Personnaliser l'éducation
1. La situation
Éduquer, n'est pas un simple transfert de connaissances, c'est aussi
transmettre des valeurs, une culture et un sentiment d'appartenance. Dans
un contexte social homogène et stable, il est relativement facile
d'éduquer: l'enseignement traduit un consensus; mais quand apparaît,
comme au Québec vers 1960, une demande pour une école qui
tienne compte de l'explosion des connaissances et du pluralisme de la société
moderne, éduquer devient difficile. Parce qu'il devenait alors plus
difficile d'éduquer, l'école québécoise a renoncé
à le faire et s'est limité au rôle de pourvoyeuse de
connaissances. Cette solution de facilité a été une
grave erreur d'aiguillage.
Une erreur, parce que c'est dans une société pluraliste qu'on
a le plus besoin d'éclairer ce qui devient le choix plutôt
que l'acceptation des valeurs. Une erreur, parce que c'est au sein d'une
société complexe qu'il est le plus nécessaire de valoriser
l'appartenance à des sous-groupes à l'échelle humaine
comme de promouvoir la solidarité avec la collectivité. Une
erreur, parce que le développement des médias allait enlever
à l'école le monopole de cette transmission du savoir dont
elle aurait voulu faire sa vocation exclusive.
La conséquence de cette erreur d'aiguillage est que nous assistons
à une profonde désaffection envers un système d'éducation
qui assigne de vastes ressources à des tâches pour lesquelles
elles ne sont plus requises, alors que nos véritables besoins d'éducation
demeurent largement insatisfaits. L'État doit donner à chacun
une éducation qui lui permettra de se réaliser pleinement,
doit veiller à ce que l'école transmette les valeurs et les
comportements sociaux sans lesquels la vie commune est impossible et veiller,
aussi, à ce que soient transmises les connaissances professionnelles
qui permettent la collaboration de chacun à l'effort productif. Une
société a la mission éducative d'assurer le développement
personnel, l'insertion sociale et la formation professionnelle
de chacun.
Ceci n'est pas possible dans l'école impersonnelle que nous avons
créée. Le point focal de toute activité scolaire doit
redevenir une relation personnelle entre un groupe d'élèves
et un enseignant, lequel guide leur cheminement à travers tous les
aspects sociaux, culturels et professionnels de leur processus global d'apprentissage.
Un enseignant qui sera un précepteur. Il faut mettre en place, au
niveau secondaire d'abord et au niveau primaire ensuite,un système
d'éducation "préceptoral". Nous nous limiterons
ici au niveau secondaire
2. Une structure humanisée
a) le "foyer"
Le module de base d'un système d'éducation préceptoral
est le "foyer": un groupe d'élèves du même
âge et un enseignant (précepteur) qui leur sert de guide. Ce
groupe à la permanence - 5 ans au secondaire - qui permet des relations
stables précepteur-élèves et l'éclosion d'un
sentiment d'appartenance. Le "foyer" n'est pas uniquement un endroit
pour apprendre, il est une cellule sociale: le point de convergence des
intérêts multiples de l'élève. L'élève
s'y éveille à son rôle d'être social, développe
son autonomie et s'initie aux méthodes autodidactiques qui lui permettront,
progressivement, de gérer lui-même sa démarche d'apprentissage.
Le programme académique obligatoire n'est qu'un aspect de cette démarche.
Le contenu doit en être réduit à ce qui est essentiel
au rôle social ou à l'activité professionnelle de tous,
au profit des activités ludiques, sportives, socioculturelles et
de l'apprentissage d'éléments librement choisis par l'élève
à la maquette institutionnelle. On éclate ainsi le curriculum
en autant de cheminements personnels qu'il y a d'élèves, ce
qui rend nécessaire une approche tuteurale et la disponibilité
d'un matériel autodidactique.
Dès que l'élève manifeste la maturité requise,
on substitue aux cours magistraux des instructions personnalisées
et des périodes d'étude. L'enseignant cesse dès lors
d'être la source de la connaissance pour devenir un guide dans l'univers
du savoir. Il assume une responsabilité plus globale de l'élève
et sa vision doit s'élargir à tout le processus d'apprentissage.
