J'observe la route. Karine sourit et pose de temps en temps ses grands yeux noirs sur moi. Son visage est reposé, serein. J'ai la sensation étrange que c'est la première fois qu'elle partage toutes ces choses avec une autre personne. Je trouve enfin une aire de repos où trône un restaurant. Nous pénétrons dans la grande salle et nous installons à une table. Une jeune serveuse peinturlurée, du vert sur les paupières et du rose bonbon sur les lèvres, se ramène aussitôt en levant les yeux au ciel.
"Vous attendez des amis?"
"On attends des amis?" Je demande à Karine qui hausse les épaules l'air perplexe.
"C'est une table pour quatre." Elle ajoute en s'étranglant.
"Et?"
"Vous n'êtes que deux."
"C'est juste."
"Vous ne devez pas rester là vous savez."
Je me lève et pose une main délicate sur l'épaule de cette conne qui me regarde effrayée. Peut-être craint-elle que je lui fracasse le crâne contre la table ou pire encore, que je sorte de mon blouson un revolver et le lui fourre bien profond dans la bouche histoire de la remettre à sa place.
"Je vous prie de nous excuser mais nous sommes tous deux en proie à la fatigue et nous n'avons pas fait attention."
"Oh!" Elle soupire. "Ce n'est rien, seulement vous comprenez, mon patron va me tuer s'il voit que je vous laisse ici, moi je ne..."
"Ca va! D'accord! Je comprends parfaitement et ne souhaite pas que votre patron vous tue en cette si belle matinée! Montrez nous alors je vous prie mademoiselle où vous souhaiteriez que nous nous installions!"
Littéralement pétrifiée, elle nous guide jusqu'à une table pour deux. Nous réclamons deux cafés qui nous sont servis deux minutes plus tard accompagnés de deux petits bonbons au chocolat noir.
"Qu'allons-nous faire?" Me demande Karine.
"Boire nos cafés, fumer nos cigarettes et flipper un max?" Je suggère.
"J'ai du mal à réaliser." 
"Pour être tout à fait honnête, il me semble relativement indiscutable que nous sommes au début de quelque chose d'important."
"De grave?" Elle questionne avec un regard dont la soudaine innocence me déstabilise.
"Eh bien d'une certaine façon, tout ce qui est important est grave, tu ne crois pas?"
"Peut-être bien, oui."
"Je vais te proposer quelque chose et tu vas me dire ce que tu en penses, ça te va?"
Elle fait oui en hochant la tête. 
"Voyons les faits avec calme et sobriété. Nous avons tué ton vieux et histoire de nous rattraper, nous l'avons découpé en morceaux que nous sommes allés brûler. Je ne vois vraiment pas ce qu'il y a de condamnable là dedans!"
Karine reste un instant bouchebée, puis éclate d'un rire magnifique qui remplit toute la salle. Les regards se retournent, irrités. Je fixe ces morveux avec dans les yeux la lueur du déséquilibré fin prêt à commettre un massacre. Je me demande l'espace d'une seconde si je ne serais pas en train de devenir complètement cinglé. En réalité pas du tout, je suis simplement sur les nerfs. N'empêche, si j'avais eu une arme sous la main, je leur aurais volontiers fait sauter la cervelle à ces enculés. Je les imagine très bien morts de trouille, se chiant dessus comme des nouveaux nés, balbutiant des excuses à la con, joignant les mains, me racontant leur vie, leur femme, leurs gosses, leur chien, leur BMW qu'il n'ont pas fini de payer et bla et bla et bla. 
Je respire un bon coup, me ressaisis, allume une cigarette et reprends.
"Sérieusement, je ne vois pas ce que nous devrions faire de particulier. Si on te fait chier, tu n'as qu'à leur dire que ton père n'est pas rentré du boulot et voilà. Ils le chercheront et ne le retrouveront jamais! On ne risque rien, absolument rien. Il diront qu'il est majeur et a le droit de disparaître si l'envie l'en prend."
"Je vais attendre quelques jours et appeler ma grand-mère, lui dire qu'il a disparu... Elle voudra que j'aille m'installer chez elle."
"Vous vous entendez bien?"
"A chaque fois qu'elle me vois elle reste pétrifiée. Toutes ces opérations chirurgicales l'ont traumatisée. Je sais que je lui fait peur, mais je n'en reste pas moins sa petite fille, de plus, elle possède un appartement gigantesque avenue Montaigne. Dans la famille, les femmes n'ont jamais rien foutu de leur vie mais roulent sur l'or, c'est presque une tradition."
