[ dimanche 9 février ]

Mettre le lait dans le café, ça je sais faire.
Verser le lait dans le café, c'est tout ce que je sais faire.
Pour l'homme qui s'en va. Rien d'autre n'a d'importance que ça, que le lait dans le café. Rien d'autre que ça, ce geste-là, devant ses yeux. Si je suis celle qui fait ce geste-là, le dimanche matin eu lever du jour, l'homme qui s'en va m'emmène avec lui, toujours. Demeure à ma merci. L'homme peut bien s'en aller, si je suis celle qui verse le lait dans le café. Il n'y a que ça qui compte. Se rendre nourricière, s'asseoir à la source, devenir indispensable. Incontournable. Juste par ce geste-là. Tout prendre. Aller plus loin, plus loin que le désir, plus loin que le plaisir, être au matin celle qui d'une main consciencieuse met du sucre dans l'amertume et la noie, tremblante, dans un nuage immaculé.
Rien que ce geste-là devant l'homme qui se tait. Qui ne sait pas que je sais. Qu'il m'observe dans ce silence, détaille le moindre mouvement de mes mains tremblantes, tremblantes encore ces mains, comme toujours puisque je veux bien faire, puisqu'il n'y a que ça que je veux faire bien. Verser le lait dans le café, il n'y a que ça que je sache faire.
Nos ébats d'amour ne sont rien à côté de ça. Je le sais. Ce n'est pas mon corps qui se tend et se noue qui a fait de moi un jour l'indispensable. Ou si peu. Ce n'est pas par ma voix qui éclate d'un rire enfantin au matin, ce n'est pas par ces choses-là que je suis devenue, adolescente encore, alors, l'indispensable.
Le jour où il m'a élue pour être celle qui verse le lait dans le café, ce devait être ce jour-là, oui, le tout premier jour où il m'a choisie pour être celle qui fait ça. Je ne comprenais pas encore, je comprendrais plus tard, avec le temps et ses silences ponctués de sourires voilés, à peine perceptibles, à peine palpables pour donner corps à l'histoire.
C'est en donnant que j'ai tout pris, tout, ces années-là. L'indispensable. Aujourd'hui je le redeviens, le temps d'un matin, juste ça. Pour l'homme qui revient, et s'en va, s'en va toujours et ce n'est rien.
Ce n'est pas par les gestes de l'amour que mon corps est devenu sa maison, non, pas par ces gestes qui se donnent sans ambiguïté, de moi à lui, de lui à moi. C'aurait été trop facile, non, ce n'était pas par ces choses-là. Pour devenir ça il fallait creuser sous la peau, dépasser les mots. Pour que mon corps devienne sa maison il fallait s'en remettre aux légendes, deviner l'inexplicable, trouver une autre voix que celle qui revêt le désir, retrouver le chemin de la pudeur, à dix heures du matin ne plus être le corps qui s'enroule à son cou, n'être que le corps qui se déroule autour des objets de la maison, et les fait sien, et lui donne le tout.
Ce matin aurait pu être un autre matin, un de ceux qui naissaient dans la brume, l'endroit un autre endroit. Quand tout le monde dormait encore à l'étage et que lui et moi faisions ça, tissions les premices de ce lien-là en silence, impudique de la lourdeur de son sens, ce lien construit par le geste dont je ne voulais personne d'autre pour le surprendre. Lorsque j'étais déjà celle qui, devant l'homme assis à la table, mettait le lait dans le café. Le moment où nous bravions les dires des autres, des dires sur un amour qui devait se justifier sans cesse. L'amour, il ne suffisait pas de le faire, il fallait autre chose. Quelque chose qui ait un sens. Et encore ce matin.

Mon cri qui s'élève et s'effondre dans mes sanglots. Qui n'a que moi à prendre par surprise. Au volant sur l'autoroute du soleil radieux, radieux qui s'étale comme une pieuvre menaçante sur Marseille. Ce cri qui est le mien me fait peur pour ce que je ne sais d'où il vient. J'ai pâli, je me souviens. Mon sourire évaporé alors que le sien demeure sur son visage jusqu'à ce qu'il me quitte des yeux. Alors qu'il me promet, me promet...
Je savais que l'heure venait, je savais d'où on venait, où on allait, je savais tout celà, depuis toujours il me semble je sais celà. Qu'il s'en va, tout le temps il s'en va. Il sort, je me souviens, j'inspire un peu d'air d'un air contraint. La même phrase dans ma tête la même phrase, au mois de juin, l'année du bac, la même phrase, je me souviens. Souris-moi encore. Chaque fois que je m'en vais on dirait qu'on t'enlève ton sourire,, qu'on t'arrache le coeur, qu'on t'enlève ton moteur, souris-moi encore, à demain.
Alors ce matin, oui, je me souviens je ne lutte qu'à peine pour que le sourire se recompose. Et je le vois se mêler à la foule, ne faire plus qu'un avec la foule qui me l'ôte et l'avale. Je ne pense à Rien. Ce n'est que plus loin, mais à peine, ce cri. Et cette averse brûlante sur mon visage. Et les bateaux qui se dressent de plus en plus vite derrière la vitre. Et le grand bateau blanc. Toujours là. On dirait qu'il n'en finit pas de nous attendre. Quand cesserez-vous donc de vous infliger ça. Peut-être.
Seule soudain je ne reconnais plus ma voix, cette voix qui passe des rires aux larmes en ce qu'on pourrait aussi appeler un instant. Sans gradation. Sans passage d'eaux claires en eaux troubles. Sans Rien.
Je sais pourtant toujours d'où l'on vient, et où l'on va. Ce que je ne sais pas, ce lorsque Je pars. Lorsque de mon gré Je pars. Mais On ne part pas.
Peut-être c'est ce cri-là. L'ombre nourricière devient l'enfant qu'on emporte au hasard.

Alors maintenant il faut. Laver la tasse et les draps. Effacer toute trace de présence pour ignorer l'absence, ne pas même en faire état, de ces choses-là. D'une odeur de parfum, d'un peignoir bleu dans la salle-de-bain. Du demi-litre de lait moins une tasse qu'il faudra user ou jeter. Faire le ménage, le temps qu'il faut pour que ça passe. Ca va passer. Ca passe déjà. Je m'asseoie, j'attends. Ca passe déjà. Demain déjà, je sais. Reprendre une consistance impertubable, oui, imperturbable. Pendant midi, sur la terrasse où le soleil a tourné, être impassible.
Il disait ce sera une belle journée. Je disais oui, comme tous les autres jours. Rares sont ces jours comme celui-ci où nous nous trompons tous les deux, où nous nous trompons ensemble. Pourtant aujourd'hui.
Tout laver, vider, ranger.
Ce matin au réveil, la joue dans le creux de son épaule je me rappelle et lui dit en souriant j'ai du lait pour le café.

Il est midi passé. Je n'ai pas faim.

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