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Savez-vous comment
François Mitterrand appelait les routiers ? « Les serfs des
temps modernes ». En tous cas, ils savent se faire entendre depuis
une vingtaine d’années. Leurs mobilisations sont récurrentes.
Ils ont bloqué les routes en 1984, 88, 90, 91, 92, 96 et 97. Leurs
patrons ne sont pas en reste puisqu’ils n’ont pas hésité
à paralyser une partie du pays à l’automne 2000 pour protester
contre la hausse du prix du gazole. Le malaise du transport routier n’est
d’ailleurs pas strictement hexagonal. Une « eurogrève »
des salariés, la première du genre, a touché ce secteur
en juin 1997 tandis que tous les grands pays de l’Union européenne
étaient agités de mouvements de protestation patronaux, cette
fois-ci, en septembre 2000.
Ces conflits perturbateurs ont cependant
eu le mérite d’améliorer très sensiblement la situation
des routiers. La durée de service des conducteurs a été
ramenée à 49 heures par semaine – ce qui est certes encore
beaucoup – en 2001, mais qui correspond à environ 37 heures de conduite
hebdomadaire. Au-delà de 43 heures de service, les routiers de longue
distance sont payés en heures supplémentaires et ont droit
à des récupérations. Le patronat fait également
valoir que leur rémunération a augmenté de 28% depuis
1998. Par ailleurs, les routiers ont obtenu de haute lutte, en 1996, une
pré-retraite à 55 ans.
Il n’empêche que les problèmes
de fond de ce secteur atomisé – où 80% des entreprises
comptent moins de 5 salariés – ne sont toujours pas réglés.
Encore soumis à de rudes conditions de travail, les routiers craignent
une « smicardisation ». Le salaire minimal de ceux qui parcourent
de courtes distances n’est guère supérieur au SMIC. Globalement,
les routiers sont incomparablement moins bien payés que les roulants
de la RATP, de la SNCF ou même des entreprises de transports urbains.
Leur focalisation sur la revendication d’un treizième mois est symptomatique
des rancœurs d’une profession qui ne vit pas précisément
au doux rythme des 35 heures. Les routiers s’inquiètent enfin des
conséquences de l’élargissement à l’Est de l’Union
européenne sur leur statut alors qu’ils doivent déjà
supporter la concurrence de transporteurs polonais ou lituaniens qui cassent
les prix.
La preuve que le sort des routiers reste
peu enviable est que 82% des entreprises du secteur ont du mal à
recruter. Hélas, l’éclatement de la représentation
tant patronale que syndicale ne facilite pas la négociation sociale
dans ce secteur. Les employeurs sont divisés en trois organisations,
la FNTR majoritaire, l’UFT regroupant des grands patrons et l’UNOSTRA des
petits. Côté salariés, les non-syndiqués sont
majoritaires aux élections professionnelles. La CFDT a certes le
vent en poupe, mais elle doit tenir compte de la concurrence de FO et de
la CGT, surtout en période de campagne prud’hommale. On comprend
que les partenaires sociaux aient besoin d’une forme de médiation
gouvernementale. Le transport routier fournit finalement une illustration
caricaturale du triste de santé du dialogue social en France.
Le PS commence à s’exprimer avec quelque vigueur contestataire.
Mais la vraie opposition au gouvernement Raffarin est aujourd’hui sociale.
On se retrouve dans une situation un peu symétrique à celle
de la période précédente, lorsque le Medef constituait
la seule véritable opposition au gouvernement Jospin.
C’est un fait que le pouvoir actuel a moins peur de la rue
de Solférino que de la rue tout court. L’histoire récente
explique assez facilement ce syndrome du pavé. Lors de ses deux
période précédentes d’exercice du pouvoir, la droite
a payé très cher – c’est-à-dire d’une future défaite
électorale – de fortes mobilisations sociales. En décembre
1986, une large fraction de la jeunesse lycéenne et étudiante
s’insurgeait contre l’introduction de la sélection à l’entrée
de l’université. Un an et demi après, la gauche revenait
aux affaires. En décembre 1995, ce sont les cheminots qui déclenchèrent
un vaste mouvement de protestation du secteur public. Là encore,
un an et demi plus tard, la droite fut sanctionnée dans les urnes.
On comprend que Jean-Pierre Raffarin marche aujourd’hui sur
des œufs. Le voici face à une équation pas facile à
résoudre. D’un côté, le théoricien de la «
France d’en bas » ne peut ignorer qu’une majorité de nos compatriotes,
si l’on en croit les sondages, sympathisent avec les combats des salariés
les moins bien lotis. D’un autre côté, le gouvernement actuel
est supposé être le garant de l’ordre public et de l’autorité
de l’Etat. Raffarin tente d’échapper à cette contradiction
en affichant le mot d’ordre presque oxymoresque – si j’ose dire – de «
fermeté et humanité ».
