Back Forward Table of Contents This Author Return to Homepage

le roman de nos origines
naissance du communisme moderne

 

De l'utopie à la critique du capitalisme
Les prolétaires de la première moitié du XIXe siècle sont restés déchirés dans la pratique par la coexistence au sein de la même société de deux univers opposés : celui du capital, qui socialisait le monde en les réunissant dans le travail, et leur propre vie d'exclus non entièrement atomisés, le capital n'ayant pas encore totalement détruit, en particulier dans les villages industriels nés au XVIIIe siècle, les anciens liens collectifs. Les révolutionnaires croient alors pouvoir résoudre les contradictions entre société et individu, richesse et pénurie, capital et travail, grâce à une communauté qui ne résulte pas de la cohérence « naturelle » des activités mais de la réalisation d'un principe communautaire, profane ou même sacré. Saint Simon, Owen, Cabet, Fourier veulent fonder la communauté comme une entreprise. Feuerbach assimile l'humanité à un dieu : « L'unité du moi et du toi, c'est Dieu. » dit Feuerbach. Certains utopistes sont communistes en cela qu'ils veulent le communisme; mais ils ne veulent pas de révolution.
Social, le mouvement est aussi international : des groupes d'exilés, d'artisans parcourent l'Europe. C'est parfois aussi un mouvement politique : des passerelles nombreuses le relient à la poussée démocratique, dont on a vu qu'elle finit par l'absorber. Cabet, par exemple, loin d'être un penseur en chambre, a derrière lui une carrière politique. Longtemps il caresse le projet de rallier l'opposition républicaine autour de l'idée qu'il a du communisme. « ... nous, communistes, nous avons toujours invoqué et invoquerons toujours l'union de tous les démocrates... » écrit-il en 1845. Son Populaire compte, dit-il à la même époque, « peut-être cent mille lecteurs ». Et c'est l'échec politique qui l'incite, tardivement, à fonder « ailleurs » sa société idéale, l'Icarie.
Le lien réel n'étant ni assez fort ni assez visible, on cherche à créer une unité sur un principe extérieur au monde mais qui répond à l'essence de l'homme. A l'horreur du capital, on oppose la nature de l'homme. L'utopisme coïncide avec l'anthropologie. Comme dit Feuerbach : « L'essence de l'homme n'est contenue que dans la communauté... L'homme doit mener une vie conforme à sa vraie nature : une vie "générique". »
La force de Fourier est de ne pas tenter, contrairement à Cabet, de forger un « homme nouveau ». Il part de ce qui existe, décrit longuement l'être humain, fait l'inventaire de ses passions, afin de montrer la pluralité de son être au-delà de sa fonction de producteur. A l'aide de ses classifications, il prend le contre-pied d'une société qui, en 1830 comme aujourd'hui, voit d'abord dans l'homme un travailleur. Sa critique dépasse l'ère capitaliste; Fourier s'en prend à la « civilisation » dont le capitalisme n'est à ses yeux qu'un moment, et propose de restaurer la nature, pillée par les hommes. Ce que l'humanité doit atteindre par le mouvement naturel de ses besoins et de ses actes, Fourier veut l'organiser au moyen d'un plan. Il lui faut sérier les passions pour les harmoniser. Critiquant la science -- il se laisse guider par l'intuition -- Fourier reste un homme de système. Il privilégie le savoir, il cherche LA solution, dont l'application ne dépendra plus que de la bonne volonté capitaliste. Ni la politique ni la révolution n'ont de place dans sa pensée, où le prolétariat reste un objet.
Après Fourier, l'utopie se radicalise. Posant toujours la question d'une autre vie, elle s'interroge sur la nature de la révolution qui l'instaurera et des forces qui feront cette révolution. Des problèmes de l'être humain, les révolutionnaires comme Dézamy passent dès avant 48 à ceux des groupes sociaux et des luttes qui les opposent. Ils ne partent plus de l'essence de l'homme mais du développement historique, et commencent par faire la critique du travail aliéné. Le principal reproche qu'ils adressent aux utopistes n'est pas d'être des visionnaires mais d'espérer réaliser leur vision au moyen de recettes, faute de ne pas concevoir d'issue à partir des conditions existantes. Le communisme théorique des années 1840-48 cherche au contraire à percer le secret de la force irrésistible de ce système si dégradant qu'est le capitalisme. S'enracinant dans le réel, il va en épouser les contradictions et finir par s'y laisser prendre.
Marx va montrer le premier, et c'est son mérite, que l'aspiration à une communauté humaine, dont d'autres comme Fourier ont pu mieux exprimer certains aspects, ne peut aboutir que le jour où la vie sociale a acquis un caractère collectif pour l'ensemble des hommes, et ainsi franchi un seuil au-delà duquel le travail associé et l'action commune permettent de faire la révolution. Dans Le Capital, Marx va décrire le mécanisme de ce processus dont les Manuscrits de 1844 exposaient le contenu. Mais Marx va perdre le fil originel en se lançant dans une analyse du capitalisme de l'intérieur, et non plus dans la perspective communiste. Il verra trop le mouvement communiste comme celui de la bourgeoisie, mouvement porteur du développement des forces productives. Sa contradiction est d'avoir privilégié l'économie politique en en faisant la critique, de l'avoir critiquée sans qu'elle cesse d'être son horizon théorique. Marx critique le capital à la fois du point de vue capitaliste et du point de vue communiste mais il oublie que le développement de la production n'est utile au prolétariat que comme moyen de faire éclater son être. Souvent il étudie la condition prolétarienne à partir du développement capitaliste et non de l'activité sociale que le capital y a enfermée.
