[ lundi 10 février ]
Je change de sphère. Ce matin je fais surface. Dans une autre sphère. J'ai 16, 17 ans peut-être
ce matin. Je fais l'école buissonnière. Je reste à la maison. Je ne fais absolument rien. Je laisse glisser les
impératifs, les conventions, les obligations, les institutions. Rien n'a d'importance ce matin. Dérive délicieuse. Y'a du
laisser-aller, on ira croire que je déconne, mais moi je déconnecte. Ce matin rien ne compte. C'est la faute
aux livres. C'est la faute à la vérité. Je devrais lire moins, je devrais moins chercher à comprendre le sens
de la vie, tout celà me monte à la tête. Que les mots ne m'enferment plus. Qu'ils m'évadent, voilà ce qu'il faudrait
que je fasse. Sortir de ce moule où j'ai voulu m'enfermer, pour me donner bonne conscience, pour être cultivée, parce que
c'est la faute aux livres, tout ça. Je devrais tout brûler pour ce matin. Je devrais tout brûler car c'est la faute
aux livres. Parce qu'ils montrent la vérité. Parce qu'après eux, il n'y a rien. Pas d'ailleurs. C'est la faute
aux livres. Qui veuillent approcher la perfection, la toucher du doigt, qui veuillent enfermer la réalité dans des
mots. Et qui y parviennent. C'est effrayant. Non, non, non. Je veux encore rêver. Par moi-même, par mes propres
fantasmes, par ma propre définition de
la perfection. Je devrais lire moins. Comme avant m'approprier le monde, sans référence, sans repère,
tout recommencer
mes rêves dans leur originalité.
Ce matin je change de sphère. J'ai sorti mon vieux t-shirt gris. J'ai mis la musique à fond. Je suis des bonbons
au citron, je suis des boissons trop sucrées, je suis de la fumée bleue.
M'en fout. Je me sens bien, comme ça, ce matin. Pas envie d'être
complètement saine, entièrement correcte, je veux encore me perdre, ne plus chercher le chemin du mérite, ni celui
de la connaissance. Demain à nouveau, peut-être, oui. Pas aujourd'hui. On ira croire que je déconne, moi je déconnecte.
C'est comme ça que je me sens bien, ce matin. C'est ainsi que je vais de l'avant, que je ne me retourne pas sur hier,
que je n'appréhende plus le lendemain. Ils iront croire que je déconne, moi ce matin je me sens bien. Ils iront
croire que je n'assume rien. Ce matin je m'assume moi. Avec des envies d'ailleurs qui n'aboutiront sûrement
pas, avec des illusions à nouveau, que tout ira bien, seule ou mal accompagnée, m'approprier encore le monde en le
voyant encore avec mes yeux, ne plus emprunter les leurs.
A vouloir trouver un sens je me suis fait du mal. C'est la faute aux livres, et c'est la faute à l'avenir qu'on
craint, et puis c'est tout. En sortir ce matin.
Ne plus être littérature, lecture, ces aventures qui ne sont même pas miennes.
Etre la musique à fond comme une gosse qu'on dira stupide, même être un peu conne, je
m'en fout. Ce matin c'est ainsi que je suis bien.
J'ai voulu écrire ici pour donner consistance à l'abstrait, mon abstrait. Je n'ai pas voulu écrire ici pour
me plonger dans la réalité, non, c'était tout le contraire, ma motivation première. Et je me suis prise au piège.
Dans l'écriture la réalité a pris le dessus. La tournure qu'a pris ma façon d'écrire m'a volé mon regard original.
Je m'explique. Il le faut parfois. La réalité m'a détournée de mon objectif premier, Laisser transpirer ma propre vision
des choses et des êtres, réussir à décrire ce que l'on ne voit pas. Exercice qui se révèle foutrement difficile.
Ma motivation première.Donner corps à mon imaginaire. Qui s'est
retrouvé noyé sous le visible, sous l'actual. L'autobiographie a ses limites. On peut la dire
fictionnalisée, elle n'autorise la fiction que jusqu'à un certain point. Elle autorise que l'on déforme la réalité,
mais ne la substitue pas.
Moi j'ai besoin d'un autre monde, l'écrire comme un monde parallèle à ma vie, un monde
qui n'aurait rien à voir, peut-être. Ciel ce que l'écriture a ses limites lorsque nous ne sommes pas nés pour être même écrivants.
L'écriture a ses limites lorsque nous n'avons pas cet art inné.
Et pourtant, je ne peux qu'écrire moi. Parce que je n'ai pas la motivation suffisante pour monter des histoires
de toute pièce, parce que je ne suis pas douée pour parler d'autre chose que ce que je connais sur le bout des doigts. Si
j'essayais, les mots seraient naïfs, seraient ceux d'un enfant. Alors je continue d'écrire moi. Parce que
je n'ai pas le choix. On pourrait dire une écriture subie du moi. Car écriture d'une vie que l'on subit parfois,
qu'on ne choisit pas tant que ça. Et pourtant je continue. Parce qu'écrire, c'est un peu moi aussi. C'est
le seul moyen de donner vie à ce qui ne se voit pas. Même si j'y parviens rarement, même si parfois écrire moi ne
me suffit pas, ne me conviens pas.
Ce matin tout est flou et tout est très clair à la fois.
Je ne veux plus me laisser manger par les mots des autres, par les théories que j'apprend, pour toucher la perfection,
pour toucher la connaissance. Je ne veux plus me laisser fondre dans la vérité. La vérité, elle ne me convient pas.
Demain, peut-être, pas ce matin. Ce matin j'ai peut-être 16, 17 ans. Et tout va très bien.
Note au lecteur : Il est possible que ce journal, dont j'ai choisi l'appellation par pure facilité, change de ton, s'il ne change pas de forme, change d'atmosphère, peut-être, peut-être à compter de ce jour, peut-être dans un mois, peut-être pas, je ne sais pas. Devenir un espace d'aléatoire.