Elle sourit. Encore. Un sourire terrible, amer et méprisant. Elle griffonne une adresse et un numéro de téléphone sur une boîte d'allumettes que je glisse dans la poche arrière de mon jeans. Dehors le soleil s'affiche fièrement et les Ray Ban fleurissent un peu partout. Nous rejoignons le périphérique. Je fume tranquillement cigarette sur cigarette. 
De retour chez moi je me laisse choir sur le lit et dors toute la journée. Quand je me réveille, il fait déjà nuit. Je bondis en direction des toilettes mais vomis juste avant d'atteindre la porte. Au bord de l'asphyxie, je pousse de lamentables petits râles entre chaque convulsion, les yeux embués de larmes. La douleur est insupportable, je me vide et je meurs. Ma vue se trouble, mes mains lâchent prise et je m'effondre sur le carrelage comme une merde.   

Ce matin j'ai vu que nous étions le 29 décembre 1999 et allez savoir pourquoi ça m'a méchamment foutu les boules. Comme il fait beau, je remonte tranquillement la rue de Rennes et m'offre une petite incursion à la Fnac où je m'achète le dernier album de Nine Inch Nails plus quelques livres dont la correspondance Fante-Mencken ainsi que la réédition du Rester Vivant de Houellebecq. Dehors, je sors mon portable et appelle Marc. Ses parents ont prolongé leur séjour en Suisse et ne rentreront pas avant une semaine, pas avant l'année prochaine. "T'as qu'à passer ce soir, j'ai invité un paquet d'amis." Ca me fait un peu chier mais bon, j'accepte quand-même, presque par réflexe. Je tente ensuite de joindre Karine mais tombe sur sa boîte vocale à laquelle je ne trouve rien d'intéressant à raconter. J'ai juste envie de la voir. J'en ai juste besoin. Besoin de l'aimer, de poser mes lèvres sur sa bouche, besoin de passer ma main dans ses cheveux, de fourrer mon sexe entre ses cuisses et de la baiser à mort. J'essaye le numéro de sa grand-mère mais ça ne répond pas. Merde. Je ne me sens pas très bien. 
Soudain tout m'exaspère, le temps qu'il fait, l'heure qu'il est, le lieu où je me trouve, les gens qui m'entourent et que, sans vraiment savoir pourquoi, j'aimerais bien voir crever. Je me concentre pour marcher droit et prends le métro afin de rentrer chez moi avant que je ne fasse un malaise. 
Je trouve cinq messages sur le répondeur, un de ma mère qui souhaite savoir si je vais bien, un de mon banquier qui marmonne quelque chose que je ne parviens pas à déchiffrer et enfin, trois messages de Karine qui ne dit rien, sinon que je peux la rappeler sur son portable. Je compose donc le numéro magique et elle décroche dès la première sonnerie.
"Salut."
"Fred?"
"Oui."
"Ca va?"
"Raconte-moi comment ça c'est passé."
"J'ai renversé mille saloperies pour recouvrir le sang sur la moquette que j'ai fait remplacer dans la matinée. J'ai aussi prévenu la police au sujet de mon père. Ils ont bâclé un petit sondage parmi ses proches qui ont tous déclaré qu'il était complètement barge et bien du genre à disparaître sans prévenir personne. Je crois que les flics en doutent, mais comme ils n'ont pas que ça à foutre et qu'après tout, comme me l'a si intelligemment fait remarquer l'un d'eux, mon père est majeur et vacciné, ils n'ont aucune raison de se bouger."
"Parfait."
"Si on veux. Je voudrai rester ici mais ma grand-mère m'a fait tout un cirque pour je passe au moins quelques jours chez elle. Elle prétend que c'est pour m'aider à surmonter cette terrible épreuve mais je crois plutôt que c'est pour avoir de la compagnie. Cette vieille conne ne pense qu'à elle. Elle a jamais pu blairer mon père. On se voit quand?"
"Ce soir si tu veux. J'ai eu un appel de Marc pour que je passe chez lui."
"Moi aussi, on se retrouve là-bas?"
"D'accord."


