Je serre sept ou huit mains avant de me laisser tomber sur l'un des trois canapés de cuir noir qui trônent dans le salon. J'affiche un sourire détendu mais en veux déjà à Marc d'avoir consacré vingt bonnes minutes de sa journée, monopolisant donc vingt minutes de la mienne, suspendu au téléphone à me convaincre de venir malgré ma répugnance à remettre ça, ce soir.
Tout le monde tient son verre à la main, quelques uns avec les deux, buvant le plus lentement possible afin de ne pas se voir contraint de parler. J'allume une cigarette et observe les visages qui me sont étrangers. Une fille aux cheveux teints en noir retient mon attention. Je réalise qu'elle ressemble étrangement à Michael Jackson. Elle porte un t-shirt beige marqué Gucci ainsi qu'un pantalon de latex noir qui doit bien être deux à trois tailles inférieures à la sienne. A ses côtés deux types discutent et comme ils sont les seuls à ouvrir la bouche, tout le monde saisit cette perche miraculeuse et fait mine d'être totalement absorbé par le sujet, en l'occurence un prof de mathématiques qui les colle chaque week-end sans aucune raison, rien que pour les faire chier. Bien sûr, ils envisagent de coincer le saligaud demain soir avec l'aide d'un ami qui fait du Tae Kwon Do.
"Ouais!" Soupire Marc en écrasant le mégot de sa cigarette sans filtre dans le gigantesque cendrier en verre fumé posé sur la table basse, en verre fumé elle aussi. Un type au crâne rasé se lève et s'en va fouiller dans une pile de CD. Une rousse aux épaules anormalement larges s'étire et enlève son pull over, dévoilant un body blanc et un tatouage sur l'épaule représentant une panthère noire qui se mord la queue. D'accord.
Je m'ennui à mourir et lance un regard haineux à Marc qui me répond par un petit sourire gêné en haussant les épaules avant de loucher sur son whisky-coca comme s'il allait pouvoir s'y désintégrer. Je me ressers un verre de vodka, le troisième, et m'empare d'une revue qui traîne sur la table. C'est un numéro de Vogue parfaitement inintéressant, excepté une publicité pour Versace avec Prince ainsi qu'une autre pour Diesel, très drôle, mais dont j'ai oublié le contenu. 
Le type qui s'était levé vient s'accroupir à mes côtés.
"Tu as des yeux magnifiques." Il dit en posant une main sur ma cuisse. Je le regarde, poli, mais comme je ne vois pas ce que je pourrais lui répondre d'intelligent j'allume une cigarette. Le tabac aura ma peau par la faute de personnes auxquelles je n'ai rien à dire. 
"Est-ce que tu sais combien de kilos je suis capable de soulever à la seule force de mes cuisses?"
"Pardon?"
"Est-ce que tu sais combien de kilos je suis capable de soulever à la seule force de mes cuisses?"
Je me ressers un verre.
"Plus de soixante!"
Il parle fort. Trop fort.
"L'alcool est une saloperie tu sais! Il te coupe les muscles et te rend incapable de baiser! Bien sûr tu crois le contraire! Tu crois même que tu vas assurer comme jamais! Mais c'est un leurre! Parce qu'en fait tu bandes mou!"
Je me lève pour aller prendre l'air sur le balcon. L'appartement des parents de Marc, partis en Suisse pour le week-end, se trouve au cinquième étage d'un immeuble moderne, c'est à dire laid, mais qui offre une vue assez belle sur le parc Montsouris. Parfois, la nuit, on y voit des jeunes qui escaladent les grilles et vont fumer des joints sur les constructions de jeux initialement destinées à distraire des enfants. Mais ce soir c'est désert, il n'y a personne. Malheureusement, il ne fait pas beaucoup moins chaud qu'à l'intérieur. Au moins je suis tranquille. C'est en tout cas ce que j'ai la faiblesse de croire un bref instant.
"Chouette comme vue." Murmure une silhouette derrière moi. Je ne pense quand même pas que ce soit dû à la vodka, mais toujours est-il que je ne parviens pas à identifier son visage dans la pénombre. Comme je ne réponds pas. La silhouette se sent obligée de poursuivre.
"Mes parents ont un appartement ignoble au premier étage avec vis-à-vis sur un Prisunic ouvert jusqu'à vingt-deux heures." Et de rajouter "il va de soi qu'on n'a pas de balcon, et d'ailleurs, même si on en avait un, on n'y mettrait jamais les pieds." Triste. 
