvent coexister pacifiquement  [75]. Aussi sont-ils condamnés à s'opposer jusqu'à ce que la valeur d'usage puisse prendre sa revanche et détruire le cycle de la valeur. Ce double mouvement est difficile à voir. Ou bien l'on discerne l'importance du capital fixe, mais d'un simple point de vue technique. Ou bien l'on met l'accent sur le mouvement de la valeur, mais sans le relier à l'autre aspect du problème. En réalité, les deux mouvements sont étroitement liés l'un à l'autre, ils se nourrissent l'un de l'autre. De même que la valorisation se développe pour une bonne part en luttant contre la dévalorisation, de même la tendance à l'autonomie de la valeur d'usage s'affirme par réaction contre la mainmise de la valeur. Le communisme en tant que perspective historique ne peut être saisi qu'à partir de la totalité du double mouvement qui anime le capital.
[64] Marx, Engels, L'idéologie allemande, Présentée et annotée par G. Badia, Ed. Sociales, 1968., p. 436. Voir l'analyse du fétichisme dans la Troisième partie : « La domination réelle du capital. »
[65] Livre II, Marx, Oeuvres/Economie, II, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1968., p. 591 sur la « forme autonome » des moyens de travail proprement dits.
[66] Le capital fixe est défini par sa fonction : Marx, Oeuvres/Economie, II, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1968., p. 628 ; sur capital et valeur d'usage, p. 594; pour une définition de l'ensemble du problème, pp. 589-601.
[67] Livre III, Marx, Oeuvres/Economie, II, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1968., p. 1006. Sur le rapport entre valeur d'usage et capital fixe, voir Marx, Fondements de la critique de l'économie politique (Ebauche de 1857-1858), En annexe : travaux des années 1850-1859, Trad. par R. Dangeville, t. II, Anthropos, 1968., pp. 196-197, 209-223, 262, 263-264 et 266. Sur le rapport entre capital et baisse du taux de profit, id., p. 277.
[68] Marx, Fondements de la critique de l'économie politique (Ebauche de 1857-1858), En annexe : travaux des années 1850-1859, Trad. par R. Dangeville, t. II, Anthropos, 1968., p. 213.
[69] Marx, Fondements de la critique de l'économie politique (Ebauche de 1857-1858), En annexe : travaux des années 1850-1859, Trad. par R. Dangeville, t. I, Anthropos, 1967., p. 217.
[70] L'augmentation de la richesse est en même temps baisse de la valeur, d'où nécessité de rétablir l'équilibre . Livre I, Marx, Oeuvres/Economie, I, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1963., p. 574.
[71] Cf. les manuscrits de 1861-1863, Marx, Oeuvres/Economie, II, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1968., pp. 459-464.
[72] Livre III, Marx, Oeuvres/Economie, II, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1968., pp. 1041-1042, et Sternberg : Le conflit du siècle, Le Seuil, 1958, seconde partie, chapitres I et II, et troisième partie, chapitre IV.
[73] Il s'agit de « contradictions entre le capital, instrument de production pur et simple, et instrument créant de la valeur ». (Marx, Fondements de la critique de l'économie politique (Ebauche de 1857-1858), En annexe : travaux des années 1850-1859, Trad. par R. Dangeville, t. I, Anthropos, 1967., p. 375.)
[74] Livre III, Marx, Oeuvres/Economie, II, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1968., p. 1042, note (a).
[75] Marx, Fondements de la critique de l'économie politique (Ebauche de 1857-1858), En annexe : travaux des années 1850-1859, Trad. par R. Dangeville, t. I, Anthropos, 1967., pp. 372 suiv.

 

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