Je me fais du café en me demandant ce que je vais bien pouvoir faire de mes vacances. Comme ça me démoralise, je m'allume une cigarette et me vautre sur mon lit pour regarder la télévision. Sur l'écran un type raconte comment il parle aux animaux et jure le plus sérieusement du monde qu'il discute longuement avec eux. "Yé leul parle à ma manièle. Yé leul démande comment ils vont et quand yé leul donne à manyer ils mé lémercient à leul manièle." Alors qu'il s'exprime devant la caméra, il taquine un fauve qui fait bien trois fois son poids, et pas en graisse. Il lui pince le ventre et le museau, lui tire l'oreille en souriant et le fauve se laisse faire en totale confiance. Je reste fasciné. Je me dit que ce con a vraiment l'air heureux. Bien sûr, comme la plupart des gens qui s'occupent d'animaux il en vient à expliquer pourquoi il les préfère aux hommes.
Moi je n'aime pas follement les animaux, mais nul doute que je les préfère aux hommes. Ils sont moins chiants et surtout, ils possèdent une qualité qui les rends définitivement plus respectables : aucun d'eux ne croit en Dieu.
     
  J'arrive chez Marc. Je reconnais quelques visages dont celui du pleurnichard de la dernière fois. Histoire de me marrer un coup je lui demande comment va Sandra mais il ne me répond pas, se contentant de faire trembler sa lèvre inférieure en écarquillant les yeux. Je crois que j'aurais mieux fait de la fermer mais c'est trop tard et d'ailleurs un type au crâne rasé qui a l'air défoncé se précipite vers moi et pose sa main sur mon épaule avec un grand sourire.
"Alors comme ça il parait que t'as tronché miss silicone?" 
Comme il semble attendre une réponse je lui offre mon poing sur la gueule si bien qu'il recule suffisamment pour me permettre de parfaire le premier impact d'un puissant coup de pied. Autour de nous ça se lève de tous les côtés. Ca pousse des "arrêtez!" et des "mon Dieu!". Il se relève avec difficulté. Il passe une main sur son nez visiblement cassé et se jette sur moi. Coup de boule. Je tombe à terre mais me redresse aussitôt. Le saisissant par la taille, je le projette contre la baie vitrée qui vole en éclats. Sur la terrasse il semble un peu sonné alors je l'attrape par les cheveux dans l'intention de lui fracasser le crâne contre le rebord du balcon. En fait sa tête rebondit en faisant un drôle de bruit et quand je le force à se retourner je ne vois que du sang. C'est à ce moment précis que Marc et deux autres types jaillissent de nulle part et me ramènent de force au salon. Marc reste avec moi alors que les autres vont s'occuper du crâne rasé qui, parait-il, est inconscient. J'entends quelqu'un appeler le Samu. Marc me fait face et je lis dans ses yeux qu'il panique alors je lui souris mais ça ne semble pas le rassurer. 
"Fred!" Il braille comme un hystérique. "Tu m'entends? T'es devenu complètement cinglé ou quoi?"
"J'en sais rien... Il est quelle heure?" Je réponds sans parvenir à me débarrasser de ce sourire niais.
"Je ne t'ai jamais vu comme ça! Qu'est-ce qu'il t'a fait?" 
  Incapable de lui expliquer calmement ce qui vient de se produire je ramasse mon blouson sans dire un mot et me retrouve dans la rue complètement sonné. Je jette un coup d'oeil rapide à ma montre et ne retient que la date, affichée en bas à droite du cadran : 29:12:99.
Je me mets à dégueuler aussi sec, libérant des râles aussi douloureux que pathétiques. Au même moment passe un couple de vieillards qui ralentit le pas et m'observe avec une compassion dégoûtée. Je leur lance un regard que j'espère menaçant et remarque une camionnette du Samu qui se gare à quelques mètres de moi.
Je m'éclipse et me traîne un moment dans les rues du quatorzième arrondissement. Je passe devant les grilles du Parc de Montsouris et m'arrête pour contempler une sorte de pont destiné à distraire les enfants. Il y a quelques années de cela, après avoir escaladé la construction avec un ami, j'avais sauté, ivre mort, et m'était évanoui durant l'envol. Je m'étais plutôt mal reçu. Une chute d'environ six mètres. Je me souviens qu'en revenant à moi, j'avais escaladé les grilles du parc pour ressortir car il était plus d'une heure du matin. Résultat, un joli tassement de la colonne vertébrale ainsi qu'une sérieuse cassure menaçant la moelle épinière. J'avais échappé de peu au fauteuil roulant, mais pas aux trente jours passés allongé dans mon lit comme un con sans pouvoir me lever autrement que pour aller aux chiottes, seulement quand l'envie devenait insoutenable.
