INTRODUCTION À LA VIE DÉVOTE
Saint François de Sales (1567-1622)
P R É F A C E
Mon cher Lecteur, je te prie de lire cette Preface pour ta satisfaction et la mienne.
La bouquetiere Glycera sçavoit si proprement diversifier la disposition et le meslange des fleurs, qu'avec les mesmes fleurs elle faisoit une grande varieté de bouquetz, de sorte que le peintre Pausias demeura court, voulant contrefaire a l'envi cette diversité d'ouvrage, car il ne sceut changer (4) sa peinture en tant de façons comme Glycera faisoit ses bouquetz (5) ainsy le Saint Esprit dispose et arrange avec tant de varieté les enseignemens de devotion, qu'il donne par les langues et les plumes de ses serviteurs, que la doctrine estant tousiours une mesme, les discours neanmoins qui s'en font sont bien differens, selon les diverses façons desquelles ilz sont composés. Je ne puis, certes, ni veux, ni dois escrire en cette Introduction que ce qui a desja esté publié par nos predecesseurs sur ce sujet; ce sont les mesmes fleurs que je te presente, mon Lecteur, mais le bouquet que j'en ay fait sera different des leurs, a rayson de la diversité de l'ageancement dont il est façonné.
Ceux qui ont traitté de la devotion ont presque tous regardé l'instruction des personnes fort retirees du commerce du monde, ou au moins ont enseigné une sorte de devotion qui conduit a cette entiere retraitte. Mon intention est d'instruire ceux qui vivent es villes, es mesnages, en la cour, et qui par leur condition sont obligés de faire une vie commune quant a l'exterieur, lesquelz bien souvent, sous le pretexte d'une pretendue impossibilité, ne veulent seulement pas penser a l'entreprise de la vie devote, leur estant advis que, comme aucun animal n'ose gouster de la graine de l'herbe nommee palma Christi, aussi nul homme ne doit pretendre a la palme de la pieté chrestienne tandis qu'il vit emmi la presse des affaires temporelles. Et je leur monstre que comme les meres perles vivent emmi la mer sans prendre aucune goutte d'eau marine (6), et que vers les isles Chelidoines il y a des fontaines d'eau bien douce au milieu de la mer(7), et que les piraustes volent dedans les flammes sans brusler leurs aisles (8), ainsy peut une ame vigoureuse et constante vivre au monde sans recevoir aucune humeur mondaine, treuver des sources d'une douce pieté au milieu des ondes arneres de ce siecle, et voler entre les flammes des convoitises terrestres sans brusler les aisles des sacrés desirs de la vie devote. Il est vray que cela est malaysé, et c'est pourquoy je desirerois que plusieurs y employassent leur soin avec plus d'ardeur qu'on n 'a pas fait jusques a present; comme, tout foible que je suis, je m'essaye par cet escrit de contribuer quelque secours a ceux qui d'un coeur genereux feront cette digne entreprise.
Mais ce n' a toutefois pas este par mon election ou inclination que cette Introduction sort en public : une ame vrayement pleine d'honneur et de vertu ayant, il y a quelque tems, receu de Dieu la grace de vouloir aspirer a la vie devote, desira ma particuliere assistance pour ce regard(9) et moy qui luy avois plusieurs sortes de devoirs, et qui avois long tems auparavant remarqué en elle beaucoup de disposition pour ce dessein, je me rendis fort soigneux de la bien instruire , et l'ayant conduitte par tous les exercices convenables a son desir et sa condition, je luy en laissay des memoires par escrit, affin qu'elle y eust recours a son besoin. Elle, despuis, les communiqua a un grand, docte et devot Religieux (10), lequel estimant que plusieurs en pourroyent tirer du prouffit, m'exhorta fort de les faire publier ce qui luy fut aysé de me persuader, parce que son amitié avoit beaucoup de pouvoir sur ma volonté, et son jugement, une grande authorité sur le mien.
Or, affin que le tout fust plus utile et aggreable, je l'ay reveu et y ay mis quelque sorte d'entresuite, adjoustant plusieurs advis et enseignemens propres a mon intention. Mais tout cela je l'ay fait sans nulle sorte presque de loysir; c'est pourquoy tu ne verras rien icy d'exacte, ains seulement un amas d'advertissemens de bonne foy que j'explique par des paroles claires et intelligibles, au moins ay-je desiré de le faire. Et quant au reste des ornemens du langage, je n'y ay pas seulement voulu penser, comme ayant asses d'autres choses a faire.
J'addresse mes paroles a Philothee, parce que, voulant reduire a l'utilité commune de plusieurs ames ce que j'avois premierement escrit pour une seule, je l'appelle du nom commun a toutes celles qui veulent estre devotes ; car Philothee veut dire amatrice ou amoureuse de Dieu(11).