 
Il est un peu plus de deux heures du matin quand Alain, un type qui était en terminale avec nous, propose de vider le placard à alcool. Marc hésite un peu mais finit par accepter quand je lui fait remarquer que "comme ça au moins on fera quelque chose". J'aide à sortir toutes les bouteilles du placard pendant que deux blondes qui se ressemblent comme deux gouttes d'eau s'en vont chercher d'autres verres. Le crâne rasé vient nous rejoindre et en profite pour se coller contre moi. Je me retourne en sursautant.
Je songe un moment à lui décrocher la mâchoire d'un bon coup de coude mais me ravise aussitôt. S'il est capable de soulever plus de soixante kilos à la seule force de ses cuisses, je ne vois pas pourquoi il ne pourrait pas me fracasser la tête à la seule force de ses doigts avant que je n'aie eu le temps de lui présenter mes excuses. Ceci étant, et comme il se frotte maintenant allègrement contre mon postérieur, je me dégage délicatement et fait mine d'aller aider Marc. Ce dernier s'énerve sur la chaîne hi-fi qui refuse de rendre le CD qu'on lui a confié. "Putain de merde!" Il éteint l'engin, le rallume, appuie sur la touche open, constate qu'il ne se passe rien, nous gratifie d'un "putain de merde!" identique en tous points au premier, éteint l'engin, le rallume et ainsi de suite.   
Les verres se remplissent, les cigarettes s'allument et chacun commence lentement à se détendre. Et vient le premier rire spontané, la première plaisanterie salace, l'anecdote sans intérêt et les petits silences qui sentent bon la cigarette et la vodka. La moitié des bouteilles sont vides et nagent gaiement sur la moquette. Soudain, Marc se dresse et allume le téléviseur.
"Ecran géant extra plat 16/9ème! Coins carrés! Son dolby stéréo!" s'exclame-t-il.
"Et nous avons Canal +! Et le câble! Parfaitement! Ainsi qu'une chaîne spéciale qui ne diffuse que des films cochons! Hi! Hi!"
Tout le monde rit. J'allume une cigarette (la dernière de mon paquet, merde). Il fait une chaleur écrasante et je commence à sentir les effets pervers d'innombrables verres d'alcool. Comme il ne trouve pas la chaîne spéciale qui ne diffuse que des films cochons, on met MTV. Une heure plus tard, nous sommes tous ivres morts. Alain nous raconte que l'autre soir il a vu un film où deux nanas se tapaient un chien avec un sexe énorme et que c'était vraiment à vomir. "Si le chien éjacule, c'est qu'il est pas malheureux." Soupire une fille que je ne connais pas, avachie par terre à tripoter sa boucle de ceinture, énorme elle aussi.    

Je regarde un moment Marc masser les seins d'une brune qui a des petits yeux tout rouges. Elle glousse au rythme de ses attouchements. La fille au t-shirt beige m'observe et je remarque qu'elle est belle puis mon regard glisse sur l'écran du téléviseur. Je crois bien reconnaître Depeche Mode, mais je n'en suis pas sûr. Ce dont je suis sûr en revanche, c'est que je suis complètement bourré.
A la fin du clip le nom de l'artiste s'affiche en bas de l'écran et c'est bien Depeche Mode que je viens de voir. D'accord. Je me dis que Depeche Mode c'est cool et j'attrape une cigarette dans un paquet de Pall Mall qui traîne au milieu des bouteilles vides. Le type au crâne rasé revient vers moi et me demande en souriant si ça me dirait qu'il me suce. Je réponds non et il repart comme s'il m'avait demandé de lui indiquer une rue et que je n'avais pas pu le renseigner. Je finis par sombrer dans un profond sommeil, avec la vague conscience que ça se déshabille autour de moi.

Le lendemain matin on se fait du café. Alain sort acheter des croissants pour ceux qui ont passé la nuit sur place ainsi que des cigarettes. On boit nos cafés, on bouffe nos croissants, on fume nos cigarettes, on avale nos Doliprane et on essaye de se réveiller, ce qui n'est pas une mince affaire. Il est onze heures passées mais comme on est samedi personne n'a d'obligations particulières, excepté une fille que je n'ai pas remarqué la veille et qui disparaît en gémissant que son père va la massacrer.
On ramasse les bouteilles et on s'aperçoit qu'il y en a treize. Putain, treize bouteilles d'un litre. Marc fait une drôle de tête. Je cherche mon briquet mais je n'arrive pas à mettre la main dessus. Je remarque que mon t-shirt est taché, ce qui me fait bien chier vu que j'y tiens énormément. Plus tard, je me retrouve seul avec Marc, Alain et la fille aux petits yeux tout rouges qui me dit qu'elle s'appelle Cécile. Pourquoi pas. 
