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INDEX DES FICTIONSL'ANNEE DE LA SFFQLISTE DES SOMMAIRES


Subway Song
(fiction)
Marc-Raoul Laroche

Tout de suite, il sait qu'il n'aurait pas dû venir à cette heure-ci. Dieu sait quel maniaque ou quel voyou rôde dans les couloirs du métro, passé minuit. Il n'est pas du genre à apprécier les agressions nocturnes.

Alors il rebrousse chemin. Tant pis pour le ticket de métro déjà utilisé, tant pis pour la marche qu'il va devoir se taper jusqu'à chez lui, il a trop peur de se faire piquer le portefeuille, ou pire de se faire tabasser. Il grimpe les escaliers, quatre marches à la fois, à droite puis à gauche, tout droit, puis encore à gauche. Il s'est perdu.

Évidemment, tenter de sortir par là où l'on est entré, est presque impossible quand on n'a pas remarqué le chemin emprunté.

Il cherche un carrefour, le trouve. Il y a une plaque qui indique la rue la plus proche; il s'y dirige. En une minute, il est à la grille. Qui est fermée par un gros cadenas. Il la secoue, fait un bruit d'enfer. Un petit homme courbé, en uniforme bleu-gris, apparaît, mais s'éloigne de l'autre côté.

- Hé, vous ne pourriez pas m'ouvrir, non?

L'autre se retourne à peine et esquisse un sourire.

- Désolé, c'est trop tard. On ferme. Et il repart de son petit pas de rhumatisant.

- Hé, merde j'vous en prie, ouvrez-moi!

C'est peine perdue, l'autre s'est faufilé dans un coin d'ombre et s'y est perdu. On l'entend encore ricaner.

Il redescend dans le métro.

* * *

Il suit le même couloir depuis si longtemps qu'il se demande s'il ne va pas franchir la distance entière à pied. Il n'a pas encore vu de croisement ou de panneau indicateur. Parfois il sent plus qu'il n'entend le métro qui passe, mais il lui est impossible de trouver d'où vient la vibration. Comment savoir s'il ne tourne pas en rond, s'il est seulement dans la bonne direction?

Il se souvient de cette affreuse chanson. Comment était-ce déjà? Subway Song, c'est ça. Le groupe, il ne sait plus. Reste graver les paroles:

 

 Midnight in the subway
 She's on her way home
 She tries hard not to run
 But she feels she's not alone
 Echoes of footsteps follow close behind
 But she dares not to turn around
 Turn around, turn around...

 

Pourquoi de telles pensées viennent-elles à l'esprit à de pareils moments?

Plus il avance, plus la lumière faiblit. S'il y avait une plaque, ou s'il posait des repères sur les murs, il n'est pas sûr qu'il pourrait les voir. Il fait de plus en plus chaud. La chaleur vient des murs qu'il n'ose presque pas toucher. Il va bientôt faire si sombre qu'il ne verra plus ses mains. Il heurte des poubelles renversées ou piétine des corps mous. C'est une descente aux enfers.

Puis il voit la lumière, au bout de son couloir. C'est la voie de métro. En même temps, il entend l'écho de bruits de pas derrière lui. Il sait, il veut s'en convaincre, que ce sont un voyou ou un groupe de voyous qui lui en veulent. Alors il s'élance dans le sprint de sa vie, le seul qu'il doive gagner, le seul qui compte.

Derrière lui, les pas ont cessé, puis repris, plus rapides, plus forts aussi. On le poursuit. Le couloir semble se déformer à son approche, il rétrécit et s'allonge en même temps. Il n'avance pas. Sa poitrine va éclater, ses yeux larmoient, son coeur chauffe.

Les pas se sont rapprochés, dédoublés, amplifiés au point de couvrir tout autre bruit. Sa peur lui donne les ailes qui lui manquaient, et l'orée du couloir est maintenant bien distincte. Des choses y pendent, en stalactites perverses et molles. Le couloir est devenu si étroit que deux personnes auraient de la difficulté à s'y tenir debout, et si noir qu'il n'en voit ni les murs, ni le plafond. Il est dans un tube, un tube de noirceur. Un gigantesque intestin qui veut le digérer, lui. La bouche en est si proche qu'un petit effort encore le vomira à la lumière.

D'un renforcement inaperçu, un bras surgit et le happe. Il tombe durement dans des détritus, un liquide gluant lui poisse le visage, la peau de son genou cède sous le choc. Le sang coule, par chapelets de petites gouttes, sur le sol. Il veut se relever, mais un corps vient s'écraser sur le sien. Il replonge dans les ordures, tête première. Il est violemment retourné par deux bras sans douceur. Dans la noirceur, il voit la silhouette de celui qui l'agrippe, comme si elle était plus noire encore que l'absence de lumière elle-même. A moins que l'odeur de transpiration et de pourriture ne donne une forme à qui en manque. C'est une forme grotesque à la tête horriblement pointue et aux yeux luisants, qui se penche sur lui, pour lui murmurer quelque obscénité sous le nez. L'odeur est si infâme qu'il en perd conscience.

Il reprend conscience plus tard. Combien de temps plus tard, il ne peut dire, car il fait toujours aussi sombre. Sa tête est lourde, sa figure humide, il a dû pleurer, son corps est douloureux mais rien n'est cassé. Il se lève, renonce, après un bref examen, à remettre ses vêtements en place. Il doit sortir d'ici au plus vite. Heureusement, le tunnel du métro envoie toujours sa lumière. Il avance.