Regardant donq en tout ceci une ame qui, par le desir de la devotion, aspire a l'amour de Dieu, j'ay fait cette Introduction de cinq Parties, en la premiere desquelles je m'essaye, par quelques remonstrances et exercices, de convertir le simple desir de Philothee en une entiere resolution, qu'elle fait a la parfin apres sa confession generale par une solide protestation, suivie de la tressainte Communion, en laquelle, se donnant a son Sauveur et le recevant, elle entre heureusement en son saint amour. Cela fait, pour la conduire plus avant, je luy monstre deux grans moyens de s'unir de plus en plus a sa divine Majesté : l'usage des Sacremens par lesquelz ce bon Dieu vient a nous, et la sainte oraison par laquelle il nous tire a soy; et en ceci j'employe la seconde Partie. En la troisiesme, je luy fay voir comme elle se doit exercer en plusieurs vertus plus propres a son avancement, ne m'amusant pas sinon a certains advis particuliers qu'elle n'eust pas sceu aysement prendre ailleurs ni d'elle mesme. En la quatriesme, je luy fay descouvrir quelques embusches de ses ennemis, et luy monstre comme elle s'en doit demesler et passer outre Et finalement, en la cinquiesme Partie, je la fay un peu retirer a part soy pour se rafraischir, reprendre haleine et reparer ses forces, affin qu'elle puisse par apres plus heureusement gaigner pais et s'avancer en la vie devote.
Cet aage est fort bigearre, et je prevois bien que plusieurs diront qu'il n'appartient qu'aux religieux et gens de devotion de faire des conduittes si particulieres a la pieté ; qu'elles requierent plus de loysir que n'en peut avoir un Evesque chargé d'un diocese si pesant comme est le mien ; que cela distrait trop l'entendement qui doit estre employé a choses importantes.
Mais moy, mon cher Lecteur, je te dis avec le grand saint Denis (12), qu'il appartient principalement aux Evesques de perfectionner les ames , d'autant que leur ordre est le supreme entre les hommes, comme celuy des Seraphins entre les Anges, si que leur loysir ne peut estre mieux destiné qu'a cela. Les anciens Evesques et Peres de l'Eglise estoyent pour le moins autant affectionnés a leurs charges que nous, et ne laissoyent pourtant pas d'avoir soin de la conduitte particuliere de plusieurs ames qui recouroyent a leur assistance, comme il appert par leurs epistres ; imitans en cela les Apostres qui, emmi la moisson generale de l'univers, recueilloyent neanmoins certains espis plus remarquables avec une speciale et particuliere affection. Qui ne sçait que Timothee, Tite, Philemon, Onesime, sainte Thecle, Appia estoyent les chers enfans du grand saint Paul, comme saint Marc et sainte Petronille de saint Pierre ? sainte Petronille, dis-je, laquelle, comme preuvent doctement Baronius (13) et Galonius (14), ne fut pas fille charnelle, mais seulement spirituelle, de saint Pierre. Et saint Jean n'escrit il pas une de ses Epistres canoniques (15) a la devote dame Electa ? C'est une peyne, je le confesse, de conduire les ames en particulier, mais une peyne qui soulage, pareille a celle des moissonneurs et vendangeurs, qui ne sont jamais plus contens que d'estre fort embesoignés et chargés ; c'est une travail qui délasse et avive le coeur par la suavité qui en revient a ceux qui l'entreprennent, comme fait le cinamome ceux qui le portent parmi l'Arabie heureuse. On dit (16) que la tigresse ayant retreuvé l'un de ses petitz, que le chasseur luy laisse sur le chemin pour l'amuser tandis qu'il emporte le reste de la littee, elle s'en charge pour gros qu'il soit, et pour cela n'en est point plus pesante, ains plus legere a la course qu'elle fait pour le sauver dans sa tasniere, l'amour naturel l'allegeant par ce fardeau. Combien plus un coeur paternel prendra-il volontier en charge une ame qu'il aura rencontree au desir de la sainte perfection, la portant en son sein, comme une mere fait son petit enfant, sans se ressentir de ce faix bien aymé. Mais il faut sans doute que ce soit un coeur paternel; et c'est pourquoy les Apostres et hommes apostoliques appellent leurs disciples non seulement leurs enfans, mais encor plus tendrement leurs petitz enfans.
Au demeurant, mon cher Lecteur, il est vray que j'escris de la vie devote sans estre devot, mais non pas certes sans desir de le devenir, et c'est encor cette affection qui me donne courage a t'en instruire ; car, comme disoit un grand homme de lettres (17), la bonne façon d'apprendre c'est d'estudier, la meilleure c'est d'escouter, et la tresbonne c'est d'enseigner. Il advient souvent, dit saint Augustin, escrivant a sa devote Florentine(18), que " l'office de distribuer sert de merite pour recevoir, " et l'office d'enseigner, de fondement pour apprendre.