On écoute Sigue Sigue Sputnik et on est tous d'accord pour dire que leurs coupes de cheveux sont géniales. Soudain, Cécile demande si on croit en Dieu et ça casse un peu l'ambiance. Comme personne ne répond, elle dit "moi j'y crois... à mort" et se précipite vers les toilettes. On soupire, on s'observe assez bêtement, et pour finir on s'allume des cigarettes. On hoche la tête sous la vibration des amplis. La chanson se termine et je cherche un paquet de cigarettes qui ne soit pas vide. 
"Le prof de math était un vrai con." Déclare Alain.
"Ah." Je fais. Flairant un soupçon de nostalgie dans sa voix (déjà?).
"Ma prof d'économie était chiante." Enchaîne Marc. "Mais sexy."
"Elle portait des jupes trop courtes et des talons trop hauts."
"Cool." Je fais.
"He he... Ouais."
En terminale, Marc et moi étions dans la même classe et nous séchions beaucoup les cours. Beaucoup trop en fait. On prenait nos scooters et on roulait. On brûlait les feux rouges dès qu'on pouvait se le permettre, c'est à dire assez fréquemment. On frôlais les vieux qui traversaient hors des passages pour piétons. Parfois on se cassait la gueule mais ce n'était jamais trop grave. On se perdait dans les banlieues alors on s'arrêtait n'importe où et on fumait des cigarettes en discutant de la vie. Il disait qu'il se demandait à quoi il pourrait ressembler quand il aurait quarante ou cinquante ans. On se marrait mais tout de même, on savait bien qu'on avait tous les deux un peu peur de ce qu'on allait être à quarante ou cinquante ans. A dix-sept on se dit que c'est loin, mais on y pense quand même de temps en temps, et c'est pas trop marrant.
Un jour, installé sur un banc de l'avenue des Champs Elysées à terminer un Double Whopper Cheese, Marc m'avait dit en observant un vieillard qui traversait : "Je compte bien crever avant de mettre cinq minutes à parcourir cinq mètres". Je n'avais pas su quoi répondre, alors j'avais repris une gorgée de mon Pepsi. 

Après avoir gentiment chié sur le prof de math et fantasmé sur les jupes trop courtes et les talons trop hauts de la prof d'économie de Marc, que je n'ai hélas pour ainsi dire jamais vue puisque je préparais alors un bac A2, on se laisse prendre au jeu et on discute des souvenirs qu'on gardera de ces années d'études. On tombe d'accord pour dire qu'en tête de liste figureront les cours d'histoire et de philosophie. Celui d'histoire durait souvent deux heures, mais se déroulait la plupart du temps sans problème. En effet, si j'obtenais des notes parfaitement désastreuses à absolument tous les contrôles, le professeur m'aimait bien et me laissait lire durant ses cours. J'avais donc lu un nombre de livres appréciable durant ces heures. Une fois, il s'était interrompu, s'était dirigé vers moi, m'avait demandé ce que je lisais, et quand je lui avais répondu Antonin Artaud il avait hoché la tête en signe d'approbation avant de reprendre son cours, à savoir la fuite du roi à Varenne. Cette fuite, il faut préciser qu'on y avait droit presque chaque semaine. Tout était prétexte à ce qu'il nous la décrive encore une fois, et je dois bien reconnaître que je suis, aujourd'hui encore, moi qui n'ai pour ainsi dire jamais vraiment écouté un seul de ses cours, capable de vous l'expliquer en long et en large, sans omettre le moindre détail. Nul doute que si un jour je me retrouve à Varenne, j'aurais une pensée émue pour lui. Le prof bien sûr, pas le roi. Il ne faut rien exagérer.

Le soir venu, je réfléchis à un moyen de ne pas me rendre à un dîner de famille. C'est un dîner très important et je suis obligé d'y aller. A moins que je ne me casse une jambe, ce qui serait éventuellement la seule excuse acceptable, mais ne manquerait pas de me poser des problèmes par la suite. J'appelle Marc pour convenir d'un rendez-vous plus tard dans la soirée mais c'est sa mère qui décroche et m'explique qu'il est sorti et ne reviendra pas avant une heure ou deux.   
J'arrive en retard. Il est un peu plus de vingt et une heures. Tout le monde est déjà là, ce qui fait un nombre de mains à serrer et de joues à embrasser largement supérieur à ce que je suis capable d'endurer avec le sourire. Il faut dire que depuis le matin, je ne suis pas de très bonne humeur. J'ai raccroché au nez d'une vieille amie qui souhaitait me revoir (et que je n'aurai donc pas la satisfaction de baiser), et comme si ce n'était pas suffisant, j'ai manqué de me tuer sur le périf peu après. 
