[ jeudi 2 janvier ]

J'ai suffoqué dans Paris, on n'y voyait que du feu. A ma gorge, un collier d'argent, pour ne pas leur laisser voir les mains d'acier de l'angoisse qui me volait mon air, qui me serraient tellement fort, si fort. J'ai suffoqué mes peines à Paris, des derniers jours de décembre au premier matin de janvier, mais l'on n'y voyait que du feu, celui des lumières de la ville, des ponts de la Seine la nuit, on n'y voyait que ce feu, pas celui de mon air de fin de fête, pas celui de mon air de vouloir tout balancer de ces fenêtres et de ces ponts. J'ai beau dire c'était une chance qu'il soit là, j'aurais pu m'écrouler, vraiment, j'ai beau dire j'ai eu de la chance, vraiment, qu'importe l'endroit, qu'importe le jour, puisque rien ne compte vraiment, puisqu'il était là. Je n'y crois pas, je crois toujours si peu à toutes les belles paroles que je lance pour me rassurer, pour voir le bon côté de la rive.

Il n'y avait pas de fête, non. Il y avait moi, dans le rôle de mon fantôme, pensive, évasive sur tout et pour tout le monde, le sourire figé de celle qui sait qu'il y a mieux derrière le rideau, mais seulement le sourire figé cette fois, de celle qui ne sait rien et qui s'en fout. Il n'y avait pas de fête, non, ils se mentent. Mais j'ai appris à relever la tête, je tire ma seule fierté de le savoir. Pendant qu'eux se mentent encore, pendant qu'il n'en finit pas de se mentir, là-haut à Paris.
Il n'y avait que des visages et des corps, réfroidis par la vie, blasés de tout et faisant semblant de Rien. Il y avait la solitude que j'étais seule à voir, partout et pour tout le monde. Il n'y avait pas de fête, non. Il n'y avait qu'un théâtre de désenchantement, sans chaleur, sans que quiconque y mette du coeur. Il faisait froid au fond de moi comme dans ses yeux, la nuit durant alors que je le regardais jouer son plus beau rôle, de celui qui sait mieux que moi comment vivre et comment être heureux, de celui qui est devenu une grande personne...j'en ai souri ma peine. Je suffoquais, il n'y voyait que mon sourire, je suffoquais ma haine de ces trajectoires qui nous ont fait grandir si vite, nous ont fait perdre notre naïveté adolescente. Cette naïveté nous avait fait croire, nous avait fait oser aimer, avant. Elle nous avait fait partager le même lit l'été de mes seize ans, m'avait fait croire que nous serions ma rédemption au printemps de ses vingt ans, et lui l'avait perdu lorsque je suis partie, la même année, la dernière fois. Cette naïeveté d'enfant qu'il faut perdre pour grandir... mais quelle pierre lui jeter alors que nous ne savons plus ni espérer ni aimer encore, et l'on se farde pour faire semblant. Faire semblant mais j'y crois pas, plus jamais, depuis le temps. Tout n'est plus que maquillage, ce qu'il en faut, croit-il, pour être adulte.

Il faisait froid du bout de mes doigts à la pointe de mes pieds en marchant dans les rues de Paris hier à l'aube. Et je ne voyais que mon ombre. Les cheveux relevés sur mon manteau, les poings serrés au fond de mes poches. Je ne voyais plus que mon ombre, la sienne disparaissait devant, avec les autres, avec les autres et moi toujours si loin derrière. Mais qu'importe, que je sois celle qui s'en moque, pour un matin dans ma vie, que je m'en moque, encore et encore jusqu'à ce que Paris m'enivre et m'enlève. Parce que je ne voyais plus que mon ombre et ne plus voir que ça c'était comme écrire, comme écrire, ne plus faire corps avec les autres, avec le reste, avec le monde, je ne voyais plus que mon ombre et au milieu du vacarme, même éreintée par toutes ces larmes retenues, c'était un peu être libre, se sentir humaine à nouveau, respirer à nouveau, l'espace d'une seconde en levant les yeux vers le ciel, être libre d'avoir mal et être libre de le regretter, de vouloir donner des coups de pieds dans l'air, sans compte à rendre, sans dire j'en suis désolée. Désolée d'être une femme à présent et d'être restée la même. Dans ce monde si changeant rester la même. Je ne voyais plus que mon ombre sur les murs de Paris, et en levant les yeux vers le ciel, de cette ville et de lui je ne voyais plus rien. Quelques secondes, hier à l'aube, sortir de cette atmosphère trop pesante, je me suis sentie presque bien.

Mais à ses côtés encore il faisait froid. Et je roulais dans la nuit, je savais très bien que c'était la dernière fois qu'il était ainsi à côté de moi, et que je lui parlerais ainsi, sur le ton d'une connivence qui n'existe pas, lorsque mes yeux quittaient la route pour soutenir son regard, comme le font les amants qui réclament et se chahutent et croient se haïr, et jamais pour longtemps. Je savais très bien que c'était la dernière fois, et pourtant à nouveau la première fois, que je revoyais sur ce visage celui du garçon de l'été de mes seize ans. Mais la route filait, et le temps fuyait, et j'abandonnais tout, je lui laissais tout, là, sur la route, de guerre lasse. Je lui laissais notre premier amour et notre haine sans fond de l'un et de l'autre, partagée. Parce que la route filait et le temps fuyait, je lui laissais tout, là fais-en ce que tu veux, tu n'en feras rien, je sais, je sais, et bien je te laisse tout celà tout de même, jette-le pour moi, je n'ai même plus la force de le faire, plus aucun courage, non, plus aucun courage. Plus envie de protéger quiconque autre que moi, plus envie de veiller, sur nos vieux albums à souvenirs ne plus s'endormir, non, je lui laissais tout pour lui, le droit de ne jamais me pardonner, ciel j'avais seize ans, imbécile, mais le droit de ne pas me pardonner, celui d'essayer encore de me faire payer le prix d'être cette fille-là pour lui aussi.

Hier comme dans un vieux souvenir, il dormait à poings fermés et j'avais déserrés les miens. Je suis partie sans faire de bruit. Il faisait gris à Paris. Je pensais à cette chanson dans les vestiges du jour de l'an. Dans d'autres vestiges encore de ma jeunesse j'ai refermé la porte. J'ai quitté ce terrain miné par nos violences, celles de nos amours et de nos vengeances. Il faisait gris à Paris et j'ai pris la route, à la fois déchirée et réchauffée par son absence. J'ai roulé jusqu'au soir retrouver le soleil, ce ciel qui n'est qu'à moi, me regarde vivre seule et écrire n'importe quoi comme je m'en moque, comme je m'en moque maintenant. J'ai retrouvé la maison, je m'habitue maintenant. Je suffoquais mes larmes retenues dans Paris. Que la Seine les garde et qu'il garde le reste.

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