La clarté lui donne un choc, presque physique, presque plus dur que celui de l'assaillant de tout à l'heure. La salle est vide. Normal, à cette heure, seuls les inconscients et les fous parcourent le métro. Il ne s'habitue pas à la lumière. La tête bourdonnante, la main devant les yeux, il s'assied sur un banc de plastique rouge, un des moins sale de la rangée. Divers objets parsèment la salle et la voie. Des paquets, vides, de cigarettes, des verres de plastique, des journaux, des revues pornos et quelques objets non identifiables, les rebuts de la société diurne. Dans la salle d'en face, là où passe le métro qui va dans la direction opposée, des couvertures poussiéreuses et des sacs, pleines de bouteilles, suppose-t-il, sont posées sur les bancs. Y a-t-il des gens qui dorment ici? Pire, qui y vit?

Un grognement lui répond. Du coin de l'oeil, de son côté de la salle, il voit un mouvement. À l'entrée du tunnel par où repartira le métro, s'il arrive, un tas. Un tas qui bouge. C'est informe, bigarré. Il n'ose tourner la tête pour ne pas attirer l'attention. C'est déjà un miracle que son arrivée en catastrophe ne l'ait pas fait. Le tas gronde et se retourne. C'est vivant. Du coup, sa peur revenue, ses genoux s’entrechoquent. Ses vêtements lui râpent la peau, le genou se remet à saigner, il voudrait se gratter. C'est inhumain.

Alors il éclate de rire. Inhumain? Inhumain, qu'allait-il donc penser là?  Tout ceci est parfaitement rationnel. le tas dans le coin, c'est un clochard; l'attaquant de tout à l'heure, c'est un simple voleur! Qui portait une tuque; cela explique d'ailleurs la forme de la tête. Il se tâte, fouille ses poches dans l'espoir qu'il n'y trouvera pas son portefeuille, mais celui-ci ne manque pas. En fait, rien ne manque, si ce n'est un peu de sang et d'honneur. Bah! pense-t-il, le voleur aura pris peur et se sera enfui.

Le bruit rassurant du métro qui arrive interrompt un train de pensées peu agréables. Il se lève en hâte, s'approche de la voie, impatient.

Le wagon-locomotive était sale; les suivants sont carrément crasseux, presque noirs de suie ou de fumée. Les vitres sont opaques, la poussière et les années de négligence ont fait leur travail. On croirait que les lumières sont éteintes à l'intérieur. Le métro ralentit, mais il ne voit guère mieux si la rame est vide.

Soudain, une ombre vient se plaquer sur la vitre. Deux mains griffent la saleté, comme pour s'y accrocher. Elles y laissent de longs filets dorés, comme une goutte d'eau qui ramasse la poussière dans sa glissade le long de la fenêtre, un jour de pluie.

Il voit le visage. Oh! le visage! Une femme. Une intense souffrance. Ou peut-être la peur? Comment être sûr, avec toute cette crasse?

La voiture s’est arrêtée un peu plus loin. Lui, il est figé par l'incertitude. La femme s'est mise à courir dans la voiture, pour le rejoindre. Mais la porte refuse de s'ouvrir. Elle s'énerve. Et lui reste immobile. C'est un cauchemar, il ne peut rien faire à un cauchemar. À l'autre bout de la cabine, la porte qui sépare deux wagons vient de s'ouvrir. Il ne voit pas bien, il a d'abord cru que c'était du secours, mais la forme s'est rapprochée. On ne distingue bien que les deux bras, tendus vers l'avant, vers la femme, qui agitent mécaniquement deux mains crochues... deux serres. La femme a hurlé une fois. Maintenant, elle est prostrée, le dos à la porte. Elle sanglote.

Le cri l'a tiré de son immobilité; il se rue sur la porte, mais nulle part, il ne voit de système d'ouverture. La paroi métallique semble nier l'idée même qu'on puisse y entrer. La femme l'a vu, elle ne courait pas vers lui tout à l'heure, elle fuyait la chose. Elle semble le supplier d'ouvrir mais il n'arrive plus à l'entendre.

La chose avance toujours, lentement, inexorablement, sûre que sa proie ne lui échappera pas.

Une sonnerie retentit; le métro va repartir. La femme est tombée à genoux, sa tête dans les bras, elle pleure doucement. Il s'en veut de ne pas savoir quoi faire. Il tape à coups de pied sur le métal qui se rit de ses efforts. Il regarde autour de lui et la voit la sonnerie d'alarme. Il va alerter le chef de station, ils vont arrêter le train, ils vont sauver la femme.

Le métro s'ébranle, avance, accélère. Il n'a plus le temps de lancer l'alerte. Il doit monter à bord. Bientôt, le dernier wagon est en vue. Il doit s'y accrocher, entrer par la porte arrière. Il saute, agrippe la poignée. Il croit que le bras va être arraché, ses pieds heurtent la voie. Il tient quelques secondes mais ne peut maintenir la prise. Il renonce, tombe violemment sur la voie. Il est sonné. Du sang coule de son nez. Un voile passe devant ses yeux. Dans la brume, il entend le bruit du métro s'éteindre, là-bas, au loin. Il repose la tête sur une traverse. Il n'arrive même pas à pleurer.

C'est alors qu'il entend l'écho de pas qui s'approchent.

 

© copyright, Marc-Raoul Laroche & Carfax.
Parution: Fais-moi peur, Carfax-bis #3.

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