Je me demande comment va le type au crâne rasé. Je décide d'en rester là pour aujourd'hui et de rentrer sagement chez moi avant que je ne décide d'étriper un passant, ce dont je me sens parfaitement capable. Je me demande ce que pensera Karine quand elle arrivera, à moins qu'elle ne soit déjà là-bas.  
Sans trop savoir pourquoi, je décide de rentrer à pieds, ce qui me fait marcher pendant presque deux heures. Le ciel écrase la ville. L'air est lourd, l'air est sale. En fait il n'y a pas d'air.
Quand j'atteins enfin le quinzième arrondissent, je suis dans un état comateux, les yeux éteints, le souffle court et le corps recouvert d'une épaisse couche de sueur. Je remarque également qu'il y a du sang sur mon t-shirt. Il est à peine plus de onze heures mais je me sens comme au sortir d'une semaine de nuits blanches. Ma tête n'est qu'une masse de douleur et mes jambes sont comme anesthésiées par l'effort parfaitement inhabituel qu'il m'a fallu fournir.

Il y a encore des messages sur le répondeur. Comme je redoute de les écouter je vais directement me coucher. Mais je ne dors pas. J'observe d'abord assez bêtement le plafond, après quoi je me tourne à gauche, puis à droite, mais comme je ne dors toujours pas je remonte la couette par dessus ma tête jusqu'à ce que j'étouffe et me redresse en suffoquant avec une désagréable envie de vomir. Le reste de la nuit aurait pu dès lors se résumer à une banale succession d'aller-retours entre l'oreiller et la cuvette des toilettes, mais vers deux heures du matin, au bord de la crise de nerfs, je me lève et me fait du café. Je m'habille en tremblant de rage et décide d'aller me bourrer la gueule car de toute manière je vais bientôt crever vu qu'il est minuit passé et qu'on est déjà le 30 décembre 1999. 

J'arrive passablement éreinté devant une boîte de nuit très à la mode où malgré mon visage strié d'épuisement on me laisse entrer. Je descends les escaliers comme je peux en bousculant quelques pétasses monstrueuses qui m'insultent mollement. Je les ignore et me rue au bar où j'interpelle un barman afin qu'il me serve une vodka. L'endroit est plein à craquer. La musique est très forte. Je reconnais un titre des Chemical Brothers. Ca sent la transpiration, la fumée de cigarette et l'alcool. Je vide quatre ou cinq verres en un quart d'heure et alors que je commence à en ressentir les effets, une superbe rousse se ramène et pose directement sa main sur mon entrejambes. Je lui donne dix-huit ans, ou seize. Elle porte un gilet microscopique incapable de contenir ses seins. Son short en latex blanc lui rentre littéralement dans le cul et ses sandales roses aux talons aiguilles d'une hauteur hallucinante m'intiment l'ordre de lui bourrer le fion sans attendre. En temps normal, j'aurais assez connement décliné ses avances avec un sourire amusé, mais là je la suis sans la moindre hésitation jusqu'aux toilettes. 
Une cigarette que j'ai oublié d'allumer à la bouche, je la regarde faire disparaître ma verge entre ses lèvres fourrées de collagène. Elle presse ses mains lourdement baguées sur mes fesses en m'écorchant de ses ongles et pompe mon gland comme si elle souhaitait me l'arracher. Ma vue se trouble et je respire avec difficulté, m'appuyant lourdement contre la porte. Je me sens mourir et renaître en alternance et je me dis qu'on est le 30 décembre 1999 et que je vais crever comme un rat et que mon coeur me fait mal et que la musique résonne douloureusement dans mon crâne. Elle se redresse, enlève son short et m'expose le plus beau cul que j'ai vu de toute ma vie. Mes yeux irrités font de mon champ de vision un foutoir de formes floues et mon sexe est si dur qu'il me fait souffrir. 
Je commence à la pénétrer mais elle se retire aussitôt. 30 décembre. Elle empoigne fermement ma verge et l'enfonce d'un coup sec dans son trou du cul. 1999. Alors que je m'acharne sur elle comme si j'allais trouver là le moyen d'échapper aux multiples douleurs qui me rongent, elle se déhanche comme une anguille et libère des petits râles terrifiants qui semblent remonter tout droit de l'enfer. La cabine des toilettes se met à tourner autour de nous, lentement puis de plus en plus vite jusqu'à ce que je ne distingue plus rien du tout. Je me perds dans son corps et nous sommes le 30 décembre 1999 et je m'y projette de toutes mes forces et comme je la sens par moment perdre l'équilibre sous les coups je la tiens par la taille et continu de lui défoncer le cul au bord de l'évanouissement.
