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Le mouvement communiste
Deuxième partie : Le Mouvement Communiste 1



LE COMMUNISME

Le communisme est à la fois un mouvement social et le mode de production auquel aboutit ce mouvement. Le marxisme vulgarisé a entretenu et continuera d'entretenir la plus grande confusion sur ce sujet. Les marxistes vulgaires connaissent par exemple les textes de Marx sur le communisme et ne manquent pas de les citer. Mais ils n'en retiennent qu'un aspect : le communisme comme mode de production spécifique, qui ne sera plus régi par la valeur, etc. Ce faisant, ils affirment là un point tout à fait essentiel, mais en le détachant du contexte théorique qui lui donne tout son sens. En effet, le communisme est un mode de production déterminé, mais aussi le mouvement qui, d'abord emprisonné dans le cadre du capitalisme, crée peu à peu le moyen de faire sauter ce carcan. Le communisme comme mode de production n'est que le prolongement et la résultante du communisme comme mouvement social. C'est pourquoi, bien qu'il n'y ait en fait qu'une totalité dynamique dont les deux moments ne se laissent distinguer qu'abstraitement, l'analyse commence par envisager d'abord le capital.

Le capital, par son développement, socialise le monde. Toute production individuelle tend à être détruite. Là où les travailleurs ne sont pas transformés en salariés, ils sont cependant intégrés au capitalisme par l'intermédiaire de l'argent. Ce qu'ils produisent n'est plus qu'une marchandise, qui leur échappe sur le plan économique et monétaire. Mais surtout l'industrie s'étend sur le monde. Chaque produit tend à devenir le fruit des efforts de l'humanité entière. Le sujet de la vie économique et sociale n'est plus l'individu, mais le corps social dans son ensemble, l'humanité, sujet collectif. [1]  En ce sens, la socialisation n'est pas réalisée par le communisme, mais par le capital lui-même : elle n'est que le résultat de la mise en place du marché mondial. [2]  Elle n'existe que par les rapports d'échange qui s'établissent entre les entreprises et les pays. Elle n'implique par conséquent aucune utilisation collective des richesses accumulées par la collectivité, mais seulement l'utilisation de cet instrument social de production a seule fin de développer la valeur, et en utilisant les méthodes qu'elle impose. La socialisation capitaliste du monde le transforme en un immense appareil productif, dont l'industrie forme la base, et dont les différentes parties sont autant d'entreprises et de producteurs isolés, privés.

Le capital va jusqu'à nier la propriété privée des individus sur les moyens de production : il exproprie lui-même les capitalistes. [3]  Le rôle du propriétaire individuel se transforme dans un système dominé par la concentration des sociétés par actions et les trusts. Dès lors, ce ne sont plus des individus qui représentent et incarnent la propriété privée, mais les instruments de production eux-mêmes qui se groupent en autant d'entités juridiques et économiques tendant à constituer un monde particulier régi par ses propres lois. [4]  La contradiction du capital est toujours la même et oppose la valeur ( la propriété privée, l'échange ) à la valeur d'usage ( l'appareil productif socialisé, et en premier lieu le capital fixe ). Mais la manière dont se présente la contradiction s'est modifiée, et témoigne à la fois du développement du capital et de la maturation des conditions de sa destruction. La lutte s'est dépersonnalisée. On sait que les lois de la propriété privée ne font qu'exprimer l'existence et les exigences de l'échange et de la valeur. Elles ne s'appliquent plus tant maintenant aux personnes qu'aux choses. Ce qui est désormais en jeu, c'est l'affrontement d'un appareil productif déjà socialisé, mais qui reste encore emprisonné par la valeur dans le cadre d'entreprises autonomes [5] : il est littéralement décomposé, divisé en unités de production séparées et reliées seulement par la valeur alors que la constitution même de ce complexe productif international détruit le fondement objectif de la valeur, et abolit ainsi sur le plan strictement économique la nécessité de la production privée. Le communisme ne réalise donc pas la socialisation de la production ( qui est au contraire l'oeuvre du capital ), mais libère cette socialisation des pratiques contraignantes de la valeur. L'expropriation des expropriateurs se présente alors comme une question, non de personnes, mais de rapports sociaux[6]  Il s'agit d'enlever à la richesse socialisée son caractère de valeur.

Le communisme est l'appropriation par l'humanité tout entière de l'ensemble de ses richesses.

C'est aussi leur transformation. Actuellement, toutes les richesses sont à la fois satisfaction de besoins et produit et production du capital : le communisme ne peut que bouleverser tout cela, rompre cette unité réactionnaire. Il est action dans tous les domaines ( cf. paragraphe suivant ).

