CHRONIQUES D'ERIC DUPIN SUR FRANCE CULTURE
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NOVEMBRE 2002

La longue marche des routiers (25)

 Savez-vous comment François Mitterrand appelait les routiers ? « Les serfs des temps modernes ». En tous cas, ils savent se faire entendre depuis une vingtaine d’années. Leurs mobilisations sont récurrentes. Ils ont bloqué les routes en 1984, 88, 90, 91, 92, 96 et 97. Leurs patrons ne sont pas en reste puisqu’ils n’ont pas hésité à paralyser une partie du pays à l’automne 2000 pour protester contre la hausse du prix du gazole. Le malaise du transport routier n’est d’ailleurs pas strictement hexagonal. Une « eurogrève » des salariés, la première du genre, a touché ce secteur en juin 1997 tandis que tous les grands pays de l’Union européenne étaient agités de mouvements de protestation patronaux, cette fois-ci, en septembre 2000.
 Ces conflits perturbateurs ont cependant eu le mérite d’améliorer très sensiblement la situation des routiers. La durée de service des conducteurs a été ramenée à 49 heures par semaine – ce qui est certes encore beaucoup – en 2001, mais qui correspond à environ 37 heures de conduite hebdomadaire. Au-delà de 43 heures de service, les routiers de longue distance sont payés en heures supplémentaires et ont droit à des récupérations. Le patronat fait également valoir que leur rémunération a augmenté de 28% depuis 1998. Par ailleurs, les routiers ont obtenu de haute lutte, en 1996, une pré-retraite à 55 ans.
 Il n’empêche que les problèmes de fond de ce secteur atomisé –  où 80% des entreprises comptent moins de 5 salariés – ne sont toujours pas réglés. Encore soumis à de rudes conditions de travail, les routiers craignent une « smicardisation ». Le salaire minimal de ceux qui parcourent de courtes distances n’est guère supérieur au SMIC. Globalement, les routiers sont incomparablement moins bien payés que les roulants de la RATP, de la SNCF ou même des entreprises de transports urbains. Leur focalisation sur la revendication d’un treizième mois est symptomatique des rancœurs d’une profession qui ne vit pas précisément au doux rythme des 35 heures. Les routiers s’inquiètent enfin des conséquences de l’élargissement à l’Est de l’Union européenne sur leur statut alors qu’ils doivent déjà supporter la concurrence de transporteurs polonais ou lituaniens qui cassent les prix.
 La preuve que le sort des routiers reste peu enviable est que 82% des entreprises du secteur ont du mal à recruter. Hélas, l’éclatement de la représentation tant patronale que syndicale ne facilite pas la négociation sociale dans ce secteur. Les employeurs sont divisés en trois organisations, la FNTR majoritaire, l’UFT regroupant des grands patrons et l’UNOSTRA des petits. Côté salariés, les non-syndiqués sont majoritaires aux élections professionnelles. La CFDT a certes le vent en poupe, mais elle doit tenir compte de la concurrence de FO et de la CGT, surtout en période de campagne prud’hommale. On comprend que les partenaires sociaux aient besoin d’une forme de médiation gouvernementale. Le transport routier fournit finalement une illustration caricaturale du triste de santé du dialogue social en France.



Une démocratie sociale d’opinion (26)

 Le PS commence à s’exprimer avec quelque vigueur contestataire. Mais la vraie opposition au gouvernement Raffarin est aujourd’hui sociale. On se retrouve dans une situation un peu symétrique à celle de la période précédente, lorsque le Medef constituait la seule véritable opposition au gouvernement Jospin.
 C’est un fait que le pouvoir actuel a moins peur de la rue de Solférino que de la rue tout court. L’histoire récente explique assez facilement ce syndrome du pavé. Lors de ses deux période précédentes d’exercice du pouvoir, la droite a payé très cher – c’est-à-dire d’une future défaite électorale – de fortes mobilisations sociales. En décembre 1986, une large fraction de la jeunesse lycéenne et étudiante s’insurgeait contre l’introduction de la sélection à l’entrée de l’université. Un an et demi après, la gauche revenait aux affaires. En décembre 1995, ce sont les cheminots qui déclenchèrent un vaste mouvement de protestation du secteur public. Là encore, un an et demi plus tard, la droite fut sanctionnée dans les urnes.
 On comprend que Jean-Pierre Raffarin marche aujourd’hui sur des œufs. Le voici face à une équation pas facile à résoudre. D’un côté, le théoricien de la « France d’en bas » ne peut ignorer qu’une majorité de nos compatriotes, si l’on en croit les sondages, sympathisent avec les combats des salariés les moins bien lotis. D’un autre côté, le gouvernement actuel est supposé être le garant de l’ordre public et de l’autorité de l’Etat. Raffarin tente d’échapper à cette contradiction en affichant le mot d’ordre presque oxymoresque – si j’ose dire – de « fermeté et humanité ».
 Pour le moment, cela marche. La « mix policy » d’appel pressant au dialogue social et d’intimidation gendarmesque paie, semble-t-il, dans la crise du transport routier. Mais ce « fine tuning » – si les auditeurs de France-Culture me permettent un nouvel emprunt à la langue de Shakespeare – demeure périlleux. Bien sûr, les agents du secteur public qui se manifestent aujourd’hui même sont moins populaires. Mais il ne fait guère de doute que l’opinion réagirait très négativement à tout projet de connotation anti-sociale – sur les retraites ou sur tout autre sujet d’ailleurs.
 On touche ici à une des faiblesses structurelles de la démocratie française. Celle-ci est encore plus une démocratie d’opinion que ne le croient les politologues habitués à cette expression. La faiblesse extrême de toutes les médiations – qu’elles soient parlementaires ou syndicales – créée les conditions d’un dangereux face à face entre le pouvoir et l’opinion – que celle-ci s’exprime dans les sondages ou, plus directement, dans la rue. D’où l’étonnante fragilité du gouvernement face à toute poussée de fièvre sociale…