Elle se retourne et s'installe sur la cuvette, écarte les lèvres de son vagin dans lequel je m'introduis aussitôt. La saisissant par les chevilles, je plante ses talons aiguilles sur mon torse ruisselant de sueur et l'encourage à me repousser de toutes ses forces. Elle appuie si fort que deux petites plaies se forment rapidement et laissent s'échapper deux filets de sang pourpre. Au moment de jouir, je m'écroule par terre et c'est elle qui se jette sur moi pour me faire éjaculer sur sa figure. Le maquillage a coulé sous ses yeux, leur donnant un aspect parfaitement diabolique. Elle se frictionne vigoureusement avec mon foutre et reste ainsi un moment, à genoux, me faisant face, un sourire hystérique gravé sur les lèvres. Alors qu'elle se redresse et commence à se rhabiller, je me découvre incapable d'en faire autant. Elle se fige, m'observe et éclate d'un rire strident dont l'écho me vrille les tympans avant de disparaitre. Je m'effondre une nouvelle fois et vomis tout ce que je peux, le corps secoué de spasmes. 

Le lendemain matin nous sommes le 31 décembre 1999 et je retrouve les messages sur le répondeur. Le premier est de Marc qui m'annonce que le type au crâne rasé avec lequel je me suis battu hier est décédé à l'hôpital et que je vais être contacté par les flics et que je suis bien dans la merde. Il me traite de fou malade et me prie de le rappeler au plus vite. Le second message est de Karine qui s'excuse mais n'a pas pu se rendre chez Marc hier parce qu'elle devait voir le banquier de son père en fin de journée et en est ressortie épuisée. Elle me demande de la joindre sur son portable "à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit". Je la rappelle et on se donne rendez-vous pour déjeuner ensemble.
J'arrive avec dix minutes de retard dans la salle réservée aux fumeurs d'une pizzeria des Champs-Elysées. Karine est là, plus belle que jamais. Aux tables voisines, les regards convergent entre deux bouchées sur sa silhouette aux angles stupéfiants, mais elle ne semble rien remarquer, plongée dans la lecture d'un livre de poche. Sans doute aussi est-elle habituée à ce qu'on la dévisage. Elle ne me voit même pas arriver et sursaute lorsque je m'installe à sa table.
"Marc m'a téléphoné. Il m'a raconté que t'as tué un type hier soir."
"Et?"
Je repère à une table éloignée un type qui la fixe avec des yeux de fauve en rut.
"Et il m'a dit que tu lui avait sauté dessus comme un enragé parce qu'il m'avait insultée."
"Qu'est-ce que tu lis?" Je demande.
Le type remarque que je le toise et détourne le regard.
"Madame Edwarda. Je le connais par coeur mais j'éprouve régulièrement le besoin d'y retourner. Je ne sais pas pourquoi, disons que c'est comme ça." 
Elle hausse légèrement les épaules et sourit. Un jeune serveur réclame notre commande. Elle choisit une salade du chef. Pour ma part, j'opte pour une Regina et un Coca-Cola. Le type offre à Karine un large sourire avant de s'éclipser. Connard.
"Alors, comment tu vas?" Je lui demande en allumant une cigarette, l'air détendu.
"La police doute que mon père se soit fait la belle. Ils ont découvert qu'il avait reçu des menaces de mort. Je n'en savais rien, même si ça ne m'étonne pas vraiment. Toujours est-il que du coup, ils me foutent une paix royale et que d'après ma grand-mère qui se tient au courant ils s'acharnent sur ses collègues de travail. C'est bien fait pour leur gueule, ce sont tous des connards."
"Il y a un risque qu'ils se retournent sur toi?"
Ce petit fils de pute recommence à la mater et j'ai beau le fixer il fait semblant de ne pas me remarquer, dévisageant Karine de plus belle.
