Noir et Blanc
en couleurs...
Le Client... Jus de fruits... Etiquette... Lecture...
Pour peu que l'on ait l'âme contemplative, la fréquentation
des supermarchés est une forte expérience !
Que faire, par exemple, en attendant à la caisse, sinon
prendre n'importe quel article et en lire attentivement l'étiquette
!
L'œil peut s'arrêter sur une boite de jus de fruits
appelé " Pur jus de fruits " selon la réglementation
en vigueur...
Caisse... Clients... Au revoir...
Le Client...
Le Client : Etes vous une pure jeune fille
?
La Caissière : Pardon ?...
On peut donc appeler une boite " Pur jus de fruits "
pour des raisons différentes que celles qui imposent la
signification couramment admise des mots : PUR... JUS... DE FRUITS.
Et donc, les mêmes mots peuvent avoir deux sens !
Ceux que leur donne l'usage courant !
Et ceux que leur concède la réglementation en vigueur
!
On veut poursuivre son raisonnement... Mais voilà qu'il
faut passer à la caisse...
Le Client : Miettes de thon !... Pourquoi
on trouve pas des miettes de cheval ?...
La Caissière : Faut croire
que le cheval est plus difficile à émietter !
... Débarrassé des taches ménagères,
on peut poursuivre son raisonnement !
Il est donc possible d'appeler " Pur jus de fruits "
ce qui n'est pas du pur jus de fruits...
Possible, cela veut dire : on a le droit !
Sur quoi repose ce droit ?
Sur une idée !... L'idée selon laquelle les mots
désignent ou signalent des choses ou des qualités...
Le Pur désigne ou signale quelque chose de pur !
Le mot Jus désigne, signale du jus !
Et nous tous, quand nous entendons ces mots, nous les associons
immédiatement aux choses et aux qualités qu'ils
désignent !
Le Client : Vous venez souvent taper ici ?
La Caissière : Vous allez
venir souvent me taper sur les nerfs ?
C'est sur cette association immédiate que joue le réglementateur
vigoureux !
C'est de la création d'un sens figuré, direz-vous
?...
... Oui et non !
Si le consommateur savait que " Pur jus de fruits "
est à comprendre au sens figuré... Et non au sens
propre... Sans doute, se dresserait-il contre cet usage, qui deviendrait,
par-là même, inutile !
Le Client : Savez-vous que mon amour est pur
comme ce jus de fruit ?
La Caissière : Vous savez
que si vous continuez vous allez prendre une pure baffe ?
Des lors, le droit des appellations réglementaires repose
sur un postulat moins théorique !
Il repose sur un calcul et un pari !...
... Pari selon lequel, le consommateur ne vas pas au supermarché
pour lire !
... Donc les appellations réglementaires ne sont pas faites
pour être lues !
Elles peuvent jouer sur les mots... Justement parce qu'elles ne
sont pas lues !
Les supermarchés sont des lieux étranges, peuplés
de jeux de mots écrits sans être destinés
à être, sinon lus, compris du moins !...
... Lieu où les mots de tous les jours prennent une signification
fantastique !...
... Lieu où, si l'on veut, on peut apprendre une autre
langue... La sienne même !
Le Client : Pure langue de bœuf !...
Une langue qui n'embrassera plus, c'est triste !
La Caissière : Si y'avait
que ça de triste !...
Cette langue est celle de la marchandise, dans tout son fétichisme
!
Elle a donc quelque chose de théologique !...
Appeler " Pur jus de fruits " ce qui n'est pas un pur jus de fruits, n'est pas un mensonge... Comme je le croyais au premier abord... C'est une prophétie !
La prophétie fait parler celui qui ne parle pas !...
... Et le jus de fruit ne parle pas plus que Dieu !... Dans aucun
style...
Le Client : Vous savez que le messie va bientôt
arriver !
La Caissière : Ben qu'il se
dépêche parce qu'on ferme à 19 heures !
Ainsi " Pur jus de fruits ", écrit sur une
boite, ne désigne pas ce qu'il y a dedans, au prix d'un
jeu de mots réglementaire...
" Pur jus de fruits " est une parole de prophète...
Et le prophète est celui qui a entendu le jus de fruit
lui dire :
VA !... DIS A TOUT LE MONDE QUE JE SUIS UN PUR JUS DE FRUITS !...
Un peu comme Moise disait que Dieu est jaloux !
" Pur jus de fruits " ne désigne donc rien,
mais rapporte des mots...
C'est l'art du discours indirect libre !... Vous savez comme quand
je dis ce qu'on m'a dit sans ouvrir les guillemets !
Le Client : Vous êtes une bonne caissière
!... Si je pouvais, j'ouvrirai une boutique... Je vous la confierai...Mais
j'arrive même pas à ouvrir des guillemets...
La Caissière : Et à
la fermer, vous y arrivez de temps en temps ?
Terminons par une anecdote pour donner la force de résister à cette théologie mercantile !
Flaubert, dans son roman " Madame Bovary ", cite
un journal qu'il appelle : " le journal de Rouen ".
Mais ce journal existe !
Alors, on lui demande d'en changer le nom, et de l'appeler : "
le progressif de Rouen ".
Il s'y refuse !
" Ca va casser le rythme de mes pauvres phrases, c 'est grave...
" dit-il.
Y'en a pour qui rien n'est plus grave que de remplacer journal
par progressif !...
... Pas des prophètes ceux là !
La Caissière : Voilà
!... Qui font cent !...