Retour à la case départ pour Jospin (27)

 Lionel Jospin retourne à la base. Il vient d’adhérer à la section socialiste de la Goutte d’Or, dans le XVIIIème arrondissement de Paris, celle-là même où il avait milité dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Jospin va y retrouver ses vieux copains comme Bertrand Delanoë ou Daniel Vaillant. Ce transfert officialise la fin de son implantation en Haute-Garonne, où il avait tenté de se bâtir un fief provincial sur les conseils pressants de François Mitterrand.
 Jospin a pris soin de prévenir Patrick Bloche, le patron de la fédération de Paris du PS, qu’il ne serait pas, dans un premier temps, un militant très actif. Son petit geste révèle tout de même que l’ancien Premier ministre a du mal a se retirer complètement de la vie publique, comme il l’avait brutalement annoncé au soir du 21 avril. Les mauvais esprits se rappellent qu’il avait déjà annoncé son retrait des affaires en avril 1993, après sa défaite législative, avant de reprendre sa place dans les instances dirigeantes du parti six mois plus tard. Laurent Fabius avait ironisé en parlant de « traversée du bac à sable ».
 Dés maintenant, son vieil ami Claude Allègre parle de Jospin comme d’un possible « recours pour la gauche » dans des circonstances exceptionnelles. Plus prudent, Pierre Mauroy estime qu’il est « en réserve de la pensée socialiste ». De fait, le premier service que Jospin pourrait rendre à ses camarades serait de les aider à comprendre leurs échecs du printemps dernier en leur livrant enfin sa propre interprétation. Car il est tout de même parti sans explication. Cela supposerait évidemment que l’ancien candidat ait effectué un sérieux travail critique sur lui-même. Il serait fâcheux que Jospin reprenne la thèse de son épouse, Sylviane Agacinski, selon laquelle sa défaite électorale est uniquement la faute aux « autres »…
 A l’heure où le PS peine à débattre de son identité et de son projet, le témoignage de son ancien leader ne serait pas inintéressant. Car les socialistes sont visiblement tentés par les facilités de la démagogie. On les voit à nouveau agiter des mesures symboliques, comme le droit de vote des immigrés, pour mieux affubler la droite d’une étiquette « réactionnaire ». Ils prennent encore fait et cause pour les salariés mécontents du secteur public sans se rendre compte que ceux-ci ne leur ont toujours pas pardonné leur gestion passée. Les très mauvais accueil réservé hier par certains manifestants à Elisabeth Guigou et quelques autres sommités socialistes rappelle que la gauche ne pourra pas faire l’économie d’une relecture critique de son propre bilan gouvernemental. Lionel Jospin ne serait pas le moins qualifié pour y participer.



L’ascenseur économique (28)