A peine me suis-je installé que ça commence à disserter sur les diverses raisons liées au retard. On trouve donc en tête de liste le manque de respect, suivi de près par l'incapacité à tenir ses engagements. Comme je n'ai ni l'envie ni la force de me justifier, je me contente d'allumer une cigarette. On constate que je laisse pousser mes cheveux et je fournis ainsi bien involontairement à tout le monde une deuxième occasion de se défouler.
"Ce sont bien les travestis qui portent les cheveux longs?" S'interroge ma grand-mère. "Je crois que c'est une façon de se mettre en marge de la société." Suggère une femme que je ne crois pas connaître. Assurément ça démarre fort. Enfin on passe à table. Je provoque un mini scandale en prenant une chaise au hasard, alors qu'ils ont passé des heures à méditer sur la répartition des places. Je me retrouve finalement à côté de ma tante qui est complètement ivre, mais sans doute l'était-elle déjà avant d'arriver. Je l'entends marmonner que la bouteille de vin rouge est trop éloignée de son assiette. Le reste de la soirée s'écoule lentement.
Durant le repas, je ne trouve rien à mon goût mais comme j'ai faim, j'avale presque sans mâcher plusieurs petits pâtés fourrés d'une sorte de viande hachée mélangée à un aliment que je ne parvient pas à identifier malgré un effort de concentration assez poussé. Bien sûr, cinq minutes plus tard, je sens mon estomac se rétracter. Je m'éclipse aussitôt pour appeler Marc. Il me dit qu'il a laissé cinq messages sur mon portable. Il est chez lui avec des amis car ses parents sont repartis trois jours en Suisse. "Tu n'as qu'à passer plus tard dans la soirée" me dit-il.
Alors que tout le monde attend fébrilement le désert, je sors mon paquet de Marlboro mais ils me fixent aussitôt comme si je venais de défaire ma braguette alors je n'allume rien du tout. Tout cela me déprime copieusement. De plus, j'ai maintenant atrocement mal au ventre. Je demande s'il y a des After Eight pour accompagner le café et comme mon grand-père me répond que "non, je suis navré mais il n'y a pas d'After Eight pour accompagner le café", je craque et m'allume une cigarette. Tout le monde soupire. Je constate que quand une dizaine de personnes soupirent en même temps ça fait un drôle de bruit. J'ai à présent clairement envie de vomir. Je me lève et disparais aux toilettes.  
Alors qu'arrivent les cafés, quelqu'un déclare qu'il a vu un reportage sur Arte qui traitait de la vie des boulangers juifs en Pologne et que ces types ont vraiment une existence horrible. Tout le monde hoche la tête, l'air consterné, en sirotant son café. J'ai vaguement envie de les tuer.  





J'arrive vers minuit chez Marc et de toute évidence, on ne m'a pas attendu pour attaquer la vodka. Je repère A qui feuillette une revue porno, vautré entre deux filles qui étaient avec nous en terminale mais dont j'oublie toujours les prénoms. Alors que je me laisse moi-même tomber sur un des canapés, un type que je ne n'ai jamais vu vient me voir et me demande si c'est moi qui suis sorti avec Sandra. Je réfléchis un bref instant et lui réponds que non, ce n'est pas moi qui suis sorti avec Sandra, que je lui ai certes, il y a quelques semaines de cela, brièvement défoncé le vagin un soir comme celui-ci, mais que je ne crois pas que ce soit ce qu'on appelle communément sortir avec quelqu'un. Sans paraître le satisfaire, ma réponse le laisse un peu désorienté. Il balance la tête de gauche à droite et s'empare d'une bouteille de vodka les yeux éteints. Il me fait de la peine avec son t-shirt Fuck You et son bracelet de force.
"Tu sais, on était tous fracassés ce soir là. Ca ne compte pas vraiment."
"Quand même, marmonne-t-il entre deux gorgées, t'as dis "défoncé le vagin". C'est pas rien..."
"Vu comme ça évidement."
"M'en fous. C'qu'une pute c'te meuf."