La condition nécessaire à son instauration n'est pas que cette richesse accumulée soit extraordinairement importante. Ce n'est pas une question de quantité, mais de rapport. On peut se passer de la valeur, pour un bien donné, lorsque la quantité de travail moyen nécessaire à le produire ne joue plus qu'un rôle négligeable : on peut alors dire que ce bien existe « en abondance ». Le rôle du temps de travail et le type de régulation qu'il impose ( travail nécessaire ou travail disponible ) dépendent et découlent de son rôle économique ( essentiel ou secondaire, voire même insignifiant ). Pourquoi a-t-il été nécessaire, dès la dissolution de la communauté primitive, qui se contentait de satisfaire des besoins limités et ne connaissait pas l'échange, de mesurer les biens selon le temps de travail moyen cristallisé en eux ? Parce que c'était la seule façon possible, pendant des millénaires, d'assurer la répartition et la production. La propriété privée n'a d'ailleurs pas d'autre raison d'être que de servir de support à l'échange. Elle est la forme spécifique du rapport unissant l'homme ( c'est-à-dire nécessairement ici le membre d'une classe ) à, l'objet ( qui peut être un autre homme : esclavage ) dans une société dominée par l'échange. [7]  Il est totalement utopique de vouloir abolir la propriété privée, dans une perspective de libération humaine par exemple, sans liquider en même temps la valeur. L'appropriation privative des biens correspond à une société déterminée, ou plutôt à plusieurs types de société ( esclavagiste, marchande simple, marchande capitaliste ) : pour que l'échange soit possible, il faut que les biens soient considérés comme appartenant à deux personnes ( physiques ou morales, et ce peut être une entreprise ou l'Etat ), distinctes, et qui chacune possède sa marchandise de façon exclusive. [8]  Ce qui caractérise ces biens, qui à la fois remplissent un besoin déterminé ( valeur d'usage ) et matérialisent en eux-mêmes une certaine quantité de temps de travail social moyen, c'est que leur circulation n'est possible que si elle obéit à la mesure de cette quantité. Valeur et propriété privée sont indissolublement liées. Dans le communisme, les produits contiendront toujours une quantité donnée de temps de travail moyen, mais ce fait n'aura plus aucune espèce d'importance. La marchandise, unité contradictoire de la valeur d'usage et de la valeur d'échange, pourra être détruire. Elle ne sera pas détruite en tant que bien, objet utile ( le communisme sera même un développement nouveau de la richesse ). Mais elle sera liquidée en tant que rapport social déterminé par sa valeur d'échange. Les valeurs d'usage n'auront plus besoin des valeurs, c'est-à-dire de leurs valeurs d'échange, pour circuler. [9]  Pour qu'une telle transformation apparaisse, il aura fallu attendre bien longtemps depuis la naissance de la marchandise. La marchandise a connu une longue histoire avant de devenir capital en s'attaquant à la force de travail. Elle ne contient pas en elle-même la possibilité du communisme : de la simple notion de marchandise ne peuvent être déduits ni le mouvement qui mène au communisme, ni les principes de son fonctionnement. Seul le capital, au contraire de la marchandise, met en mouvement le processus d'autonomisation de la valeur d'usage. La marchandise ne peut être détruite, et se détruire, qu'en devenant capital. Le rôle essentiel est tenu par la loi de la valeur, qui inclut et dépasse la marchandise. [10]

Toute tentative d'analyser actuellement la société communiste ne peut se limiter qu'à l'étude des principes généraux de son fonctionnement. Quant au reste ( vie quotidienne, etc. ), il ne peut être envisagé qu'avec prudence et toujours par rapport au mécanisme essentiel du mode de production communiste. [11]  Le capitalisme, production de valeurs pour la valeur, en vient à rendre « caduc » le principe de la valeur, selon l'expression de Marx. Mais la loi de la valeur remplissait une fonction de régulation, de répartition des ressources, que toute société, quel que soit son système social, se doit d'assurer. Bien sûr, elle la remplissait à sa façon, au prix de nombreuses catastrophes. Mais le communisme ne peut se passer pour autant de régulation, de mesure, de comptabilité : seulement, on ne calculera plus en fonction du moindre coût, des frais socialement moyens. L'impératif de rentabilité sera alors dépourvu de sens. L'organisation économique ne sera plus régie par le temps de travail socialement nécessaire, mais par ce que Marx appelle le temps de travail disponible.