 Comme il n’y a pas de petit sujet, je vais vous parler ce matin de la sécurité dans les ascenseurs. Le conseil des ministres a adopté hier un projet de loi qui en traite notamment. Il y est question de verrouillage des portes ou encore de précision de l’arrêt aux étages. Je vous en passe les détails. L’examen de ce texte est toutefois révélateur de trois phénomènes, finalement très politiques.
 Tout d’abord, il illustre une fois de plus l’emballement sécuritaire des pouvoirs publics sur fond émotionnel. On se souvient peut-être du drame du petit Bilal. Cet enfant de quatre ans était tombé du cinquième étage dans un HLM de l’agglomération de Strasbourg. La porte de l’ascenseur avait été déverrouillée. Avec d’autres, le ministre Gilles de Robien s’en était ému et avait annoncé des mesures renforçant les normes de sécurité et de contrôle des ascenseurs. Un an auparavant, c’est un enfant de neuf ans qui chutait de treize étages, à Clichy-sous-Bois, dans des circonstances analogues. L’enquête a cependant montré qu’il avait été victime d’un acte de malveillance – certains trafiquants de drogue utilisant les cages d’ascenseur comme des caches.
 Par ailleurs, même si beaucoup de gens ont peur des ascenseurs, les accidents sont très rares : environ 30 par an, de toutes natures, alors que les 420.000 appareils en circulation assurent chaque jour environ 80 millions de trajets.
En réalité – et c’est le second enseignement – les mesures législatives envisagées sont moins destinées à renforcer la sécurité qu’à répondre aux intérêts du puissant lobby des ascensoristes. Ce secteur est contrôlé à 97% par quatre sociétés qui ont tout intérêt à ce que la loi, au motif de remises à niveau, leur ouvre de nouveaux marchés. Il y a même plus troublant. Ce projet de loi transfère, en effet, des entreprises aux usagers, c’est-à-dire aux propriétaires des logements, certaines charges de maintenance et de contrôle des appareils. C’est pourquoi l’Association des responsables de copropriété est partie en guerre contre ce texte qui, selon elle, coûtera la bagatelle de 8 millions d’euros. Elle préconise plutôt de renforcer le contrôle de ces fameux ascensoristes, par exemple en installant des compteurs d’appels et de kilométrage dans leurs appareils.
Car Gilles de Robien n’a pas tort, dans le principe, de vouloir renouveler un parc d’ascenseurs qui est, selon lui, « le plus ancien d’Europe ». Mais ce ministre, pourtant un des plus recommandables du gouvernement actuel, défend mal cette cause par un projet de loi maximaliste mais flou. En effet, celui-ci renvoie aux décrets le soin de donner toute leur portée aux dispositions avancées. Une fois encore – et c’est le troisième enseignement – le législateur ne décidera que formellement, l’administration se réservant la réalité du pouvoir.



Les Verts tentés par le fondamentalisme (29)

 Il se passe quelque chose d’important chez les Verts français. Leur prochain congrès – qui se prépare dés maintenant dans une certaine fièvre – s’annonce comme celui de la fin de la stratégie d’alliance privilégiée avec le Parti socialiste.
Les écologistes digèrent mal leurs déboires électoraux. Aux dernières présidentielles, Noël Mamère n’a franchi que de justesse le seuil fatidique des 5% des suffrages exprimés. Les législatives ont été plus décevantes encore. En dépit d’un accord favorablement négocié avec le PS, les Verts n’ont réussi à faire élire que trois députés, dont deux à Paris. Une dizaine d’années après leur apparition dans le paysage politique français – lors des élections européennes de 1989 – les écologistes ne sont toujours pas parvenus à consolider leur influence.
Ce résultat est d’autant plus rageant, pour eux, que les préoccupations écologiques sont omniprésentes. Le gouvernement Raffarin a consacré hier tout un séminaire au fameux concept de « développement durable ». Et l’on se souvient que Jacques Chirac n’a pas hésité à évoquer une « révolution » écologique, en septembre dernier, au sommet de la Terre de Johannesburg.
Face à ces tentatives de dépossession de leur fond de commerce, les Verts sont tentés par le fondamentalisme, c’est-à-dire le repliement sur leur identité originelle. L’expérience de l’exercice du pouvoir entre 1997 et 2002 leur a laissé un goût amer. Ils n’ont pas eu l’impression d’infléchir véritablement les choix gouvernementaux. Et leur base, très chatouilleuse, s’est sentie frustrée par l’apparition d’une élite dirigeante – au point que certains Verts fustigent aujourd’hui une condamnable « dérive technocratique »…
Tout cela pousse les Verts sur la voie d’une radicalité qui les libèrerait du mariage avec les socialistes. Apparemment, c’est la motion d’Alain Lipietz qui semble devoir arriver en tête du vote des militants à l’Assemblée fédérale de la mi-décembre. Or celui-ci rêve à haute voie de construire avec les mouvements sociaux et les forces situées à la gauche du PS une véritable alternative à ce parti. Noël Mamère, quant à lui, apparaît sur la défensive dans son refus du « repli identitaire » et son souhait d’une « alliance à gauche renouvelée ». L’ancien candidat à l’Elysée n’a pas été aidé – c’est le moins qu’on puisse dire – par l’appel de Dominique Voynet à l’intégration des écologistes dans un grand parti de gauche.
Le fossé entre les Verts français et les Grünen allemands risque ainsi de s’approfondir. Outre-Rhin, l’écologie est une force de gouvernement qui s’assume comme telle sous la houlette du charismatique Joschka Fischer. Ici, le mouvement écologiste reste dans l’enfance de la politique. Il en est encore à débattre de l’opportunité même de la participation au pouvoir – un peu comme le mouvement socialiste à l’aube du siècle dernier.


Les chroniques écrites de décembre 2002
Les chroniques écrites de janvier 2003


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