Toutefois, il reste le seul, en son temps, à offrir une vision d'ensemble du processus historique, depuis les communautés originelles jusqu'à la réconciliation entre l'homme et la nature. Son oeuvre accomplissant la synthèse la plus vaste de l'époque, la contradiction n'en est que plus aiguë. Un même mouvement le conduit à la fois à développer et à abandonner la dynamique communiste. Par là, il exprime dans la théorie les contradictions pratiques auxquelles s'est heurté le prolétariat au milieu du XIXe siècle, et annonce sa conquête ultérieure par le capital puis sa réapparition comme prolétariat communiste au XXe siècle. Marx est le fruit de la force et de l'ambiguïté du communisme de son temps.
Le « marxisme » -- utilisation postérieur de l'oeuvre de Marx - va résoudre la contradiction qui traverse son oeuvre en neutralisant son aspect subversif. De la tendance de révolutionnaires comme Marx à s'enfouir dans la critique du capitalisme en lui-même, le marxisme fait la réalité unique. Il est la pensée d'un monde incapable de penser autre chose que le capital. « Révolutionnaire » face aux sociétés et aux couches précapitalistes, il s'identifie au progrès et à l'économie. En cela le marxisme constitue une des idéologies dominantes.
Pour le communisme théorique, Marx n'est ni plus ni moins à l'abri de la critique que Fourier ou la gauche communiste d'après 1914. Qui ne comprend pas Fourier ou Gorter, ne comprend pas Marx, et vice versa. Le communisme théorique, tel que l'exprima Marx, ne peut être intégralement digéré par le capital car il contient plus que l'exposé des contradictions internes au capitalisme. Ce n'est pas le cas du saint-simonisme, par exemple, dont le programme a été entièrement réalisé par le capital : essor de la production, création d'une classe industrielle, réduction de la politique à la gestion, généralisation du travail. Le « système industriel », c'est le capital. Au contraire, dans les textes les plus critiquables de Marx, le communisme reste présent, ne serait-ce qu'en négatif. Croire à un Marx réalisé par le capital, c'est croire au Marx qu'a décrit le capital.
La faiblesse qualitative de l'assaut prolétarien de 48 a permis l'absorption par le capital d'aspects limités de sa critique révolutionnaire. Mais il faut reconnaître que le « marxisme » a aussi contaminé les révolutionnaires, à la fin du siècle dernier comme de nos jours. Les groupes radicaux venus après Marx ont cru que l'expansion capitaliste limiterait la segmentation et la division ouvrière, en retirant, par exemple, sa position dominante au capital anglais et en freinant la formation d'une couche ouvrière privilégiée. Ils n'ont pas vu la capacité du capitalisme de créer une communauté nouvelle, d'absorber des organes nés sur le sol de la lutte de classe. L'illusion d'une simplification de la question communiste par l'universalisme capitaliste reste une idée répandue. Quoi qu'on en dise, « le développement des forces productives » demeure souvent, dans les rangs révolutionnaires, un bien en soi.
Quel échec passé n'explique-t-on pas par l'insuffisance du degré d'industrialisation ! Et cette erreur de perspective déforme aussi la vision communiste. Elle fait dépendre la constitution de la communauté humaine de la croissance économique : « Quand les forces productives jailliront en abondance... » Elle conduit à écarter le risque de voir surgir des conflits dans le communisme en postulant l'existence d'une humanité devenue enfin « bonne » parce qu'elle aurait une vie facile. Gauche et gauchisme justifient les pouvoirs -- « révolutionnaires » ou progressistes -- qu'ils soutiennent au nom de la nécessité de gérer la pénurie. Les révolutionnaires expliquent les faillites prolétariennes par l'insuffisance des richesses.
Cette illusion revient à faire de nous, selon l'expression de Guesde, « les fils du cheval-vapeur ». Elle relève du double rêve -- capitaliste et ouvrier -- de pouvoir échapper à l'exploitation grâce à la technique et à l'automation. Le capital rêve de se passer de l'homme-salarié, source de conflit. Le salariat rêve de se passer de l'homme-capitaliste, du chef, du profiteur. Le premier aspire à une machine qui le dispenserait de l'initiative -- humaine; le second à une machine qui le débarrasserait de la direction -- humaine.
L'apparition du « marxisme » à la fin du XIXe siècle est le produit de l'éloignement de la perspective communiste, qui se fragmente et se scinde en deux monstres : marxisme et anarchisme. (Le choix des termes atteste de la confusion - chacun ayant été d'abord employé par l'autre camp avant que leur usage ne s'impose à tous.) Ces deux monstres, qui ont grandi à deux pôles de la théorie et de la pratique, ont chacun érigé en totalité un aspect partiel du communisme. Le marxisme hypertrophie les notions de croissance et de crise économiques, de prise du pouvoir, de centralisme. L'anarchisme hypertrophie les notions de libération des hommes, d'autogouvernement, d'autonomie. Isolé, chacun de ces aspects perd toute potentialité subversive; unilatéral, il s'expose à devenir un agent de la modernisation capitaliste. L'anarchisme réécrit l'histoire en la réduisant à la lutte entre deux principes : autorité et liberté. Le marxisme l'interprète à partir du développement de la production. Quand la dimension visionnaire subsiste, chez Bebel dans son livre sur la femme, chez Kropotkine, c'est comme fragment mutilé. L'anarchisme continue de prôner certains modes de refus du capitalisme -- amour libre, vie en communauté, etc. -- mais détachés d'une vision globale. La synthèse tentée avant 48 a volé en éclats.

 

Back Forward Table of Contents This Author Return to Homepage