On a déjà signalé ce temps disponible. En réalité, il ne s'agit pas de calculer le temps de travail, mais plutôt les ressources disponibles. Toute comptabilité en temps de travail serait incompatible avec le communisme. En effet : a. pour les moyens et objets de travail, qui existent en quantités physiques, c'est le capitalisme qui imposait le « détour » ( Marx ) de la valeur. Le communisme pourra les calculer en unités « naturelles » correspondant à leur nature de valeur d'usage ( tant de maisons de tel type, etc. ) ; b. pour les forces de travail, qui se décomposent en qualifications différentes, la comptabilité sociale prendra en considération ces degrés de qualification, donc là encore la nature d'usage. Sur le plan des « lois économiques », le communisme se caractérise par l'impossibilité de réduire les facteurs de production, et tous les composants de la vie sociale, à un dénominateur commun. [12]  C'est le règne, non plus de la quantité, mais de la qualité. [13]  Cela n'a bien sûr rien à voir avec l' « abondance ». La quantité de ce qui est commun à tous ces facteurs ( le travail abstrait = leur valeur ) n'a plus besoin d'être prisse en ligne de compte, parce qu'elle ne correspond plus à rien; mais les quantités dans lesquelles existent tous les élément de la vie sociale, et dans lesquelles on veut les développer, sont comparées [14]  et appréciées toujours par rapport à l'usage que l'on en fait et veut en faire ( ce qui implique par conséquent un choix ).

On calculera les ressources dont on dispose et l'on affectera les forces productives disponibles à tel ou tel usage. Il y aura toujours circulation des biens, et donc mesure, mais la circulation perdra sa forme d'échange. La régulation ne se fera plus après coup, après la production, par l'intermédiaire du mécanisme complexe et ruineux du taux de profit moyen, mais avant le stade de la production. Il est clair que ce processus n'évitera pas certaines difficultés inévitables, dues par exemple au décalage entre la décision et son application. [15]  Le communisme n'est pas la réalisation d'un idéal de perfection. En tout cas, ce mode de fonctionnement permettra de déterminer l'organisation des forces productives ( y compris le travail ) en évitant les secousses périodiques de l'économie monétaire et mercantile capitaliste.

Le communisme achevé n'est possible qu'après une période de transition dont le rôle est de prendre d'emblée des mesures irréversibles instaurant une rupture avec l'économie basée sur le capital et la valeur. L'existence de ces deux phases, et la façon dont elles se succèdent, ont l'une et l'autre pour origine le mouvement d'opposition au capital engendré par le capital lui-même. Le capitalisme est la domination du travail mort accumulé, amassé par les générations présentes et surtout passées, [16]  sur le travail vivant du prolétaire, travail en mouvement, créateur de plus-value. Aucun autre mode de production ne se caractérise ainsi. D'une certaine façon, tous les systèmes d'exploitation organisent l'asservissement de l'homme par les moyens de production. Mais les esclaves et les travailleurs des communautés de type « asiatique » ne mettaient pas mouvement des masses gigantesques de travail accumulé. La différence n'est pas seulement quantitative, mais surtout qualitative. L'activité de l'esclave employé dans l'agriculture, par exemple, pouvait ne pas être très différente de celle du paysan libre travaillant à la même époque sur sa petite propriété. Le prolétaire, au contraire, entre dans un rapport avec le travail accumulé où son rôle spécifique et son seul but sont de faire fonctionner ces énormes moyens de production afin de les valoriser. Il ne s'agit plus d'extraire un surproduit destiné à la consommation parasitaire de qui que ce soit, mais de produire de la valeur en quantité toujours croissante. Le capital est ce rapport particulier entre travail vivant et travail mort. Il est par là rapport entre classes : fournisseurs de travail vivant et détenteurs de travail mort. Peu importe d'ailleurs que ces derniers soient « propriétaires » ou non des moyens de production. [17]  Ils sont capitalistes, et par là classe sociale opposée au prolétariat, puisqu'ils assurent la gestion du capital. [18]  Que ce rapport ait besoin d'être organisé, et cela d'autant plus que le capitalisme devient de jour en jour plus étendu, plus complexe, plus diversifié, ne fait pas de cette organisation l'essentiel du rapport. Le capital ne peut donc pas être détruit par un changement dans cette organisation, mais par une transformation dans la structure des forces productives qui détermine ce rapport et en fait un instrument historique nécessaire au développement social de l'humanité. C'est justement ce qui se produit avec la croissance du travail mort dans une proportion telle que le travail vivant n'a plus besoin d'être exploité. [19]  Cette évolution et ses implications ( crises, etc. ) ont été analysées dans la Première partie. Mais le travail, modifié, n'en continue pas moins à jouer un rôle indispensable. Il reste à voir les deux étapes de ce processus historique et leur articulation.

