Le canal serpentait de plus en plus. La pente restait impressionnante, mais Anton, secoué comme un fagot, ne s'en souciat guêre. A plusieurs reprises, il sauta presque hors du canal, mais il retombait toujours parfaitement droit, suivant une trajectoire de boulet de canon lorsque celui-ci retombe.

Arrivé à une sorte de faux-plat le ralentissant suffisament pour qu'il puisse se redresser sur ses fesses, il vit une silhouette perchée sur un rocher, à à peine trois mètres du canal. Il passa devant l'homme à une vitesse d'environ vingt kilomètres heures, et reconnu le bossu du ministère sur la Lune. Quel choc pour Anton qui le suivit du regard tandis qu'il lui passait devant. Le vieux bossu à l'aspect de vautour agitait la main comme le font les gens pendant le tour de France, et cria :"Bonne chance!" en souriant d'un air amical et sincère.

Anton n'eut pas le temps de tergiverser sur le conseil du vieux. Le canal chutait d'un coup à plus de quarante-cinq degrés en s'enfonçant dans le roc.

Il était désormais balloté comme jamais, dans une obscurité sans faille. La nausée lui venait mais l'affolement le retenait de tout malaise certain.

Le canal refit surface, et Anton eut le temps de remarquer entre deux ballotements que le paysage n'était plus le même. A environ cinq cent mètres au dessous de lui, un gigantesque marécage emplissait le panorama, une forêt innondée sans limite dans laquelle il était désormais certain de finir ses jours.

Anton déboucha enfin dans cette forêt innondée, une vraie jungle d'arbres d'écorces et de lianes, de palmes et de feuilles à la dérive sur la surface de l'eau. La lumière était tamisée par les frondaisons, plongeant le décor dans l'ombre bleue caractéristique de cette planète.

Devant lui, le canal se séparait en trois branches distinctes, chacune avec un énorme panneau de couleur criarde indiquant un nombre depoints, cinq, dix et quize. Avant qu'il ne comprenne quoi que ce soit, il fut embarqué vers la sortie à cinq points.


La sortie à cinq points ? Mais qu'est-ce-que c'était encore que celà? Anton commençait vraiment à en avoir plein le dos de cette planète. Il allait d'énigmes en énigmes depuis le début de cette mission, et son parcour lui parraissait incroyablement biscornu.

Il leva les yeux de ses chaussures crottées pour s'apperevoir qu'il dérivait depuis une centaine de mètres; le canal n'était plus qu'un mauvais souvenir. Une barque approchait de lui depuis les fins fonds de la forêt innondée. Plus elle approchait, plus il sentait que quelque chose d'étrange allait se passer. Il commençait à distinguer le rameur. Il était vêtu d'un costume blanc rayé de rouge et d'un canotier assorti assez voyant. Arrivé à quelques mètres de lui, l'homme lui apparu petit, assez dégarni et assez nerveux. Celui-ci posa sa rame dans la barque et prit un micro avant de s'adresser à Anton.

- Cher Monsieur Villégia, votre score est de cinq points, ce qui n'est pas terrible! Sa voix résonnait horriblement, comme si le son de celle-ci était amplifiée dans le marais par une multitude de haut-parleurs, qu'il était impossible de discerner. L'homme reprit:

- Vous êtes très moyen, dans l'ensemble. Je m'attendais à mieux. Vous ne bénéficierez hélas pas du bonus de survie. Votre abus de Manrouste sauce Taspe vous a joué des tours!

De partout jaillirent des rires innombrables d'hommes, de Gââliens, de Taspiens et d'angélistes confondus. Il était au centre d'un public intergalactique fantôme. Il voulait questionner le présentateur, mais il savait par avance qu'il ne pourrait rien tirer de ses réponses. Il hasarda quand même:

- Où sommes-nous? sa question était claire. Si seulement la réponse pouvait l'être aussi...

- Coupez! Cria le présentateur. L'éclairage changea subitement, ce qui eut pour effet de réduire l'espace du décor à la taille d'une salle de théâtre. La forêt disparu et laissa la place à un blue-screen de cinéma, et Anton eut l'amertume de constater qu'il se trouvait sur un plateau de tournage. Tout y était: récepteurs holographiques Sony dernier cri, automate de trajectoire scécial mouvements fluides, et toute une tripotée de gens s'affairant dans tous les coins. Seule épargne, le public n'était qu'une bande enregistrée.

Anton se recroquevilla par terre, en proie au désespoir total, et entra dans un état psychologique qu'il n'avait jamais vécu auparavant. Il perdait les pédales momentanément. Il se senti soulevé par plusieurs mains et une piqure à la nuque le plongea dans un brouillard sombre qui s'épaissit jusqu'à ce qu'il perde connaissance.


 

- Alors Anton, on récupère ? Laisse moi te présenter des excuses. C'est une mauvaise blague qui a mal tournée, et crois bien que les copains et moi, on est désolé que tu n'ai pas tenu le coup. Mais le toubib dit que tu t'en remet déjà bien. Oh ? Tu m'écoutes, oui?...
  Anton avait du mal à garder les yeux fixés sur Maxime, son chef de bureau rue 36, quai de la Rappée, à Paris. On avait dû le bourrer de tranquilisants, car la mémoire lui revennait peut à peu d'une façon anormale. La chambre qu'il occupait était très illuminée, et il avait du mal à en appercevoir les contours. Maxime lui parlait depuis quelques instants, mais sa voix semblait lointaine, caverneuse.

