LES COMMENTAIRES d'Eric Dupin
dans FRANCE-SOIR du mois de novembre 1998

- Pauvre Assemblée à la Couardise Sidérante (4 novembre)
- Quand le parti de l'éléphant fait l'âne (5 novembre)
- La politique du rétroviseur (11 novembre)
- Le nouveau paysage syndical (13 novembre)
- Le Pen ou la peur de mourir (18 novembre)
- Sans-papiers: qui fait l'ange fait la bête (20 novembre)
- La stratégie du cas par cas de Jospin (25 novembre)
- Si on parlait vraiment de l'Europe ? (27 novembre)

Pauvre Assemblée à la Couardise Sidérante
(4 novembre)
 Peut-on dissoudre une usine à gaz avec de l'eau bénite ? C'est l'interrogation que suggèrent les étonnantes aventures parlementaires du PACS. Ce pacte à géométrie complexe mérite sans doute d'être comparé à une "usine à gaz" par le député RPR Patrick Devedjian. Est-ce une raison pour lui opposer, au nom des valeurs chrétiennes, la condamnation simpliste et outrancière dont la député UDF Christine Boutin se fait le porte-drapeau ?
 Le Pacte civil de solidarité fut inspiré par le louable souci d'adapter la législation aux moeurs afin de résoudre de réels problèmes de vie commune. Hélas, l'avancement du projet a offert le spectacle d'un festival de lâchetés et d'hypocrisies. A droite comme à gauche.
 La gauche n'a pas eu le courage de proposer un statut pour les couples homosexuels. Une ouverture du concubinage à ceux-ci, prônée par Robert Badinter comme par Patrick Devedjian, aurait été une solution simple. Une adaptation du cadre juridique du concubinage était même envisageable. Mais la hantise d'être accusé d'instaurer un "sous-mariage homosexuel" a été la plus forte. Elisabeth Guigou l'a implicitement reconnu en jurant, dans le Journal du Dimanche, que le Pacs n'était "ni un mariage, ni même un pas vers la reconnaissance du mariage homosexuel". Cette frilosité n'est pas étrangère à la désertion du groupe socialiste qui a provoqué le rejet de la proposition de loi, le 9 octobre, à l'Assemblée nationale.
 Les mêmes craintes ont accouché d'une double dénaturation du projet initial. Le PACS devrait être signé dans un tribunal d'instance, et non plus en mairie. Toujours pour en gommer toute parenté avec le mariage, son bénéfice en serait étendu aux frères et soeurs... Ces concessions ont ouvert à la voie à une prévisible contestation de gauche. Communistes et écologistes rivalisent d'amendements pour rétablir le PACS dans sa pureté originelle.
 Ce fameux pacte divise toutefois au moins autant la droite que la gauche. L'opposition n'a pas eu le courage de résister à la démagogie. A l'orée du débat, plusieurs de ses leaders - Edouard Balladur ou encore Alain Madelin - y étaient favorables. Le Pacs a ensuite donné lieu à une critique de droite intelligente où s'est illustré, entre autres, le député DL Jean-François Mattéi.
 Mais le poids des lobbies conservateurs a fait basculer l'opposition dans l'hostilité virulente envers le principe même d'une législation reconnaissant des couples homosexuels. Bible en main, Christine Boutin a pris la tête de cette croisade avec autant de conviction que de sectarisme. Ce faisant, la droite adopte une attitude "réactionnaire" au sens vrai du terme. Elle a certes le pape avec elle. Il y a cependant belle lurette que la hiérarchie catholique est en décalage, sur les questions de société, avec la grande majorité des Français.
 En prenant position, les églises sont parfaitement dans leur rôle. La classe politique, elle, démontre son incapacité à vivre sereinement un débat portant sur des valeurs. La droite protectrice des familles contre la gauche avocate des homosexuels ? Posé en ces termes, le débat n'incite pas à la réflexion. Mais aux réflexes conditionnés.
Quand le parti de l'éléphant fait l'âne
(5 novembre)
    Une robe souillée du sperme présidentiel exhibée comme pièce à conviction. Une confession vidéo diffusée à tous vents dans laquelle le chef du plus puissant pays du monde explique, le rouge aux joues, qu'une fellation n'est pas vraiment un acte sexuel. Un dossier de plusieurs milliers de pages, jeté en pâture au voyeurisme du public, qui ne laisse rien ignorer des détails les plus cocasses de la relation nouée entre le président des Etats-Unis et une jeune stagiaire de la Maison Blanche.
