Le soleil fit son apparition le 16 juin. Depuis le milieu du printemps, la température avait été capricieuse. Finalement, après de longues journées pluvieuses, ce matin là, l'été semblait vouloir s'installer pour de bon.
Il était 5h30 du matin, la ville commençait à se réveiller. Des fenêtres ouvertes, une bonne odeur de café émergeait.
Au 3080 de la rue Verte, la sonnerie du réveil-matin se fit entendre. Victoria, encore toute endormie, tenta de l'arrêter pour la millième fois mais n'y parvint pas. Sa main ne réussit qu'à faire tomber son verre à dents.
Victoria Duran venait de fêter ses quarantes années de mariage la semaine dernière. Elle avait donner naissance à cinq enfants dont deux étaient morts-nés. Son fils Robert était agent d'assurances, sa fille Huguette travaillait dans une fabrique de cigarettes et la petite dernière, Emilie, était institutrice.
Son mari, Emile, travaillait dans une industrie de caoutchouc depuis leur mariage.
--Ca y es, dit Victoria d'une voix empâtée,une autre journée qui commence bien! Emile, lève toi. --Quelle heure est-il? demanda Emile à demi réveillé. --Tu sais bien qu'il est 5h30, cela fais quarante ans que tu te lèves à la même heure. Tu devrais le savoir après toutes ces années! dit-elle tout en finissant de s'habiller. --Et toi, ça fait quarante ans que tu me dis que je devrais le savoir!!
Victoria alla faire le petit déjeuner tout en marmonnant des paroles qu'Emile n'entendait même pas; et ça depuis quarante ans! |
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Au bureau de poste de la région, il y avait beaucoup d'activité ce matin là. On aurait dit que les compagnies s'étaient donné le mot pour envoyer leurs comptes en même temps.
Perdu parmi un amas de lettres, Louis Lacombe s'activait à les démêler.
--Des lettres, encore des lettres, toujours des lettres! dit-il. Des fois j'en ai marre de ce fichu métier.
Thomas Robinson accoudé au comptoir, le regarda d'un air surpris.
--Je croyais que pour toi c'était une vocation que de travailler aux postes? fit-il remarquer. Qu'est-ce qui t'arrive? Tu crois que c'est plus amusant de distribuer toutes ces lettres? Il n'y a pas une journée où l'on ne manque de se faire arracher un bras ou une jambe par ces satanés chiens. C'est à croire que les gens le font exprès de les laisser détachés! --Au moins, fit Lacombe, tu ne passe pas la journée à voir défiler toute la ville devant tes yeux, toi! --Et les adresses, qu'est-ce que t'en fais? Je les voient aussi toute la journée. --De toute façon, je finirai bien par sortir de cette fichu boîte! Tiens, voila ton lot de lettres, amuse-toi bien, dit-il avec une moue de dégoût.
Thomas Robinson, sans rien ajouter, prit son courrier et s'en alla faire sa distribution.
Cela faisait deux rues qu'il parcourait quand il vit la lettre adressée à Emile Durant.
C'était une enveloppe semblable à toutes les autres, sauf qu'une étrange sensation vous envahissais lorsque vous la regardiez. Comme si vous étiez hypnotisé par l'écriture.
Sans s'en rendre compte, Robinson s'était arrêté en pleine rue pour la regarder. Il la retourna et vit qu'elle n'avait pas d'adresse de retour.
"Naturellement, se dit-il, se doit être une lettre anonyme, il n'y a jamais d'adresse de retour dans ces cas la!".
Dans un vacarme effrayant, une auto manquant le renverser, freina brusquement.
--Mais qu'est-ce que vous foutez dans la rue? dit le conducteur. Vous voulez vous faire tuer? --Allez vous faire foutre! lui répondit Robinson dans son désarroi. --Si je n'étais pas si pressé, dit le conducteur, je vous apprendrais les bonnes manières!
Et il redémarra.
Thomas Robinson continua son chemin et s'arrêta sur le trottoir; son coeur battait la chamade.
"J'aurai mieux fait de rester couché aujourd'hui et de me porter malade" se dit-il. "Comme si c'était cette lettre la cause de tout ça! Je ferais mieux d'aller la distribuer au plus vite. Et bien! me voila superstitieux maintenant!!".
Arrivé au 3080 de la rue Verte, il aperçut Victoria Durant en train de cueillir des fleurs.