"Personne ne soupçonne les rapports que nous avions, excepté ma grand-mère, mais elle est si portée sur le qu'en dira-ton qu'il faudrait la torturer durant de longs mois avant qu'elle avoue que tout n'était pas absolument parfait dans la famille. Tu ne peux vraiment pas imaginer à quelle point elle est pourrie de l'intérieur. J'ai vu mon père se ramener chez ma grand-mère avec de vieilles putes shootées à l'alcool bon marché et je peux t'assurer qu'elle se comportait comme s'il était aux bras de la reine d'Angleterre. Putain, fallait vraiment le voir pour le croire. Et le plus surprenant, c'est qu'elle a toujours été comme ça, même très jeune. Je n'ai jamais connu mon grand-père mais il parait qu'il était encore pire qu'elle. Ca te donne une idée du personnage."
Je vois pas trop ce que je pourrais répondre d'intelligent à ça mais heureusement le serveur se ramène avec nos plats. Ma pizza est énorme et je l'asperge d'huile pimentée.
"Marc m'a proposé de passer la soirée chez lui ce soir pour le réveillon. Il y aura du monde et ça sera marrant tu sais."  
Je bondis de table et traverse la salle à la vitesse de l'éclair. Le type n'a pas le temps de réagir qu'il est à terre avec la bouche en sang. Je l'attrape par le col de sa chemise et lui assène un coup de poing si puissant que je m'en écorche les phalanges. J'entends sa mâchoire craquer alors qu'il renverse la table dans sa chute. La pauvre conne qui l'accompagne se lève et pousse des petits cris perçants. Un serveur me saisit par le bras et je lui donne un coup de boule qui lui casse instantanément le nez. J'ai juste le temps de frapper une nouvelle fois le petit porc qui tente de se redresser avant que d'autres types se précipitent sur moi et m'écartent de ce crétin plié en deux qui fait des "raaah...raaah..." pathétiques. Un mélange de salive et de sang s'écoule de sa bouche meurtrie. Quelqu'un demande "qu'on appelle la police nom de Dieu!" mais un autre suggère qu'on réclame plutôt une ambulance. Les serveurs tentent timidement de me retenir mais je quitte le restaurant sans dire un mot, suivis de Karine dont le visage est vide de toute expression.
"J'ai pris tes clopes." Elle dit en me tendant mon paquet de Malboro.
"Tu as vu le dernier Star Wars?" Je lui demande alors que nous nous éloignons du restaurant d'un bon pas.
"Heu, non." 
Comme c'était à prévoir avec toutes les salles qui peuplent les Champs, je jette un bref coup d'oeil aux alentours et remarque qu'il se joue un peu plus haut. Par chance, la séance n'est commencée que depuis un quart d'heure et nous nous installons donc dans la salle pour la fin des bandes annonces.
"Tu veux me dire ce qui c'est passé?"
"Ce type avait une coupe de cheveux scandaleuse. C'est le genre de truc qui me met hors de moi." Je réponds en forçant quelque peu le ton de la plaisanterie.
Elle m'observe un instant et sourit. Sourire étrange. Les lumières s'éteignent et le film commence mais je ne le regarde pas. Je regarde l'écran mais pas le film. Je n'y arrive pas. Je vois des lieus, des corps, des visages, des expressions sur des visages, des explosions sur des décors. Je me sens seul, comme j'ai pu me sentir seul étant enfant. Je me sens perdu, impuissant, apathique, annulé. Je me sens boule de douleur froissée mâchée. Mes yeux me brûlent. Je me demande ce qui va m'arriver. Mes pensées tournent à vide et je raisonne en roue libre. Quand nous quittons la salle je ne peux m'empêcher de jeter un bref coup d'oeil à la devanture de la pizzeria. 
"Au fait, tu ne m'as pas répondu si tu venais avec moi chez Marc."
"Oui."

Plus tard dans la journée, nous allons chez elle et je reste un instant pétrifié, fixant sa chambre et plus particulièrement la nouvelle moquette qu'elle y a fait poser. Je me dis que c'est là que j'ai tué son père. Je me dis que c'est très exactement là que j'ai rempli des petits sacs poubelle bleus avec ses morceaux. Sans dire un mot elle se roule en boule contre moi. Je défais lentement la couverture du lit afin de recouvrir son corps. Nous nous endormons ainsi. 
Quand je me réveille, plus d'une heure s'est écoulée et elle n'a pas changée de position. Je me redresse avec mille précautions, laisse un mot lui proposant que nous nous retrouvions directement chez Marc.
