98.06.10.
LES MAÎTRES-MÉDECINS
Une grève n'est jamais une façon équitable de régler
un conflit de travail, mais il est des situations où la grève
n'est pas seulement une manière désuète, pré-civilisée,
de faire valoir ses droits mais une opération carrément révoltante.
C'est le cas quand ce n'est pas un patron mais les pauvres, les faibles,
les malades qu'on prend en otages. Une grève de médecins est
quelque chose d'essentiellement répugnant.
Ceci dit, il reste que nous coupons de partout dans le budget de la santé
et que nous pouvons difficilement faire beaucoup plus pour les médecins....
alors que nos médecins ne sont pas aussi bien payés que leurs
collègues de certaines provinces et pays avoisinants. Cette différence
de rémunération, la nature humaine étant ce qu'elle
est, aura tôt ou tard pour conséquence le départ vers
l'étranger d'une partie significative des ressources médicales
que nous formons et formerons à grands frais.
Cet exode viendra compléter notre transformation en pays du tiers-monde
sur le plan de la santé, transformation déjà amorcée
par les compressions budgétaires, la limitation artificielle des
inscriptions en médecine et la politique incroyablement stupide du
gouvernement de payer pour hâter la retraite de médecins parfaitement
aptes à continuer leur mission.
Pourtant, il est clair que nos moyens sont limités. Est-ce que nous
faisons face au dilemme de nous ruiner à payer trop peu de médecins
trop chers ou de devoir nous contenter de ceux qui accepteront de travailler
à rabais? Non. Il y a une solution: c'est la fonction de "Docteur
en médecine" qui doit être revue pour tenir compte de
l'évolution et de l'expansion de la médecine.
Quelle est la nouvelle situation que crée cette évolution
? Il n'est plus question aujourd'hui que qui que ce soit puisse tout savoir
sur tout en médecine. En pratique, la moitié environ des médecins
deviennent donc des spécialistes. Ils le deviennent APRÈS
avoir complété une formation approfondie en médecine
générale, ce qui allonge indûment leurs études,
puisque seuls les rudiments de cette formation générale leur
seront d'une quelque utilité au cours de leur carrière de
spécialistes. C'est quoi, le tronc commun entre un psychiatre, un
obstétricien et un ophtalmologue?
L'autre moitié environ des médecins actuels - les soi-disant
généralistes - sont en fait uniquement responsables, dans
le réseau actuel, du diagnostic et du traitement des urgences. Seule
une toute petite minorité de généralistes a l'occasion
de coordonner les gestes de plusieurs spécialistes traitant un même
patient, et une petite minorité de ces généralistes
seulement a le prestige et la compétence - et donc l'autorité
réelle - d'imposer ses décisions à des spécialistes
qui ont reçu une formation plus longue et bénéficient
donc d'une présomption de compétence supérieure.
Les tâches usuelles du généralistes d'aujourd'hui constituent
en réalité deux autres spécialités - diagnostic,
urgence - qu'on n'identifie pas comme telles simplement parce qu'on refuse
de tirer la conclusion qu'imposerait l'analyse objective de cette situation:
une modification fondamentale de la profession médicale et un renversement
de la hiérarchie specialiste-généraliste. Si on acceptait
de tirer ces conclusions, voici ce qu'on ferait:
Après son diplôme d'étude collégial, celui qui
veut étudier la médecine recevrait un an de formation de base,
puis s'inscrirait à l'un ou l'autre d'une vingtaine de programmes
de spécialisation dont il sortirait, deux ans plus tard, avec un
bac en cette spécialité. Encore un an de formation, pratique
cette fois et en milieu hospitalier - et toujours dans cette même
spécialité - et il obtiendrait sa maîtrise et le droit
de pratique dans cette spécialité.
Il serait maître-ophtalmologue, maître-oncologue... et il en
saurait tout autant sur cette spécialité que le spécialiste
actuel dont la formation a duré deux fois plus longtemps. Deux fois
plus longtemps, parce qu'on lui a enseigné une foule de choses qui
ne lui serviront pas professionnellement mais justifieront qu'on le paye
deux ou trois fois le salaire d'un ingénieur ou d'un économiste.
Parmi cette vingtaine de spécialités, il y aurait celle de
diagnosticien. Ce serait la plus courue, et ceux qui s'y dirigeraient pourraient
y renouer avec le rôle du médecin de famille traditionnel.
Il y aurait aussi celle de "médecine d'urgence" et, dans
des cliniques et les hôpitaux, on retrouverait enfin en nombre suffisant,
non pas seulement des internes mais des professionnels d'expérience
capable de faire face à toute les situations.
Ces maîtres-médecins formés en 4 ans - et dont la rémunération
serait comparable a celles des autres professionnels formés
en 4 ans - nous pourrions en produire selon nos vrais besoins, qui sont
croissants, et non pas en tenant uniquement compte de nos fonds de tiroir,
comme le gouvernement actuel.
La vision globale de la médecine...? Parmi les spécialités
offertes - mais plus exigeante et plus longue - il y aurait celle de "médecine
générale de synthèse et coordination" qui mènerait,
elle, a un doctorat et dont les praticiens interviendraient quand les diagnosticiens
le jugeraient utile. Ces docteurs obtiendraient une rémunération
comparable à celle de leurs homologues américains, mais on
ne les utiliserait pas pour réduire des fractures et prescrire des
pilules. On les payerait cher, mais nous en aurions peu . Pas moins, mais
pas plus, qu'il n'est nécessaire d'avoir de ces esprits universels
pour faire fonctionner un réseau de santé efficace dans le
monde réel.
Si on commençait demain cette transformation, il faudrait 5 ans avant
que ne soient disponibles les premiers maîtres-médecins dont
nous avons tant besoin. On y viendra tôt ou tard. Faisons-le.
Pierre JC Allard
Page précédente
Page suivante
Litanie des avanies
Retour à l'accueil