Il doit orienter chaque élève, selon les goûts et les
aptitudes de celui-ci, vers des choix qui lui soient propres: même
le moins doué des élèves devrait pouvoir être
"le meilleur", en quelque chose. Ce sont ces choix de l'élève
qui, peu à peu, se cristalliseront pour devenir son choix d'une carrière.
L'école préceptorale s'écarte résolument de
la formule déshumanisante actuelle et renonce à soumettre
l'adolescent à la multiplicité des directives d'une foule
de spécialistes. Elle revalorise le développement physique
et le jeu et maintient la cohésion du groupe sans égard aux
performances académiques. Répondant aux véritables
besoins et aux aspirations des adolescents, elle offre à chacun un
guide et un modèle ainsi que l'appartenance à un groupe de
ses pairs.
b) la "famille"
Le "foyer" - qui réunit une trentaine d'adolescents
du même âge pour la durée de leurs études secondaires
- vient s'intégrer à une "famille", laquelle groupe
5 "foyers" de classes d'âge successives. Contrairement au
"foyer", dont la durée de vie est celle du passage d'une
cohorte dans le système, donc de 5 ans, la "famille" est
une entité permanente puisque une nouvelle classe de débutants
vient chaque année remplacer celle des finissants.
Cette permanence permet à la "famille" de répondre
à d'autres besoins que le "foyer". Elle peut être
dépositaire d'une tradition, justifiant un sentiment d'appartenance
plus abstrait mais aussi valable que celui que suscite le "foyer".
Elle offre aussi une continuité qui en fait l'unité administrative
à échelle humaine à partir de laquelle on peut organiser
le système d'éducation.
La "famille" organise les activités parascolaires auxquelles
il est opportun de convier des élèves d'âges différents
ou qui nécessitent des groupes de plus de trente personnes. Elle
offre un cadre à l'intérieur duquel les aînés
se responsabilisent face aux plus jeunes, tout en sécurisant ceux-ci
face au milieu scolaire. Elle permet, sans rupture d'encadrement, des relations
sociales entre les élèves les plus matures d'un groupe d'âge
et ceux des foyers plus âgés de la même "famille",
comme d'ailleurs le phénomène inverse.
Le "Chef de famille" est le coordonnateur des 5 précepteurs
qui la composent. Il les décharge des tâches administratives
et il est leur conseiller en matières de relations humaines, mais
sans s'immiscer dans la relation précepteur-élève sauf
en cas de conflit entre eux, ou entre eux et les parents, auquel cas il
joue le rôle de médiateur. Pour l'élève, le "Chef
de famille" représente l'Autorité. La "famille"
est logée dans une école, seule ou avec d'autres familles;
le "Chef de famille" voit aussi aux relations entre la "famille"
et l'école .
c) l'école
C'est la "famille" qui est le module administratif permanent d'un
système préceptoral, comme le foyer en est le module pédagogique.
L'école est un lieu physique. Elle existe déjà, c'est
souvent une polyvalente. L'école est affaire de logistique et d'opportunité,
regroupant plusieurs "familles" pour leur offrir certains services
à meilleur compte ou optimiser l'utilisation de nos ressources actuelles.
Chaque école doit avoir des professeurs spécialisés
dans les disciplines qui exigent une compétence non-académique,
une compétence que le précepteur n'a pas à devoir offrir
parce qu'elle diffère de celle que l'on attend du citoyen moyen.
Des professeurs, donc, d'éducation physique, des moniteurs de sports
et de loisirs, des professeurs de musique et d'arts plastiques. Des équipements
aussi, qu'il vaut mieux être plus de 150 élèves à
amortir: cafétéria, gymnase, laboratoires, ateliers.
L'école peut aussi offrir aux élèves, comme à
la communauté dans laquelle elle s'insère, tous les autres
services prévus par la politique de l'État et rendus possibles
par les ressources financières mises à sa disposition, y compris
l'éducation des adultes. Ces services rendus par l'école,
toutefois, sont distincts de sa fonction d'accueil des "familles"du
système préceptoral.
d) la Commission scolaire régionale
La structure régionale embauche précepteurs, chefs de familles
et directeurs d'école. Elle gère l'acquisition et l'affectation
des ressources entre les écoles de la région. Elle dispose
de conseillers pédagogiques spécialisés dans chacune
des matières au programme, pour aider les précepteurs à
en maîtriser le contenu et l'esprit.
