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Un pacte avec le Diable ?
Les tentatives du « système » - capitaliste, bien sûr pour mettre fin à la gratuité et à l'universalité de la santé ne partent évidemment pas d'une volonté généreuse. Donc, cause entendue, c'est la lutte éternelle du Mal contre le Bien. On se battra, on protégera nos acquis Aux armes citoyens ! Vraiment ? Il y a un caveat à cette analyse simple qui donne bonne conscience : la gratuité et universalité de la santé sont impossibles.
Comme nous le verrons plus loin (S xxx), parmi les possibilités croissantes qu'offrira la médecine de demain, on ne pourra garantir la gratuité et l'universalité des soins qu'à l'intérieur d'une zone protégée de services. Il faut qu'une décision politique consensuelle définisse cette zone en fonction : a) de la part large et croissante, mais inévitablement limitée de nos ressources que nous voulons affecter à la santé, et b) de la part très large, mais qui ne peut que décroître progressivement, des ressources disponibles pour la santé que nous voulons affecter au secteur public.
Se battre pour la gratuité et l'universalité, oui, mais Il faut faire la part du feu, pactiser avec le diable du capitalisme qui ici, sous un masque grimaçant, est simplement la dure réalité. Il y a un seuil à ce que l'on peut donner. Alexandre doit s'arrêter quelque part. Il faut poser des bornes. Ce n'est pas un défi réaliste de lutter pour que la zone de médecine "gratuite et universelle"occupe tout le champ de la santé; c'est même une illusion néfaste de penser que l'on donnera tout à tout le monde.
Ne tombons pas dans le piège de faire chavirer dans l'absurde la thèse de la gratuité et de l'universalité des soins de la santé, car rien ne conduit plus sûrement au démantèlement des réseaux publics de santé que l'erreur d'exiger l'impossible du secteur public. Le défi réaliste, c'est de lutter pour que soit constituée une zone de gratuité/universalité qui englobe l'essentiel - et plus que l'essentiel à la mesure de notre conscience sociale - et que les frontières en soient férocement défendues contre les empiétements.
Cette zone doit recouvrir tous les examens, les soins et les médicaments dont l'efficacité est reconnue, sous la seule réserve de la disponibilité des ressources humaines pour les appliquer. C'est ce qui n'est pas négociable. Il faut préserver à tout prix la priorité absolue de l'affectation des compétences MÉDICALES aux besoins de tous dans le secteur public, afin que n'en soit pas divertie une part significative vers le secteur privé pour y être, en quelque sorte, vendue aux enchères selon les principes du néo-libéralisme pour la satisfaction des désirs de quelques uns.
Qu'est-ce qui EST négociable? D'abord, tout ce qui n'est que la composante "mieux-être" de la santé. Il faut distinguer ce qui est médical de ce qui ne l'est pas et renvoyer à l'individu la facture de ce qui ne l'est pas: cette facture représente le temps des ressources qui sont affectées à satisfaire ses "désirs" au-delà de ses "besoins" et on ne doit pas confondre le droit pour tous de vivre en santé avec l'objectif, bien différent, d'une répartition égale du somptuaire et de l'ostentatoire, ce qui est un autre combat.
Ensuite, est négociable aussi l'accès à tout ce qui demeure expérimental. Par delà les traitements dont l'efficacité est reconnu, en effet, il y a ceux qui constituent ce qu'on peut appeler la médecine "de pointe". La médecine de pointe, par définition expérimentale, est nécessairement réservée à quelques uns ... à moins qu'on ne décide d,assurer l'équité en en privant tout le monde, entraînant ainsi une stagnation de nos connaissances et créant aussi, inévitablement, un marché noir de la santé, avec les scénarios de la science-fiction la plus noire qui en découleraient.
La médecine de pointe pose un double problème. Un problème moral, d'abord, dans la mesure où les patients de la médecine expérimentale servent de cobayes aujourd'hui pour que la médecine puisse un jour guérir d'autres êtres et ceux qui y sont soumis le sont souvent sans avoir été avisés en des termes qu'ils pouvaient comprendre de tous les risques qu'ils encourent. L'expérimentation est nécessaire, l'objectif ultime est louable, mais la procédure suivie est moralement contestable.
Un problème de coût-travail, ensuite, puisque ce sont souvent les compétences les plus rares qui sont affectées à cette médecine expérimentale et qu'il faut éviter que ces ressources qui pourraient servir à tous soient indûment affectées aux besoins d'une seule élite. Il faut jauger les avantages relatifs de ce qui est en deçà et au-dela de l'horizon de la science. On doit éviter que la richesse devienne le seul discriminant, sans égard à la valeur intrinsèque de la recherche elle-même, mais faut-il systématiquement la chasser de l'équation ?
Toutes les approches ont été tentées au cours de l'histoire, allant du pur hasard au mérite et à la force brutale; car la plupart du temps, ne l'oublions pas, on ne se pressait pas aux portes pour recevoir les traitements expérimentaux. Dans une économie de marché, on peut imaginer que ce sont ceux qui veulent et qui peuvent assumer le risque et le coût des services de pointe qui en bénéficieront, en marge des frontières de la gratuité et de l'universalité. Injuste? Quelle autre combinaison de critères nous mettrait à l'abri de toute injustice? Et j'avoue que je suis plus à l'aise avec le principe des bien nantis qui payent pour recevoir des traitement expérimentaux qu'avec l'alternative des moins fortunés qui sont payés ou dupés pour les subir...
La notion d'une médecine "expérimentale" qui puisse être ni gratuite ni universelle ouvre la porte à des abus, c'est vrai, mais il ne faut pas fermer cette porte... seulement la surveiller. Permettre un secteur privé de médecine expérimentale, mais limiter strictement le pourcentage des ressources médicales qui pourront y être affectées et s'assurer que leur travail ne recoupe pas celui du système public. C'est un contrôle qu'il est facile d'exercer et nous en parlerons.
Pierre JC Allard
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