Le contenu respectif des deux phases -- inférieure et supérieure -- est différent à l'époque de Marx, ou encore en 1917, et de nos jours. Puisque le capitalisme n'a pas changé de nature, le programme est au fond le même qu'au XIXe Siècle : mais il se présente aujourd'hui différemment, et exige donc une mise à jour théorique. On envisagera ici l'un et l'autre de ces deux moments.

Certains points valent aussi bien pour l'époque de Marx que pour la nôtre : dans la Deuxième partie, on ne considérera' donc que ce qui est nouveau par rapport à la période précédente. Mais les principes généraux définis par Marx demeurent inchangés, et ne seront pas répétés dans cette Deuxième partie.

[1]  « La propriété capitaliste... repose déjà sur un mode de production collectif » ( Livre I, Marx, Oeuvres/Economie, I, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1963., p. 1240 ).

[2]  Livre III, Marx, Oeuvres/Economie, II, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1968., pp. 1046-1047.

[3]  Marx, Un chapitre inédit du Capital, Trad. et présentation de R. Dangeville, U.G.E., 1971., pp. 302-303.

[4]  Livre III, Marx, Oeuvres/Economie, II, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1968., pp. 1144-1149.

[5]  Ce phénomène a souvent été interprété comme preuve d'un changement de nature du capitalisme. Or, non seulement il ne s'accompagne d'aucune modification des rapports de production, mais, même superficiellement, il ne présente aucune « nouveauté » profonde par rapport au siècle dernier. Engels cite en note au Livre III le cas d'un capitaliste devenu, après faillite, le directeur salarié de ses anciens ouvriers constitués en coopérative : Marx, Oeuvres/Economie, II, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1968., p. 1148, note ( a ). L'important est la signification sociale de ce fait : le capital constitué en puissance sociale et en ensemble productif socialisé mais fonctionnant encore pour se mettre en valeur ( id. pp. 1175-1178 ).

[6]  « Qu'est-ce, en effet, que la richesse collective, la fortune publique ? C'est la richesse de la bourgeoisie, et non pas celle de chaque bourgeois en particulier. » ( Misère de la philosophie, Marx, Oeuvres/Economie, I, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1963., p. 71. )

[7]  Marx, Fondements de la critique de l'économie politique (Ebauche de 1857-1858), En annexe : travaux des années 1850-1859, Trad. par R. Dangeville, t. I, Anthropos, 1967., p. 454

[8]  Marx, Fondements de la critique de l'économie politique (Ebauche de 1857-1858), En annexe : travaux des années 1850-1859, Trad. par R. Dangeville, t. I, Anthropos, 1967., pp. 451-452.

[9]  Marx, Fondements de la critique de l'économie politique (Ebauche de 1857-1858), En annexe : travaux des années 1850-1859, Trad. par R. Dangeville, t. II, Anthropos, 1968., p. 196.

[10]  Id., p. 181 : comparer à Internationale situationniste, no. 10, « Le déclin et la chute de l'économie spectaculaire marchande ».

[11]  Engels, La question du logement, Trad. par G. Lenoir, Ed. Sociales, 1957., p. 108.

[12]  « Le temps est le champ du développement humain » ( Salaire, prix et plus-value, Marx, Oeuvres/Economie, I, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1963., p. 524 ).

[13]  Marx, Fondements de la critique de l'économie politique (Ebauche de 1857-1858), En annexe : travaux des années 1850-1859, Trad. par R. Dangeville, t. I, Anthropos, 1967., pp. 110-111, et Marx, Fondements de la critique de l'économie politique (Ebauche de 1857-1858), En annexe : travaux des années 1850-1859, Trad. par R. Dangeville, t. II, Anthropos, 1968., p. 116.

[14]  Livre II, Marx, Oeuvres/Economie, II, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1968., pp. 571-573; Livre III, id., pp. 1487-1488.

[15]  Tout système de production comporte un « risque d'échec » ( Livre II, Marx, Oeuvres/Economie, II, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1968., pp. 529-530 ).

[16]  Marx, Engels, L'idéologie allemande, Présentée et annotée par G. Badia, Ed. Sociales, 1968., p. 65.

[17]  Bordiga, Propriété et capital, à reparaître prochainement.

[18]  Sur la transformation des capitalistes en « fonctionnaires » et « commandants du travail social », cf. Livre, III, Marx, Oeuvres/Economie, II, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1968., p. 1028, note ( a ).

[19]  Le rôle historique du capital est de créer du surtravail, donc d'accumuler du travail mort, ce qui fait du travail vivant un facteur secondaire, qu'il n'est donc plus nécessaire d'exploiter : cf. Marx, Oeuvres/Economie, II, édition établie par M. Rubel, Gallimard, 1968., pp. 1486-1487. Voir lu données réunies par P. Naville, Vers l'automatisme social ?. Gallimard, 1963.



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