Je marche, ou me traîne, mais j'avance, je progresse, n'importe où, peu importe, je bouge et progresse, dans la rue, les ruelles, une avenue, des poubelles, des voitures et des merdes qui trônent sur les trottoirs, moi je marche, je me traîne, déambule, non, progresse, dans la nuit de chaleur, belle nuit d'indifférence, je me dit que je marche, me concentre et j'avance, et j'en savoure la preuve, à chaque pas l'angle change, donc je ne suis pas fou. Dans quelques heures je serai mort.

J'arrive chez Marc à 00h04. J'entends que ça braille gaiement derrière la porte. Un type que je ne connais pas m'ouvre et se prend aussitôt une balle entre les deux yeux. Sa tronche explose et le reste de son corps s'effondre un mètre plus loin. La musique techno est assourdissante. Je pénètre dans l'appartement bondé en hurlant.
"Bonsoir à tous! Bonne année! Bonsoir!"
Deux grognasses et un abruti surgissent de la cuisine dans le couloir menant au salon et ouvrent de grands yeux horrifiés en voyant la masse ensanglantée par terre. Je les vise à tour de rôle et appuie sur la détente en criant "pooh! pooh!" alors qu'ils s'affalent lamentablement les uns sur les autres.
J'arrive dans le salon où une bonne vingtaine de créatures se trémoussent en gloussant. Certaines tiennent leur verre à la main, d'autres leur pétard. Ca pue l'alcool, la sueur, le shit et l'insolence. Je tire dans le tas. Ca se bouscule dans tous les sens en beuglant mais ça finit quand-même par la fermer quand ça reçoit sa dose de plomb dans la figure.
Une fille se précipite vers le balcon et se jette dans le vide du cinquième étage. Un type l'imite et un autre s'apprête à faire de même mais je parviens à l'abattre avant qu'il n'ait totalement enjambé le balcon. Je tire sur un mec qui ressemble étrangement à Marc. Son corps est projeté contre la baie vitrée qui vole en éclats.
Soudain Karine surgit de nulle part et se met à geindre quelque chose que je n'entends pas. Elle fait de grands gestes qui ne veulent rien dire et on dirait bien qu'elle chiale. Je lui souris pour la calmer mais ça ne marche pas alors je lui allonge une superbe baffe qui la laisse k.o. sur le canapé, ou devrais-je plutôt dire sur les cadavres qui gisent sur le canapé. Je reste un instant seul au milieu de tous ces corps inertes au postures ridicules puis je suis pris d'une énorme coup de barre et rentre tranquillement chez moi. Dehors il fait un froid de canard et je me dis que je vais choper la crève. Ca klaxonne à tout va et ça chante et ça me rend malade.

Je m'allonge sur le lit à poil avec le flingue posé sur mon ventre. Je ne dors pas tout de suite. Je n'y arrive pas. Je suis malade. Attrapé froid. Je crois. Nez qui coule. Atchoum etc. Mal au crâne. Légère envie de vomir. Je matte la télé. Un peu. Pas beaucoup. J'écoute de la musique. Je vais pisser. Je mange. Un peu.
J'écris en cinq minutes un poème que j'intitule Masse âcre. Quand je repose le stylo je me lève et vais vomir. Je grimace et m'étrangle. Merde. Je me passe de l'eau froide sur la figure après quoi je retourne me coucher. Je ne dors toujours pas. Je relis le poème. C'est nul. Je vise la corbeille. La petite boule de papier froissé s'écrase juste à côté. Je souris mais pourrais tout aussi bien pleurer. Je rallume la télé et regarde quelques clips sans intérêt. Ouais.
Soudain, j'entends des murmures provenant de derrière la porte d'entrée. Je m'apprête à me redresser mais au même instant une petite explosion de fait entendre et la porte fait un bond dans les airs. Un troupeau de types cagoulés et armés jusqu'aux dents se précipitent dans l'appart en gueulant. Ils m'arrachent du lit avant que je n'ai pu saisir mon arme, m'écrasent la figure contre la moquette et manquent de me casser les deux bras en me passant les menottes. J'articule "putain qu'est-ce qui se passe?" mais m'entends dire "bonne année quand même!". L'un des types me donne une grande claque sur la tempe et j'hurle de douleur et il me conseille de fermer ma putain de gueule nom de Dieu. J'entends l'un d'eux soupirer "et encore un qu'a pété les plombs". J'essaye de dire "je ne suis pas fou!" mais je dis "allez tous vous faire enculer!" et reçois une nouvelle claque si puissante celle-ci que je tombe aussitôt dans les pommes.