Alexandre fit peindre la belle Campaspé (19), qui luy estoit si chere, par la main de l'unique Apelles ; Apelles, forcé de considerer longuement Campaspé, a mesure qu'il en exprimoit les traitz sur le tableau en imprima l'amour en son coeur, et en devint tellement passionné, qu'Alexandre l'ayant reconneu et en ayant pitié la luy donna en mariage, se privant pour l'amour de luy de la plus chere amie qu'il eust au monde
: "En quoy, " dit Pline (20), "il monstra la grandeur de son coeur, autant qu'il eust fait par une bien grande victoire. " Or, il m'est advis, mon Lecteur mon ami qu estant Evesque, Dieu veut que je peigne sur les coeurs des personnes non seulement les vertus communes, mais encores sa treschere et bien aymee devotion et moy je l'entreprens volontier, tant pour obeir et faire mon devoir , que pour l'esperance que j 'ay qu'en la gravant dans l'esprit des autres, le mien a l'adventure en deviendra saintement amoureux. Or, si jamais sa divine Majesté m'en void vivement espris , elle me la donnera en mariage eternel. La belle et chaste Rebecca , abbreuvant les chameaux d'Isaac, fut destinee pour estre son espouse, recevant de sa part des pendans d'oreilles et des brasseletz d'or (21) ; ainsy je me prometz de l'immense bonté de mon Dieu que, conduisant ses cheres brebis aux eaux salutaires de la devotion, il rendra mon ame son espouse, mettant en mes oreilles les paroles dorees de son saint amour, et en mes bras la force de les bien executer, en quoy gist l'essence de la vraye devotion, que je supplie sa Majesté me vouloir octroyer et a tous les enfans de son Eglise; Eglise a laquelle je veux a jamais sousmettre mes escritz, mes actions, mes
paroles, mes volontés et mes pensees.
A Annessy, le jour sainte Magdeleine, 1609 (22).
Introduction à la vie dévote
première partie chapitre 3
Dieu commanda en la création aux plantes de porter leurs
fruits, chacune selon son genre : ainsi commande-t-il aux
Chrétiens, qui sont les plantes vivantes de son Eglise, qu'ils produisent
des fruits de dévotion, un chacun selon sa qualité et vacation. La
dévotion doit être différemment exercée par le gentilhomme, par l'artisan,
par le valet, par le prince, par la veuve, par la fille, par la mariée ;
et non seulement cela, mais il faut accommoder la pratique de la dévotion
aux forces, aux affaires et aux devoirs de chaque particulier. Je vous
prie, Philothée, serait-il à propos que l'Evêque voulût être solitaire
comme les Chartreux ? Et si les mariés ne voulaient rien amasser non plus
que les Capucins, si l'artisan était tout le jour à l'église comme le
religieux, et le religieux toujours exposé à toutes sortes de rencontres
pour le service du prochain comme l'Evêque, cette dévotion ne serait-elle
pas ridicule, déréglée et insupportable ? Cette faute néanmoins arrive
bien souvent.
Non, Philothée, la dévotion ne gâte rien quand elle est
vraie, ainsi elle perfectionne tout, et lorsqu'elle se rend contraire à la
légitime vacation de quelqu'un, elle est sans doute fausse. L'abeille,
dit Aristote, tire son miel des fleurs sans les intéresser, les
laissant entières et fraîches comme elle les a trouvées ; mais la vraie
dévotion fait encore mieux, car non seulement elle ne gâte nulle sorte de
vocation ni d'affaires, ainsi au contraire elle les orne et embellit.
Toutes sortes de pierreries jetées dedans le miel en deviennent plus
éclatantes, chacune selon sa couleur et chacun devient plus agréable en sa
vocation la conjoignant à la dévotion : le soin de la famille en est rendu
paisible, l'amour du mari et de la femme plus sincère, le service du
prince plus fidèle, et toutes sortes d'occupations plus suaves et
amiables.
C'est une erreur ainsi une hérésie, de vouloir bannir la
vie dévote de la compagnie des soldats, de la boutique des artisans, de la
cour des princes, du ménage des gens mariés. Il est vrai, Philothée, que
la dévotion purement contemplative, monastique et religieuse ne peut être
exercée en ces vacations-là mais aussi, outre ces trois sortes de
dévotion, il y en a plusieurs autres, propres à perfectionner ceux de
dévotion, il y en a plusieurs autres, propres à perfectionner ceux qui
vivent des états séculiers. Où que nous soyons, nous pouvons et devons
aspirer à la vie parfaite.