Alors qu'il sanglote, je me dis que justement, je me la retaperais bien moi Sandra. Mais j'ai paumé son numéro de téléphone et je ne me sens pas le courage de le lui demander. Le pauvre semble salement amoureux. Je me ressers un verre. Il me fout le cafard. Heureusement, Marc refait son apparition entouré de trois filles dont la sosie de Michael Jackson que j'avais découverte l'autre soir. Ses yeux noirs sont immenses, les traits de son visage d'une finesse extraordinaire. Je lui souris, et bondis aussitôt du canapé en direction des toilettes, manquant au passage de me prendre les pieds dans une pile de magazines posés à même la moquette. Je reste à genoux contre la cuvette des WC pendant un bon quart d'heure à rendre tous les petits pâtés, ainsi qu'une partie appréciable du chili con carne que j'ai eu la faiblesse d'ingurgiter au déjeuner pour faire plaisir à un ami qui me l'avait moult fois recommandé. Je tire la chasse et me rince la bouche avant d'aller respirer un coup sur le balcon. Marc me rejoint et me demande si je suis allé dégueuler au chiottes. Je hoche lentement la tête en signe d'approbation, fouillant mes poches à la recherche de cigarettes.
"Fred, tu pues."
"Merci."
"Je ne sais pas si tu l'as remarqué, mais tu as une touche avec Karine."
"La fille aux yeux noirs?"
"Elle devait partir vers minuit, mais quand elle a su que tu allais venir, elle a tout annulé. Si c'est pas une preuve."
"Elle est jolie."
"Tu peux le dire. Elle s'est fait refaire la gueule. Je dois bien avouer que le résultat est assez impressionnant. Je me demande si elle voulait avoir la tronche de Jackson ou si c'est le fruit d'un hasard."
"Je crois que je vais rentrer. Je me sens pas très bien."
"Tu ne veux pas aller dormir dans la chambre d'ami?"
"Si."
Je me traîne donc jusqu'à la chambre d'ami où je mets un temps fou à déplier une saloperie de canapé-lit et me déshabille aussi vite que mon état le permet, c'est à dire au ralenti. Je fume malgré tout une dernière cigarette avant de me glisser sous les draps. Mon estomac me fait souffrir le martyre et je grimace sur l'oreiller.
Quand je suis enfin sur le point de m'endormir, la dénommée Karine apparaît dans l'entrebâillement de la porte. Malheureusement, s'il y a bien une chose que je me sens incapable de faire, c'est la baiser. Sans même me regarder, elle enlève tous ses vêtements et vient se blottir contre moi. Sa peau est d'une douceur surprenante, mais ce qui me frappe le plus est son odeur. Il ne s'agit pas d'un parfum mais de l'odeur de son corps, enivrante. Bien que je sente mon sexe se tendre à m'en faire mal, je cède et sombre rapidement dans un profond sommeil.   

Je me réveille vers midi. Seul. Je me lève et constate avec soulagement que je me sens beaucoup mieux. Aucune douleur, aucune migraine, rien. Cool. Je prends une douche, m'habille en hâte et trouve Marc dans la cuisine en train de se faire cuire des oeufs.
"T'en veux?"
"Du café suffira."
"C'était pas la grande forme hier soir!"
"Pas vraiment."
"Putain! Quand je pense que t'as passé la nuit avec Karine! Merde alors!"
"Je ne l'ai pas touché."
"Ca te regarde!"
Il recouvre ses oeufs de poivre et me tend un minuscule bout de papier.
"Elle m'a dit de te filer ça."
Son adresse.
"C'est tout? 
"Hmm! Hmm!" Il confirme en fourrant un énorme morceau de pain beurré dans sa bouche.
Durant l'heure qui suit, on discute de choses sans grande importance. Il en profite tout de même pour me signaler qu'il trouve mon comportement de ces derniers jours étrange. J'ai droit à un superbe "t'es sûr que tout va bien?" et à un non moins émouvant "tu peux compter sur tes amis."

Je me rends chez Karine le jour même, me demandant en chemin ce que je vais bien pouvoir faire pour le réveillon. Nous sommes déjà en décembre et je constate avec effroi que je n'ai strictement rien prévu. Ca craint un max.
Elle m'ouvre. Elle porte une chemise pourpre avec Ralph Lauren inscrit en petites lettres noires, un jeans troué sur les cuisses et des bottines à hauts talons qui lui donnent une démarche franchement excitante. Elle ne prononce pas un mot, m'entraîne dans sa chambre et s'agenouille devant moi. Elle me suce, fait des trucs étranges avec sa langue. Je l'observe, fasciné par l'extrême régularité de ses traits.
Plus tard, je plonge ma queue entre ses cuisses. Elle ouvre des yeux immenses. Elle veut que je l'encule. J'hésite parce que je ne veux pas perdre de vue son visage. Mais elle se retourne alors je finis par m'exécuter.  
C'est à ce moment précis qu'un type entre comme une furie dans la chambre, un revolver à la main. Il me saute dessus et fourre direct son flingue dans ma bouche. Il tremble de rage et enfonce le canon au plus profond de ma gorge.
"Petit connard!" Il hurle si fort que mes tympans manquent d'y rester. 