Pour le moment, cela marche. La « mix policy »
d’appel pressant au dialogue social et d’intimidation gendarmesque paie,
semble-t-il, dans la crise du transport routier. Mais ce « fine tuning
» – si les auditeurs de France-Culture me permettent un nouvel emprunt
à la langue de Shakespeare – demeure périlleux. Bien sûr,
les agents du secteur public qui se manifestent aujourd’hui même
sont moins populaires. Mais il ne fait guère de doute que l’opinion
réagirait très négativement à tout projet de
connotation anti-sociale – sur les retraites ou sur tout autre sujet d’ailleurs.
On touche ici à une des faiblesses structurelles de
la démocratie française. Celle-ci est encore plus une démocratie
d’opinion que ne le croient les politologues habitués à cette
expression. La faiblesse extrême de toutes les médiations
– qu’elles soient parlementaires ou syndicales – créée les
conditions d’un dangereux face à face entre le pouvoir et l’opinion
– que celle-ci s’exprime dans les sondages ou, plus directement, dans la
rue. D’où l’étonnante fragilité du gouvernement face
à toute poussée de fièvre sociale…
Lionel Jospin retourne à la base. Il vient d’adhérer
à la section socialiste de la Goutte d’Or, dans le XVIIIème
arrondissement de Paris, celle-là même où il avait
milité dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Jospin
va y retrouver ses vieux copains comme Bertrand Delanoë ou Daniel
Vaillant. Ce transfert officialise la fin de son implantation en Haute-Garonne,
où il avait tenté de se bâtir un fief provincial sur
les conseils pressants de François Mitterrand.
Jospin a pris soin de prévenir Patrick Bloche, le patron
de la fédération de Paris du PS, qu’il ne serait pas, dans
un premier temps, un militant très actif. Son petit geste révèle
tout de même que l’ancien Premier ministre a du mal a se retirer
complètement de la vie publique, comme il l’avait brutalement annoncé
au soir du 21 avril. Les mauvais esprits se rappellent qu’il avait déjà
annoncé son retrait des affaires en avril 1993, après sa
défaite législative, avant de reprendre sa place dans les
instances dirigeantes du parti six mois plus tard. Laurent Fabius avait
ironisé en parlant de « traversée du bac à sable
».
Dés maintenant, son vieil ami Claude Allègre
parle de Jospin comme d’un possible « recours pour la gauche »
dans des circonstances exceptionnelles. Plus prudent, Pierre Mauroy estime
qu’il est « en réserve de la pensée socialiste ».
De fait, le premier service que Jospin pourrait rendre à ses camarades
serait de les aider à comprendre leurs échecs du printemps
dernier en leur livrant enfin sa propre interprétation. Car il est
tout de même parti sans explication. Cela supposerait évidemment
que l’ancien candidat ait effectué un sérieux travail critique
sur lui-même. Il serait fâcheux que Jospin reprenne la thèse
de son épouse, Sylviane Agacinski, selon laquelle sa défaite
électorale est uniquement la faute aux « autres »…
A l’heure où le PS peine à débattre de
son identité et de son projet, le témoignage de son ancien
leader ne serait pas inintéressant. Car les socialistes sont visiblement
tentés par les facilités de la démagogie. On les voit
à nouveau agiter des mesures symboliques, comme le droit de vote
des immigrés, pour mieux affubler la droite d’une étiquette
« réactionnaire ». Ils prennent encore fait et cause
pour les salariés mécontents du secteur public sans se rendre
compte que ceux-ci ne leur ont toujours pas pardonné leur gestion
passée. Les très mauvais accueil réservé hier
par certains manifestants à Elisabeth Guigou et quelques autres
sommités socialistes rappelle que la gauche ne pourra pas faire
l’économie d’une relecture critique de son propre bilan gouvernemental.
Lionel Jospin ne serait pas le moins qualifié pour y participer.
Comme il n’y a pas de petit sujet, je vais vous parler ce matin
de la sécurité dans les ascenseurs. Le conseil des ministres
a adopté hier un projet de loi qui en traite notamment. Il y est
question de verrouillage des portes ou encore de précision de l’arrêt
aux étages. Je vous en passe les détails. L’examen de ce
texte est toutefois révélateur de trois phénomènes,
finalement très politiques.
Tout d’abord, il illustre une fois de plus l’emballement sécuritaire
des pouvoirs publics sur fond émotionnel. On se souvient peut-être
du drame du petit Bilal. Cet enfant de quatre ans était tombé
du cinquième étage dans un HLM de l’agglomération
de Strasbourg. La porte de l’ascenseur avait été déverrouillée.
Avec d’autres, le ministre Gilles de Robien s’en était ému
et avait annoncé des mesures renforçant les normes de sécurité
et de contrôle des ascenseurs. Un an auparavant, c’est un enfant
de neuf ans qui chutait de treize étages, à Clichy-sous-Bois,
dans des circonstances analogues. L’enquête a cependant montré
qu’il avait été victime d’un acte de malveillance – certains
trafiquants de drogue utilisant les cages d’ascenseur comme des caches.