Ces conseillers vérifient aussi les connaissances des étudiants
au moyen de "pré-tests", ce qui permet de s'assurer des
progrès des élèves et facilite un dialogue conseiller-précepteur
qui rend possible, sans critiques ni sanctions, la correction des lacunes
de l'enseignement de celui-ci. Le "pré-test" constitue
le premier palier d'une procédure d'examen à double niveau,
dont le deuxième niveau est de la responsabilité exclusive
du Ministère.
S'appuyant sur les résultats, les commentaires qu'ils recueillent
des précepteurs et leurs propres recherches, les conseillers pédagogiques
collaborent aussi à la révision permanente du contenu des
cours et des programmes, à la préparation des examens et à
la définition du matériel didactique requis. Le résultat
de leurs travaux est soumis à un panel d'entre eux, désigné
par le Ministère, qui en fait la synthèse.
e) Le Ministère
Le Ministère a deux fonctions. La première est de définir
les objectifs globaux et spécifiques de l'éducation. Ces objectifs
spécifiques revêtent la forme des contenus des cours et programmes
tels que remaniés constamment par les équipes de conseillers
pédagogiques habilités pour ce faire. Le Ministère
met en vigueur, à sa convenance, des versions successives améliorées
des cours dans les diverses matières au programme, la dernière
version approuvée par le Ministère devenant la norme.
Sa deuxième fonction est de reconnaître les acquis par un processus
continu d'examens par matières. Les objectifs de chaque cours et
de chaque programme étant fixés, le précepteur a le
choix absolu des méthodes d'enseignement; c'est le Ministère
seul , cependant, qui doit décerner tous les certificats et diplômes
émis au Québec. Afin d'éviter l'effet démotivant
d'échecs trop fréquents et la présentation aux examens
officiels de candidats mal préparés, c'est le conseiller pédagogique
qui inscrit l'élève qui a réussi un "pré-test"
à l'examen du Ministère.
Cette approche docimologique favorise la politique d'éducation continue
pour les adultes, puisqu'elle ne fait pas de différence entre les
divers modes d'apprentissage mais constate seulement l'acquisition d'une
connaissance.
3. Un projet pilote
L'éducation préceptorale, plus humaine et plus souple, promet
des avantages qui justifient amplement qu'on en fasse l'expérience:
- de meilleurs résultats scolaires et de meilleures courbes d'apprentissage;
- un meilleur développement socio-affectif;
- une meilleure motivation et un intérêt accru au travail scolaire
- un comportement socio-communautaire mieux adapté à la réalité
- un développement culturel plus large et plus répandu dans
la population
- une prise de conscience générale de la santé et de
la condition physique;
- une réduction de l'absentéisme, de l'abandon scolaire et
des échecs en série;
- une réduction du vandalisme et de la violence
- une orientation professionnelle qui satisfasse mieux les intérêts
et les goûts des jeunes
- une activité professionnelle plus gratifiante pour l'enseignant;
- une réduction du biais professionnel lié à l'influence
parentale;
- un réaménagement des coûts vers les activités
de première ligne
Il serait opportun de vérifier ces hypothèses dans le cadre
d'un projet pilote et, si les résultats sont probants, de prendre
alors les décisions que suggérerait leur interprétation.
Un projet-pilote devrait, après une phase préliminaire de
quelques semaines, comporter deux étapes d'un (1) an chacune.
Durant la phase préliminaire, on prépare le plan détaillé
de déroulement en précisant les objectifs de résultats
et les objectifs de recherche du projet; il faut obtenir l'adhésion
des élèves, des enseignants et des parents, ainsi que le soutien
actif de la Direction de l'école, de la Commission régionale
pertinente, du Syndicat des enseignants ainsi que du Ministère, après
quoi peut débuter la première étape.
a) étape 1
La première étape se limite à créer une "famille"
au sein d'une école secondaire. On choisit donc 6 enseignants volontaires
- dont 5 seront précepteurs et le sixième "chef de famille"
- et 150 élèves (30 élèves de 5 cohortes d'âge
successives) qui constitueront les effectifs des 5 "foyers" .
Cette première étape permet d'évaluer la relation enseignant-élève
et la relation enseignant-parents dans ce nouveau régime, l'approche
tuteurale, la validité de l'apprentissage autodidactique de diverse
matières et l'évolution du sentiment d'appartenance au groupe.