Karine n'a pratiquement pas bougée. Elle reste sur le lit et contemple la scène comme s'il s'agissait d'un putain de film à la télévision. Il ne lui manque plus que les chips et le Coca. Je tente de me débattre comme je peux mais le gros lard est trop lourd et m'écrase de tout son poids.
"Alors comme ça mon gars tu crois pouvoir enculer ma fille sous mon toit?"  
Je sens qu'il va appuyer sur la détente d'une seconde à l'autre. Sa lèvre inférieure a la tremblote et ses yeux sont me foutent vraiment les boules. Je parviens miraculeusement à dégager mon bras droit de son emprise et lui colle mon poing dans la gueule de toutes mes forces. Mes articulations font un drôle de bruit sec, mais ce que j'entends surtout, c'est le craquement de sa mâchoire. Le porc roule sur le côté, un peu sonné, mais ne lâche pas son arme pour autant alors sans attendre, je me jette sur lui. Je commence par viser son visage et ses côtes mais je m'emporte, perds ma concentration et pour finir le martèle comme un enragé. Je me dit "s'il se redresse je suis foutu." Le sang se répand sur la moquette.  

Les heures qui suivent cette scène à la fois grotesque et surréaliste s'écoulent un peu malgré nous. Assis à la table d'un salon gigantesque que je découvre je fume cinq cigarettes en cinq minutes. Je me suis vidé. Lui est crevé. Raide mort. Je contemple une sculpture de bronze posée sur un petit bureau. C'est un chat qui s'étire. Je le fixe, me concentre sur lui et tente de me fondre en lui, de prendre sa place et de ne plus jamais en bouger.
A genoux sur la moquette tachée de sang, je commence par couper les mains avec un énorme couteau de cuisine aux dents bien aiguisées. Plus que la vue de ce que je suis en train de faire, c'est le bruit qui me dégoûte. Je vomis à plusieurs reprises sans avoir le temps d'atteindre les toilettes. Les os opposent une résistance à la lame qui m'exaspère.
A mes côtés, Karine fume des cigarettes en écoutant Marilyn Manson, le volume coincé au maximum. Je me dis qu'à tous les coups les voisins vont finir par débarquer ou pire encore, par se contenter d'appeler les flics. Par moments je m'arrête pour reprendre mon souffle et j'observe le travail exécuté : deux mains, deux avant-bras et deux pieds.
Je réalise qu'il me faut absolument lui arracher les dents afin de les faire disparaître. Putain. C'est dégueulasse. De la graisse et du sang partout. Gros porc. Incroyable de penser qu'un monstre pareil ait pu engendrer une fille comme Karine, il faut que sa mère soit éblouissante. Putain! Sa mère! Je lui demande où elle est. Si elle ne risque pas de nous tomber dessus, mais elle hoche tranquillement la tête pour me faire comprendre qu'il n'y a rien à craindre de ce côté là. Ah bon. "Morte." Elle précise en m'offrant un sourire d'une grande tendresse.
Après avoir passé deux bonnes heures à couper son père en tranches, je mets chaque morceau dans un petit sac poubelle bleu marqué "super résistant et increvable!".  Une fois tous les petits sacs remplis, je me dis que la meilleure solution serait de les brûler, mais je ne vois pas où nous pourrions le faire discrètement. "Je connais un lieu parfait pour ce genre de chose!" elle s'exclame.

Environ une demi-heure après avoir quitté la maison à bord d'une jeep appartenant au père de Karine, enfin, lui ayant appartenu, je me rappelle que je n'ai pas mon permis de conduire et ferais bien de surveiller le compteur afin de ne pas attirer l'attention des radars. Heureusement, beaucoup de gens sont déjà partis en vacances et la circulation est des plus fluide. A la radio, un type prend les appels de jeunes auditeurs qui lui dévoilent leurs misères d'adolescents et lui demandent conseil.
"Si ta mère te fait chier parce que des préservatifs traînent au fond de ton sac ou si tu n'arrives pas à tirer des gonzesses parce que t'as des boutons plein la gueule, n'hésite surtout pas à m'appeler! Je me ferai un plaiiiisir de t'aider!". Un type appelle et se plaint qu'il n'arrive pas à retenir son éjaculation.
"Dès que j'ai la trique je sens que ça vient et hop!, ça gicle."
"Ben ça alors! C'est vraiment pas marrant! Hé! Hé! Mais il me faut plus de détails si tu veux que je puisse te venir en aide!"