- Anton, il faut que tu te réveille. La voix de Maxime reprit un timbre normal et Anton se redressa brusquement.

- Où je suis encore ? Sa voix était agitée. Mais il se décontracta immédiatement, ne pouvant lutter contre la puissance des tranquilisants. Il reprit d'une voix lente et atonale:

- Ah! C'est toi Max! Je suis chez moi ? Sert moi donc un truc à boire, j'ai vraiment la gorge qui rappe!

- T'es pas bien loin de chez toi, dit en souriant Maxime. Tu es à l'hôpital de la pitié, à dix minutes de chez toi. Ca fait au moins cinq minutes que je te parle et tu reste là à me fixer comme un imbécile. Il rit de nouveau. Alors, qu'est-ce qui s'est passé ?

- Melch ibn Zraht accepte le vin . Notre contrat l'honore et il est ravi. Mais j'ai choppé une indigestion et je me suis retrouvé dans un endroit bizarre. Tout avait l'ai vrai, mais j'étais sur une autre planète. Et puis je me retrouve ici à Paris. Pourtant, en quittant Mood 6, j'aurais dû arriver sur la lune. Comment suis-je arrivé ici ?

- Anton, il faut que je t'avoue une chose. Voilà, les copains et moi, on voulait te faire une farce. La mayonnaise a bien prit au début, et nous étions tous pliés. Mais tu a craqué...

- Mais bon Derk, veux tu me dire ce qui se passe? Qu'est-ce que vous m'avez fait? Anton explosa malgré son traitement chimio. Maxime, nerveux, reprit:

- Tu as prit un paquet de dope, Anton. Melch ibn Zraht était dans le coup lui aussi. Il a mis tout simplement trois doses d'acide centaurien dans ton assiette de manrouste. On digère toujours assez mal l'acide centaurien, mais qu'est-ce que l'on plane après!

Anton bouillait intérieurement. Tous des salauds! Tous contre lui! Ces fumiers s'étaient payés sa tête. Il se redressa lentement sur son oreiller et dit calmement:

-Maxime, je te prie de bien vouloir accepter ma démission. J'en ai plus que marre de toi et de ces cons de collègues, j'en ai marre de ce boulot de con, j'en ai marre de ce ministère de chiotte, j'en ai marre de la France et j'en ai marre de tout ce monde de cons finis qui me polluent la vie!

Plus Anton parlait et plus sa voix s'élevait. Il remarqua d'ailleurs, éberlué, que l'aspect de Maxime changeais avec le son de sa voix. C'était comme s'il se simplifiait, les contours de son visage s'estompant petit à petit et ses parties se métamorphosant en boudins informes entassés en une nature morte obscène. Maxime ne disait plus rien et se trémoussait d'avant en arrière, les mains dans les poches, un odieux sourire sur sa face grotesque.

Anton se leva de son lit prudemment, ne quittant pas une seconde le regard de Maxime. Il ouvrit la porte de sa chambre après s'être rhabillé en hâte et sortit de la chambre. Maxime n'avait pas bougé.


Il courru le plus vite possible jusqu'au hall d'entrée de l'hôpital, sans croiser une seule personne. Arrivé dans la rue, il s'arrèta pour souffler. Personne autour de lui, pas de voitures, pas de piétons, pas de bruit. La rue est en ruine! La vision apocalyptique d'un Paris en ruine àprès ce séjour de quelques jours de mission lui fit pousser un cri d'effroi totalement incontrolé.

Avait-il dormi aussi longtemps que çà à l'hôpital? S'il y avait eu une guerre, n'aurait-on pas transporté tous les blessés de l'hôpital en lieu sûr? Et s'il n'y avait pas eu de lieu sûr?...

Anton n'arrivait pas à y croire. Il avait déjà du mal à avaler l'histoire des acides centauriens, alors l'histoire de la fin de l'humanité, celà ne passait pas. C'était trop gros. Il devait trouver quelqu'un pour savoir. Ou même un journal, pensa-t'il en espérant au moins connaitre la date du jour.

Mais après plusieurs heures de recherche, il ne trouva ni journal, ni quelqu'un de vivant. Il décida de s'aventurer du côté de chez lui pour s'y reposer un peu et réfléchir à ce qui lui était arrivé ces derniers jours.

Il mit à peine deux heures pour se rendre dans le douzième arrondissement, boulevard Soult. Tout sur son trajet n'était que ruine et mortification. Son immeuble était en partie effondrée, mais le côté comprennant son appartement semblait encore tenir debout.

Ils n'y avait plus de porte d'entrée et son séjour donnait à présent sur la cage d'escalier. Mais la majeure partie de l'appartement était encore habitable. Seule la cuisine était impraticable, encombrée de gravats et d'énormes bouts de mur extérieur. Anton enleva sa veste et se jetta sur son lit. Il ferma les yeux et se mit à réfléchir longuement sur l'actualité de la conjoncture.