06.01.29
LA MIGRATION DES PREDATEURS
J'aime bien cette séquence d'un film de Disney Nemo,
je crois - où le requin bouffe le brochet qui vient d'avaler le goujon,
pendant que derrière le requin se dessine le profil d'un monstre
dont on peut à peine imaginer la taille. Quand celui qui a mangé
son prochain est mangé à son tour, c'est un peu comme si la
victime était vengée, le prédateur pardonné
d'avoir ainsi expié sa faute... et toute la création, sinon
justifiée, du moins révélée sans détour
dans toute son absurdité.
Quand Mittal (Inde) veut acquérir Arcelor (Europe) qui vient
d'acheter Dofasco (Canada), c'est un peu toute la vanité des grandes
épopées corporatives qui transparaît et toute l'absurdité
de leurs chevauchées triomphalistes transnationales qui nous est révélée.
L'absurdité et l'hypocrisie, car on se demande à quoi
peut bien servir cette prise de contrôle ostentatoire, alors que rien
n'empêche vraiment le patron de Mittal, par exemple, de prendre par
personne interposée et en sous-main le contrôle de ses concurrents,
de leur imposer la politique qu'il veut et d'en tirer tout le profit qu'on
peut en espérer. Rien, mais parfois, c'est le geste qui compte...
Ainsi, quand le patron de Mittal, bien intégré à
Londres - et certainement aussi « British » que pouvait prétendre
l'être Sir Wilfrid Laurier - monte à l'assaut d'Arcelor, est-ce
vraiment par un grand souci de transparence qu'il fait ouvertement ce qu'il
aurait pu faire en cachette, ou n'est-il pas à vérifier, en
son nom, mais aussi au nom de bien d'autres, à quelles conditions
on a vraiment le droit de porter un double zéro (00) ?
Le double zéro (00), pour ceux qui ont été élevés
par des loups dans la jungle et ne connaissent pas James Bond, c'est le
code que l'on donne à ceux qui ont reçu le « permis
de tuer » concédé à la crème des agents
secrets. Il n'est pas mauvais, quand on est une transnationale, de savoir
si on y a droit.
Être un prédateur, dans le monde des grandes affaires internationales,
semble non seulement une qualité nécessaire, mais un statut
qu'on obtient au mérite. Mais est-ce bien vrai ? Si une firme américaine,
française, suisse, veut acquérir une compagnie indonésienne
ou laotienne, personne ne s'en émeut: il est normal que les gros
occidentaux bouffent les petits orientaux. Tout cela est en parfait accord
avec le libre-échange, la liberté du commerce, les frontières
ouvertes, les règles de l'OMC et autres rengaines des violoneux qui
jouent la musique sur laquelle le monde danse. Mais le contraire est-il
vrai ?
Peut-on admettre qu'une compagnie indienne soit non seulement la première
dans son secteur, mais puisse occire son principal concurrent, doubler son
volume d'affaire et prendre une avance qui paraît insurmontable sur
tous ses concurrents américains et européens ? Est-ce que
le monde est prêt à leur accorder le double zéro (00),
acceptant ainsi de traiter d'égal à égal avec les prédateurs
du tiers-monde ?
C'est ça la véritable question. Car il aurait été
facile que l'affaire se fasse sans paraître se faire. Il aurait été
tout aussi facile, avec quelques jeux d'écriture, de faire de Mittal
une compagnie britannique. il n'était pas nécessaire de lancer
ce défi au système. Si on l'a lancé, il y a une raison.
Il y a des intérêts en jeu.
Simultanément à cette affaire de Mittal, et sans trop
faire de bruit, il semble qu'une compagnie des Émirats du Golfe soit
à prendre le contrôle de la gestion des ports américains.
La laissera-t-on faire ? Est-ce une coïncidence ... ou est-ce une
opération concertée ? Pendant ce temps, l'Iran développe
à une vitesse endiablée une capacité nucléaire
et Téhéran propose d'ouvrir une bourse du pétrole ou
l'on transigera en euros plutôt qu'en dollars. Un autre soufflet à
l'hégémonie américaine. Quelque chose se passe.
Un défi est lancé. L'est-il par le tiers-monde émergeant
lui-même, qui refuse d'etre plus logtemps infantilisé et a
les moyens de ses nouvelles prétentions... ou par quelqu'un qui utilise
ces attaques en provenance du tiers-monde pour modifier les règles
du jeu et imposer une nouvelles distribution des cartes ? La réponse
n'est pas évidente. On en saura bien plus quand l'affaire ira vers
sa fin.
Que va répondre la communauté européenne à
Mittal ? Que va répondre le gouvernement des États-Unis à
ces gens du Golfe qui veulent prendre pied en Amérique dans un secteur
éminemment stratégique ? Qu'est-ce qu'on va faire pour contrer
les prétentions de Téhéran ? Fera-t-on même quelque chose
? Va-t-on, contre tout bon sens, pousser l'Amerique dans un guet-apens dont
elle ne se sortira pas indemne ? (Voir le texte: Ahmadinejad
et les serpents d'eau) Pourquoi ?
Il sera intéressant de voir si les prédateurs du tiers-monde
peuvent aussi obtenir, comme toute entreprise occidentale, le double
zéro emblématique de leur droit à trucider leurs concurrents.
S'ils l'obtiennent, ne croyons pas que le Pere Noel sera passé par
hasard. Un obstacle de plus aura été levé et l'on se
rapprochera un peu plus de cette migration prévisible du capitalisme,
hors des USA - où on lui reproche de plus en plus durement d'avoir
sali son nid - non seulement vers l'Europe, mais surtout vers des pays où
les dirigeants sont plus souples et les règles encore plus malléables.
Les prédateurs n'ont pas de patrie. Il se prépare une grande
migration. (Voir le texte: Une guerre qu'il faut faire
et gagner
Il sera intéressant aussi, mais peut-être bien triste,
de voir en quel état ils laisseront derrière eux l'Amérique.
Quand les rats seront partis, il faudra nettoyer le logis et en refaire
dans la réalité la demeure mythique qu'elle n'a que bien récemment
cessé d'être dans l'imaginaire de tous ceux qui regardent vers
l'avenir.
Pierre JC Allard
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