"Ben c'est simple, dès que j'ai une érection, il suffit que je la touche ou que je la caresse un peu pour que j'éjacule aussitôt comme un con. J'te jure, ça me rend fou. Y'a rien à faire! C'est désespérant. J'ai absolument tout essayé, j'te jure. Genre je pense à un truc qui me calme style ma belle-mère ou alors je serre ma bite comme un dingue pour empêcher que ça sorte... Pfff! Tu parles, rien à faire. Et hop! Ca gicle."
"Dis-donc! C'est un sérieux problème que t'as là! Mais sache que j'ai la solution!"
"Alors là bon sang ce serait vraiment génial!"
"Tu l'as dit mon pote! Top génial! C'est le mot qui convient! Je t'explique mon plan alors écoute moi bien! Tu te débarrasses de cette saloperie. T'as bien entendu? Je vais te le répéter! Tu-te-débarrasses-de-cette-saloperie. Je t'assure, je suis très sérieux. Ce truc à la con que t'as entre les cuisses ne t'attirera jamais que des emmerdes! Quand ça doit faire le beau c'est tout mou, et quand ça doit rester calme ça décide de se réveiller et te fout la honte! Que-des-emmerdes! Crois-moi, débarrasse-toi de ce truc et ta vie n'en sera que simplifiée!"
"Pfff! Tu déconnes!"
"C'est quoi ton nom?"
"Stéphane."
"Ecoute moi bien Stéphane, tu es mon ami et je veux sincèrement t'aider. Je suis extrêmement sérieux. Je te donne la solution à ton problème."
"Mais comment je baise après?"
"Justement! Tu baises plus! C'est ça la solution! Pense un peu à tous les bons côtés! Fini les éjaculations précoces! Terminé les heures d'angoisses avant de passer à l'acte à te demander si ce machin va enfin t'obéir ou s'il va encore en faire qu'à sa tête. Tu baises plus, mais tu stresses plus non plus! Tu voyais pas ça sous cet angle hein?"
"Ben, j'sais pas trop. Faut qu'je réfléchisse."
Je coupe la radio. Nous passons plusieurs heures sur la route. La nuit s'abat lentement sur les toits. J'essaye de m'allumer une cigarette mais mon briquet n'a plus d'essence. Finalement, je trouve l'allume cigare de la jeep. La route s'étire sous mes yeux, la fatigue ronge mes sens. 
Karine s'est endormie. Ses traits me laissent songeur. Je décide de me ranger sur une aire de repos pour me détendre un peu. Mais au lieu de me détendre, je sombre presque instantanément dans un profond sommeil. Par miracle, je sursaute une heure plus tard et constate que le jour ne s'est pas encore levé. Cette fois, il vaudrait mieux ne pas traîner. Je la réveille. Ses grands yeux noirs s'ouvrent lentement, se posent sur moi et m'enveloppent de leur éclat. Elle me sourit et m'embrasse. Le contact me fait légèrement frissonner. Je lui explique que nous ne sommes plus très loin du lieu qu'elle m'a indiqué. Nous reprenons la route. 

Vers cinq heures et quart du matin, nous arrivons en bordure d'une immense forêt et poursuivons notre marche jusqu'à un terrain plat de terre séchée où rien ne semble vouloir pousser. Nous déposons les petits sacs poubelle bleus contenant son père et nous commençons à les faire brûler. Les flammes se déhanchent grossièrement dans l'obscurité et se mêlent progressivement en un feu parfaitement délimité. Ca ne fait pas trop de fumée mais l'odeur est monstrueuse. Odeur de chair cramée, odeur vorace qui vient taquiner vos narines et vous soulève le coeur. Je commence à avoir terriblement mal à la tête et dans un réflexe stupide je m'allume une cigarette, pensant ainsi me soulager. Mais ça ne fait qu'accentuer la douleur.
Je remarque soudain que des larmes bordent les paupières de Karine. Son regard est figé, sa mâchoire serrée, mais les larmes elles s'en moquent et s'affichent, se laissent glisser le long de ses joues. Je me détourne à deux doigts de vomir et contemple l'étendue d'arbres, respire profondément dans l'espoir de trouver un échantillon d'air pur. Je ne reçois qu'un souffle répugnant de chair brûlée et de plastique fondu qui pénètre aussitôt mes poumons. Et nous restons là, jusqu'à ce qu'il ne reste plus de son père qu'un amas de cendres tièdes.
"Tu as pleuré tout à l'heure?" Je lui demande alors que nous roulons à la recherche d'un self pour routiers.
"On peux pleurer de mille façons et pour mille raisons."
Sa voix est douce, presque un murmure. J'allume une cigarette et lui pose la question qui m'obsède depuis des heures.
"Comment est morte ta mère?"