Par ailleurs, même si beaucoup de gens ont peur des
ascenseurs, les accidents sont très rares : environ 30 par an, de
toutes natures, alors que les 420.000 appareils en circulation assurent
chaque jour environ 80 millions de trajets.
En réalité – et c’est le second enseignement – les
mesures législatives envisagées sont moins destinées
à renforcer la sécurité qu’à répondre
aux intérêts du puissant lobby des ascensoristes. Ce secteur
est contrôlé à 97% par quatre sociétés
qui ont tout intérêt à ce que la loi, au motif de remises
à niveau, leur ouvre de nouveaux marchés. Il y a même
plus troublant. Ce projet de loi transfère, en effet, des entreprises
aux usagers, c’est-à-dire aux propriétaires des logements,
certaines charges de maintenance et de contrôle des appareils. C’est
pourquoi l’Association des responsables de copropriété est
partie en guerre contre ce texte qui, selon elle, coûtera la bagatelle
de 8 millions d’euros. Elle préconise plutôt de renforcer
le contrôle de ces fameux ascensoristes, par exemple en installant
des compteurs d’appels et de kilométrage dans leurs appareils.
Car Gilles de Robien n’a pas tort, dans le principe, de vouloir
renouveler un parc d’ascenseurs qui est, selon lui, « le plus ancien
d’Europe ». Mais ce ministre, pourtant un des plus recommandables
du gouvernement actuel, défend mal cette cause par un projet de
loi maximaliste mais flou. En effet, celui-ci renvoie aux décrets
le soin de donner toute leur portée aux dispositions avancées.
Une fois encore – et c’est le troisième enseignement – le législateur
ne décidera que formellement, l’administration se réservant
la réalité du pouvoir.
Il se passe quelque chose d’important chez les Verts français.
Leur prochain congrès – qui se prépare dés maintenant
dans une certaine fièvre – s’annonce comme celui de la fin de la
stratégie d’alliance privilégiée avec le Parti socialiste.
Les écologistes digèrent mal leurs déboires
électoraux. Aux dernières présidentielles, Noël
Mamère
n’a franchi que de justesse le seuil fatidique des 5% des suffrages exprimés.
Les législatives ont été plus décevantes encore.
En dépit d’un accord favorablement négocié avec le
PS, les Verts n’ont réussi à faire élire que trois
députés, dont deux à Paris. Une dizaine d’années
après leur apparition dans le paysage politique français
– lors des élections européennes de 1989 – les écologistes
ne sont toujours pas parvenus à consolider leur influence.
Ce résultat est d’autant plus rageant, pour eux, que les
préoccupations écologiques sont omniprésentes. Le
gouvernement Raffarin a consacré hier tout un séminaire au
fameux concept de « développement durable ». Et l’on
se souvient que Jacques Chirac n’a pas hésité à évoquer
une « révolution » écologique, en septembre dernier,
au sommet de la Terre de Johannesburg.
Face à ces tentatives de dépossession de leur fond
de commerce, les Verts sont tentés par le fondamentalisme, c’est-à-dire
le repliement sur leur identité originelle. L’expérience
de l’exercice du pouvoir entre 1997 et 2002 leur a laissé un goût
amer. Ils n’ont pas eu l’impression d’infléchir véritablement
les choix gouvernementaux. Et leur base, très chatouilleuse, s’est
sentie frustrée par l’apparition d’une élite dirigeante –
au point que certains Verts fustigent aujourd’hui une condamnable «
dérive technocratique »…
Tout cela pousse les Verts sur la voie d’une radicalité qui
les libèrerait du mariage avec les socialistes. Apparemment, c’est
la motion d’Alain Lipietz qui semble devoir arriver en tête du vote
des militants à l’Assemblée fédérale de la
mi-décembre. Or celui-ci rêve à haute voie de construire
avec les mouvements sociaux et les forces situées à la gauche
du PS une véritable alternative à ce parti. Noël Mamère,
quant à lui, apparaît sur la défensive dans son refus
du « repli identitaire » et son souhait d’une « alliance
à gauche renouvelée ». L’ancien candidat à l’Elysée
n’a pas été aidé – c’est le moins qu’on puisse dire
– par l’appel de Dominique Voynet à l’intégration des écologistes
dans un grand parti de gauche.
Le fossé entre les Verts français et les Grünen
allemands risque ainsi de s’approfondir. Outre-Rhin, l’écologie
est une force de gouvernement qui s’assume comme telle sous la houlette
du charismatique Joschka Fischer. Ici, le mouvement écologiste reste
dans l’enfance de la politique. Il en est encore à débattre
de l’opportunité même de la participation au pouvoir – un
peu comme le mouvement socialiste à l’aube du siècle dernier.