    Tout cela pour rien ! Le peuple américain, qui a voté mardi, n'a pas marché dans le procès instruit contre Bill Clinton. C'est en pure perte que ses inquisiteurs républicains ont dépensé, en fin de campagne, dix milliards de dollars de publicité pour appeler les électeurs à sanctionner un président volage et menteur. Car la procédure de destitution engagée par le Congrès sur l'initiative acharnée du procureur Kenneth Starr ne visait pas seulement les escapades sexuelles d'un homme connu pour ses faiblesses de chair. Comment aurait-il pu résister à la vue d'un string dévoilé, un beau soir, par la coquine Monica Lewinsky? C'est aussi et surtout le mensonge présidentiel qui risquait de provoquer sa chute.
    Le verdict des électeurs a éloigné ce spectre. Pour la première fois depuis 1934, le parti qui occupe la Maison Blanche a gagné du terrain lors des élections du milieu d'un mandat présidentiel. Un formidable démenti pour tous ceux qui voient en l'Amérique un pays étroitement puritain et moraliste. L'incroyable tohu-bohu politico-médiatique provoqué par le scandale Lewinsky contraste avec la sérénité populaire. Peu lui chaut que son président soit un chaud lapin, pourvu que sa politique soit bonne. Or les Américains, satisfaits des priorités sociales de Clinton, goûtent les fruits d'une heureuse conjoncture économique. «Idiot, ce qui compte, c'est l'économie», criait Bill Clinton à son adversaire George Bush en 1992. C'est la même réponse que viennent d'adresser les électeurs à l'obstiné Kenneth Starr.
    Car l'Amérique se recentre. L'époque où la droite républicaine la plus dure engrangeait les succès électoraux est révolue. La défaite d'un de ses représentants face au candidat démocrate en Californie, l'Etat le plus peuplé et le plus riche du pays, est révélatrice de l'isolement des conservateurs influencés par les milieux religieux intégristes. A contrario, l'imposant score obtenu au Texas par l'un des fils de l'ancien président Bush montre que les Républicains peuvent gagner lorsqu'ils empruntent le chemin de la modération.
Le parti de l'éléphant (les Républicains) paie aujourd'hui sa défense d'une vision archaïque de la société minoritaire dans un pays finalement tolérant. Significativement, le parti de l'âne (les Démocrates) a conservé le soutien des pauvres et des minorités ethniques tout en progressant chez ceux qui engrangent plus de 100 000 dollars par an. Un phénomène international : plus la gauche se modère et plus la droite risque d'être déportée vers des thèses extrémistes forcément minoritaires.
LA POLITIQUE DU RETROVISEUR
(11 novembre)

 Votre interlocuteur est-il de droite ou de gauche ? Ne lui demandez pas ce qu'il convient de faire pour réduire le chômage, assurer la sécurité ou combattre la misère. Interrogez-le plutôt sur 1936. L'homme de droite se trahira en soupirant sur les désordres provoqués par le Front populaire. L'homme de gauche se révélera en célébrant avec émotion le souvenir des premiers congés payés.
 Dans notre "cher et vieux pays", comme l'appelait Charles de Gaulle, la politique est dominée par l'histoire. La France est une vieille nation tissée d'affrontements passés qui ne passent jamais complètement. Non seulement les Gaulois ont le chic pour se disputer mais ils répugnent à passer l'éponge sur leurs querelles ancestrales. La surprenante polémique sur les fusillés de 1917 qui oppose Jacques Chirac à Lionel Jospin ne s'explique pas autrement.
 Le premier ministre s'est contenté de regarder la réalité en face. Ou plus exactement de rappeler une vérité occultée par les discours officiels qui marquent traditionnellement les cérémonies de commémoration de l'armistice du 11 novembre 1918: dans ce cauchemar que fut la Grande Guerre, le commandement militaire a parfois fait preuve d'une stupidité génératrice de désobéissance. Jospin s'est bien gardé de le dire ainsi. Son propos nuancé vaut reconnaissance d'un fait historique mais ne saurait être interprétée comme un "hommage" à ceux que l'on traite un peu rapidement de "mutins". Le chef du gouvernement s'est limité à demander leur réintégration dans la "mémoire nationale".