"Sur le billard."
Je n'ose rien ajouter.
"Elle n'avait pas trente ans. Elle voulait se faire refaire le nez, le trouvait trop bombé, trop large. Elle a prit rendez-vous avec un chirurgien spécialisé et elle est morte sur le billard."
"Que c'est-il passé?"
"Quelque chose a foiré. Personne n'a rien compris, personne n'avait rien fait et bien sûr, personne n'était responsable. C'était la faute à pas de chance. J'avais six ans et un type m'a pris dans ses bras pour m'expliquer que j'avais perdu ma mère. Je me souviens qu'il m'a fait tout un discours comme quoi aucune science n'était parfaite, que le risque zéro n'existait pas et bla bla bla." 
Elle garde les yeux rivés sur le paysage, les mains posées sur ses cuisses. Je l'écoute me parler de sa mère, rongée par la peur de vieillir, s'occupant plus de la beauté de son corps que de sa propre fille.
"Un jour mon grand-père m'a dit que le vrai problème de ma mère était qu'elle avait toujours eu l'argent nécessaire pour satisfaire ses fantasmes."
De son côté, après la mort de sa mère, son père décida qu'il allait trouver chez sa fille ce qu'il n'obtiendrait plus jamais de sa femme, à savoir le sexe. Aussi loin qu'elle se souvenait il y avait eu des attouchements. 
"Il fourrait sa langue dans ma bouche pour me dire bonne nuit. J'avais dix ans. J'étais à la fois terrifiée et troublée. C'était horrible, ça m'a rendu cinglée. Mais le pire est arrivé quand j'ai perdu mes formes de fille pour acquérir celles de femme. Il me matait tout le temps en bavant, à deux doigts de me sauter dessus. Je le haïssais. Je voulais qu'il crève et en même temps je voulais lui faire mal, le rendre fou. J'ai commencé à m'habiller sexy. Je voulais qu'il ait envie de moi tout en sachant que jamais plus je ne le laisserait me toucher, qu'il n'aurait jamais le plaisir de fourrer sa queue dans mon corps. J'étais consciente que c'était là une voie sans issue, un jeu terrible qui ne pourrait pas se prolonger très longtemps et dont l'achèvement se ferait dans la violence, même si je n'imaginais pas que ça se passerait ainsi. Bref, il est devenu de plus en plus agressif et s'est mis à boire, ce qui n'a rien arrangé. De mon côté je me suis repliée sur moi-même, j'ai appris à mépriser la terre entière. J'aimais voir les autres souffrir, que ce soit au journal télévisé ou dans mon proche entourage. Je ne parlais presque jamais, je n'ouvrais la bouche que s'il n'y avait pas moyen de faire autrement. D'ailleurs, rien de tout cela n'a vraiment changé. Je méprise toujours la terre entière et je déteste parler à qui que ce soit. Tu es l'exception, sache-le.
C'est à cette époque que j'ai commencé à détruire ce que j'étais. J'ai passé un total de plus de trente heures sur le billard, dans un premier temps pour me débarrasser de toute ressemblance avec mes parents. Tu sais, ce célèbre et détestable "air de famille" dont on parle si souvent avec une émotion obscène. Je me suis fait refaire le nez en espérant y rester, mais comme j'en suis ressortie, je me suis également fait amincir les joues et rehausser les pommettes.
J'ai du collagène plein la gueule, du silicone plein les seins. Je voudrais ne plus rien avoir d'humain, faire de mon corps une machine de plastique, une structure de membres interchangeables, une sorte de "robot transformer" insensible à ce qui peut l'entourer, évoluant à côté de la vie. Je sais que ça semble horrible, d'un pessimisme absolu, mais je ne le vis pourtant pas comme ça. C'est peut-être contradictoire, mais je trouve ça très motivant, ça me donne du courage et je crois même pouvoir dire que ça me rend heureuse. Quand je me vois dans un miroir, je suis pleinement satisfaite. Non parce que je me trouve belle, mais parce que je n'ai plus rien de ma mère, plus rien de mon père et davantage encore, parce que je n'ai presque plus rien de l'apparence que la nature m'a donnée. Chaque jour, autour de moi, je vois bien que certains sont fascinés parce qu'ils me trouvent désirable et que d'autres le sont parce qu'ils me trouvent étrangement monstrueuse, post-humaine. Dans les deux cas, et je te le dis en toute sincérité, cela me convient très bien. J'en tire du plaisir. Je sais que je suis perçue comme une sorte de monstre, une créature, mais du moment que je suis en marge de la masse, de sa conscience pourrie et de ses règles bidons, je sais que je suis plus ou moins à ma juste place."