Elle permet de juger de l'apport des activités parascolaires élargies
et de mesurer certains problèmes administratifs concrets que pose
l'implantation du système.
Au plan de la motivation des participants, il est possible, durant cette
première étape, de mesurer l'impact du régime préceptoral
sur l'intérêt manifesté par les professeurs et les étudiants
ainsi que sur certains phénomènes tel l'absentéisme,
l'abandon scolaire, le vandalisme, la violence. Les résultats de
la première années du projet sont mis à profit par
la Commission et le Ministère; il faut tenir compte, cependant, à
l'analyse de cette première étape, de l'incertitude des participants
quant à la permanence du nouveau régime; un des éléments
motivants est absent, qui est cette relation à long-terme entre le
précepteur et l'élève.
D'autres dimensions de l'école préceptorale ne se manifestent
pas au cours de cette première étape. Le programme demeurant
inchangé - ainsi que ses composantes obligatoires - le temps disponible
pour d'autres apprentissages en est réduit d'autant; on peut amorcer,
sur la base des données recueillies, l'adaptation du matériel
didactique et docimologique, mais les manuels ne sont pas encore adaptés
à l'autodidaxie et exigent donc de l'élève un surcroît
d'effort. Les aménagements physiques ne sont que temporaires, les
examens se bornent aux "pré-tests" des conseillers, sauf
s'il existe déjà, pour certaines matières, un examen
du Ministère.
b) étape 2
La deuxième étape élargit l'expérience et crée
autant de "familles" dans l'école qu'il y a de professeurs
et d'élèves disposés à participer au nouveau
régime. On alloue aux "familles" une part des ressources
- labos, classes, services divers, temps de certains enseignants (en sus
des enseignants à plein temps qui leur sont assignés) - proportionnelle
à leur importance numérique. Ceci afin de ne pas biaiser les
résultats comparés du groupe expérimental et du groupe
témoin, mais aussi pour que l'expérience n'entraîne
pas de dépense d'exploitation supplémentaires. La planification
de l'expérience et l'analyse des résultats feront ainsi seules
l'objet d'une subvention.
Le temps des enseignants alloué aux "familles" sert à
la préparation de plans de cours et d'examens, et à la préparation
de feuillets explicatifs des manuels afin que ceux-ci puissent être
accessibles directement à l'élève. Il sert surtout
à un dialogue entre les précepteurs et ces "conseillers"
afin que chaque précepteur puisse guider adéquatement ses
élèves dans toutes les matières.
Le Ministère décide également des dérogations
qui pourraient être admises pour élargir la discrétion
des élèves quant au choix des cours; la gamme des activités
parascolaires peut donc augmenter et devenir significative; un matériel
pédagogique d'appoint préparé au sein de l'école
-- feuillets explicatifs, grilles d'auto-évaluation, procédures
de labo, etc - facilite l'apprentissage du programme obligatoire et de certains
éléments optionnels librement choisis. L'interaction entre
"familles" peut aussi être étudiée.
Dès la troisième année, il est possible d'universaliser
l'expérience à des institutions complètes, au moins
une par région (plus si la demande le justifie), d'appliquer une
procédure universelle d'examen, et de mettre en marche la préparation
accélérée du matériel didactique. Si les résultats
sont satisfaisants à la fin de cette troisième année,
il faudrait songer sérieusement alors à généraliser
cette approche à l'ensemble des établissements du niveau secondaire
et à mettre en place des expériences similaires au niveau
primaire.
[ P.S. En 1983, lorsque cette idée a circulé, je ne
voyais pas d'alternatives à l'embauche des "précepteurs"
et "chefs de famille" par la Commission scolaire. Aujourd'hui,
je me demande si la solution idéale ne serait pas que "précepteurs"
et "chefs de famille" soient des professionnels autonomes, se
constituant en équipes à leur convenance, rémunérés
directement par le Ministère par capitation (selon le nombre d'élèves
qui s'inscriraient auprès d'eux) et se faisant donc concurrence,
non sur le prix mais sur le plan de la qualité des services qu'ils
offriraient. Le prix payé par élève inscrit pouvant
varier, l'État pourrait ainsi soutenir efficacement, par ce moyen,
le maintien des écoles en zones rurales, l'intégration des
handicapés physiques et des MSA, etc.]