--Comment ça va Mme Durant? --Comme d'habitude, M. Robinson dit-elle. Comme vous voyez, je coupe des fleurs pour Mme Irving. Elle vient de perdre son mari, la pauvre, et je les lui envoient pour lui remonter le moral. --C'est gentil de votre part ça. Y a pas beaucoup de gens qui ferait ce que vous faites. --C'est naturel, mon mari travaillait avec le sien depuis pas mal de temps et en plus nous sommes de bonnes amies. Je crois que si je perdais mon mari, elle ferait la même chose pour moi. Y a t-il beaucoup de courrier aujourd'hui, dit-elle changeant de sujet. --Les factures habituelles, quelques prospectus et cette lettre pour votre mari. --Une lettre pour mon mari? Qui peut bien lui écrire? --Je ne sais pas mais si j'étais vous, je la brûlerais tout de suite! --Pourquoi? demanda Mme Durant. --Tout à l'heure, j'ai faillit me faire renverser par une voiture à cause d'elle. On dirait qu'elle est maléfique. Qu'elle annonce une catastrophe. --Voyons M. Robinson, seriez-vous devenu superstitieux? Je vais l'ouvrir tout de suite, comme ça vous serez rassuré. --Et qu'est-ce que votre mari va dire s'il s'en aperçoit? --Il n'a rien à dire, dit-elle d'un air autoritaire.
Elle prit la lettre et l'examina. Une étrange sensation l'envahit et elle la laissa choir sur le gazon. N'y tenant plus, elle s'en empara fébrilement et la décacheta. Elle contenait une simple feuille de papier avec, rédigée de la même écriture que l'enveloppe, "Mardi 21 h. le 16 juin".
--Mais qu'est-ce que c'est que cette lettre? dit Victoria. --Je savais bien que c'était une lettre anonyme, regardez, elle n'est pas signée! dit le facteur. --Ca doit être une plaisanterie, dit la vieille femme en la froissant. Allez, je dois continuer mon ménage si je veux faire mes courses cet après-midi. Je vous souhaite le bonjour, M. Robinson.
Elle s'en alla chez elle sans laisser le temps au facteur de lui répondre et referma la porte derrière elle. |
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Il était 20h45 lorsque Emile Durant sorti de la salle de quilles où il se rendait tous les mardis soirs. Malgré ses soixante ans, il n'avait pas peur de faire un peu d'exercices en allant jouer aux quilles.
La salle où il allait jouer se situait à 15 minutes de chez lui. Il décida donc de faire le trajet à pieds.
Tout en marchant, il s'alluma une cigarette et se reprocha de ne pas avoir la volonté d'arrêter de fumer. Au souper, il avait promis à sa femme qu'il fumerait pour la dernière fois. Mais, malgré ses bonnes intentions, il en avait grillés dix en jouant aux quilles.
Emile était un adepte de la marche, il aurait pu marcher des heures sans se fatiguer. Pourvu qu'il puisse épier tout ce qui se passait aux alentours il était heureux.
Il marchait depuis cinq minutes déjà,lorsqu'il eu l'impression d'être suivi. Il se retourna et ne vit personne.
"Ce doit être le fruit de mon imagination" se dit-il.
La rue où il se trouvait était obscure et déserte. Un vent glacial était présent et seul le bruit des feuilles dans les arbres était audible.
Il se remit en marche comme si rien ne s'était passé. Subitement, la présence derrière lui se fit sentir à nouveau. Il se mit à marcher plus vite sans réussir à distancer son suiveur. N'y tenant plus, il se retourna, prêt à faire face à n'importe qui.
--Qui est là? Que me voulez-vous? dit-il en essayant de distinguer son suiveur dans l'obscurité.
La personne qui l'avait suivi sorti de l'ombre. Elle portait un long manteau noir avec un vaste capuchon dont sa tête était recouverte.
Elle s'approcha d'Emile et l'empoigna par la veste.
--Qu'est-ce que vous voulez? demanda t-il encore.
Sans qu'il ne sût ce qui lui arrivait, il fût soulevé de terre.
--Lâchez-moi! Lâchez-moi! Au secours! cria t-il tout en se débattant.
Sans qu'il puisse dire d'où cela sortait, un large coutelas apparu devant ses yeux. Ce fût d'ailleurs la dernière chose qu'il vit. Lorsque l'agresseur le laissa tomber sur le sol, il était déjà mort, la gorge complètement tranchée.
Il était 21h. précises! |
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