Il me tardait énormément les Pâques! D'habitude, à ce moment-là j'étais déjà en vacances ainsi que, délivré de l'hiver et de l'école, j'avais une disponibilité tout à fait spéciale.
Les préparations commençaient avec le grand nettoyage. Ma tâche était le parquet - le rincer, le cirer, le lustrer. Trois pièces - trois jours passés à genoux. Les vitres, les rideaux, les meubles et tout le reste à part le parquet c'était pour mes sœurs aînées. On travaillait assidûment, mais ça en valait la peine, car à la fin tout était resplendissant et la maison sentait la fraîcheur et la propreté. On était fiers de nous-mêmes et maman était contente.
Le Jeudi saint, on préparait les œufs peints; il fallait faire attention à ne pas les casser ou les tâcher. On empruntait telles couleurs à la voisine d'à côté, le plus beau jaune était obtenu par la vieille dame qui habitait en face, à partir de feuilles séchés d'oignon. Dans la rue, devant les cuisines, l'odeur du vinaigre venant des boîtes de conserves ou bouillaient les couleurs sur la cuisinière piquait au nez. Après que les œufs peints aient refroidi, je les graissais avec une tranche de lard pour les faire briller et je les arrangeais dans un grand vase, jamais deux de la même couleur l'un à côté de l'autre.
Il m'arrivait parfois d'avoir fait pousser du blé dans une assiette deux ou trois semaines auparavant, au jour de je ne sais pas quel saint. Alors, je mélangeais les œufs flamboyants au blé vert - un tel arrangement au centre de la table lustrée faisait une impression à couper le souffle. Mais notre intérêt n'y était plus puisque maman commençait à préparer les plats traditionnels et de la cuisine venaient des arômes à faire s'évanouir un saint, et encore plus des enfants après quelques jours de jeune.
Papa avait acheté l'agneau deux jours plus tôt et l'avait mis dans un bain de vin et d'huile pour le faisander. À partir de ce stade, maman le métamorphosait dans des plats exquis: du rôti au four arrosé de vin blanc, du borsch au livèche, des côtelettes aux épinards aromatisées aux rondelles de citron, du ragoût aux oignons et ails verts roulés en anneaux, du hachis de tripes gratiné accommodé d'herbes fines.
À ces bons plats, les gâteaux succédaient. Avant tout le "cozonac" -grand gâteau pétri de farine, levure, beurre et d'œufs qui devait lever dans le pétrin puis dans un moule et ensuite au four, de manière à ce qu'à la fin on obtenait plus de cinq fois le volume initial. Puis le pain de Pâques - sorte de brioche aux raisins secs, couverte d'une couche de fromage doux et de crème fraîche sucrée. Puis les biscuits "langues des chats" et "plaisir des dames" et autres merveilles auxquelles je rêve aujourd'hui encore.
Il était défendu de goûter quoi que se soit. Tout de même, on les avait à portée de main et on éprouvait les peines de Thant Hal. On s'emportait alors, à la dérobée, de la queue de l'agneau rôti, ou bien d'un doigt de creme fouettée. On venait de violer comme ça le grand carême, mais je n'oubliais jamais de dire chaque fois "pardonnez-moi bon Dieu!".
La veille des Pâques, pendant la matinée, à l'église du quartier avec mes sœurs, après avoir passé trois fois en dessous la table chargée d'icônes, de crucifix et de beaucoup de fleurs, on s'allégeait l'âme au confesseur de tous les péchés accumulés le long de l'année - des gros mots envers les copains, des mensonges à l'école, des petits vols au pot de confiture. À condition de ne pas récidiver, nous étions absous au nom de Dieu. Puis.... on ne savait plus quoi faire du reste de la journée, on mourait d'envie et d'impatience.
Vers onze heures du soir, baignés et habillés de vêtements beaux et propres, nous étions de retour à l'église pour le service divin de la Ressurection. Toute la famille cette fois, toute la rue, tous les gens du quartier - une grande foule autour de l'église. À minuit on recevait la lumière. Alors, on chantait "Christ est ressuscité" et on s'embrassait, chacun tenant sa bougie allumée au creux de la paume. Des milliers de petits flambeaux brillaient dans la nuit qui résonnait des sons des cloches de toutes les églises de la ville. On respirait le parfum des lilas fleuris mélangé à l'odeur d'encens et de divinité à la fois. On rentrait lentement, la bougie toujours allumée. Une fois arrivés à la maison, on éteignait la flamme en écrasant la bougie contre le seuil.
Nous voila autour de la table couverte d'une nappe brodée, éblouissante de blancheur. Maman avait mis l'argenterie, les Rosenthal, les cristaux. Pour marquer le moment, on cognait des œufs - "Christ est ressuscité" et la réplique "C'est vrai qu'il est ressuscité". Les apéritifs s'ensuivaient, les hors d'œuvre aussi. On cognait d'autres œufs, l'atmosphère devenait de plus en plus gaie et la réplique plus païenne: c'est vrai que je t'ai cassé, c'est vrai que tu t'es grisé... Le repas ne se prolongeait pas. Le gros devait rester pour le lendemain - donc, une tranche de pain de Pâques et nous allions faire dodo.
Le lendemain, au réveil, dans nos robes de nuit, nous bondions de nos lits directement à la table où maman nous avait préparé des grosses tasses de chocolat au lait chaud et des grandes tranches de cozonac au noix. C'était l'avant-première du régal qui allait commencer à midi et se terminait après minuit. La famille était au grand complet - les aïeuls, les cousins, d'autres parents. On mangeait en abondance, on plaisantait, on rendait hommage à la maîtresse de la maison pour la largesse et l'excellence des plats, on buvait, on racontait des histoires piquantes... Vers la fin de la soirée, les vieux entamait un petit poker, les moins vieux une valse ou un tango. Après avoir égoutté les bouteilles de champagne, entouré de gâteaux et de confiseries, je m'endormais heureux sous la table, parmis les pieds des convives.
Les bonnes vieilles coutumes! - nous en avons gardé des vestiges, mais le faste et l'émotion sont perdus à tout jamais.