 La réaction épidermique du président de la République est de l'ordre du réflexe. Pour le cœur de la droite, l'armée ne saurait avoir tort. Déjà, pendant l'affaire Dreyfus, certains milieux conservateurs ne pouvaient imaginer que le commandement militaire fautât. Encore moins que cela soit reconnu. Comme si Chirac voulait, à son corps défendant, donner raison à Jospin qui avait pêché par simplisme historique, le 14 janvier 1998, en mettant en cause toute la droite au sujet de l'affaire Dreyfus.
 L'histoire a encore hanté plusieurs manifestations du week-end dernier. Charles Millon, qui réunissait son mouvement, a déclaré que la droite - la vraie - n'était pas au pouvoir... depuis 1945. Est-ce à dire qu'elle dirigeait la France sous Philippe Pétain ? Certains ultra-conservateurs iront plus loin. Ils soutiendront que la droite authentique a perdu en 1789. Une partie des manifestants anti-PACS de samedi le pensaient en leur for intérieur. La Révolution n'a-t-elle pas sonné le glas d'une "loi divine" qui guide toujours ceux qui condamnent pêle-mêle le divorce, la contraception, l'avortement et l'homosexualité ?
 Tout cela nous éloigne des enjeux de cette fin de millénaire. "L'avenir est le sens que l'on donne au passé", a justement écrit le sénateur RPR René Trégouët. Assumer son passé est le meilleur moyen de ne plus en être obsédé. Nos hommes politiques gagneraient à confronter leurs propositions plutôt que de ressasser d'anciennes disputes. Tant il est périlleux de conduire l'œil fixé sur le rétroviseur.
LE NOUVEAU PAYSAGE SYNDICAL
(13 novembre)
 L'union fait la force. Cette vérité d'évidence a souvent été oubliée par le syndicalisme français. Raison de plus pour souligner les relations nouvelles qui se nouent entre la CGT et la CFDT. Les dirigeants des deux principales confédérations se sont rencontrés hier pour confronter leurs analyses. Le dossier des 35 heures les rapprochent. Mais pas seulement.
 Les cégétistes jurent qu'ils n'entendent pas créer un "axe privilégié" avec les cédétistes. Ils soulignent que tout le monde est invité au "bal" de l'unité d'action syndicale, Force ouvrière comprise. La confédération dirigée par Marc Blondel n'en boude pas moins ces retrouvailles, non sans délectation. Comme son prédécesseur, l'actuel chef de FO cultive l'originalité. A ce détail près qu'André Bergeron pratiquait méticuleusement un syndicalisme du compromis permanent tandis que Marc Blondel prône un syndicalisme de résistance arc-bouté sur la défense des avantages acquis.
 C'est bien à un rapprochement entre la CGT et la CFDT que l'on assiste aujourd'hui. Un événement notable. Ces deux centrales, qui rassemblent 58% des voix aux élections prud'hommales, s'étaient méchamment brouillées après une longue période d'"unité d'action" dans les années soixante-dix.
 Le mérite en revient d'abord à la confédération de Louis Viannet. Avec des hauts et des bas, en dépit de sérieuses résistances internes, la CGT a entrepris un réel effort d'adaptation. Grâce à ce travail sur elle-même, la CGT a échappé à la marginalisation qui a frappé le PCF. Avec 33% des voix aux élections de décembre 1997, elle reste - de loin - le premier syndicat du pays. Elle veut désormais incarner un syndicalisme constructif de propositions. Son congrès de l'année prochaine, qui verra Bernard Thibault, la figure de la grève des cheminots de décembre 1995, succéder à Louis Viannet rajeunira singulièrement son image.
 La direction de la CFDT a su, pour sa part, stopper une dangereuse dérive "droitière". Le soutien courageux mais abrupt de Nicole Notat au plan Juppé, en 1995, a laissé de vilaines cicatrices. La contestation interne à la confédération cédétiste a créé un climat malsain tandis que les militants qui avaient quitté la CFDT pour créer des syndicats SUD reprenaient du poil de la bête. Or cette confédération peut, à bon droit, faire valoir une antériorité dans la réflexion sur un nouveau syndicalisme non plus grincheux mais positif.
 Les retrouvailles entre la CGT et la CFDT sont ainsi le fruit de profondes maturations. Elles tranchent avec une période récente qui a vu le syndicalisme français s'émietter plus encore, notamment avec l'éclatement de la Fédération de l'Education Nationale. Les chances d'un "syndicalisme plus rassemblé" demeurent toutefois fragiles. Les contentieux noués ces dernières années ne fondront pas comme neige au soleil. Et, surtout, les divisions syndicales ne sont pas seulement là où on le croît. Le salariat souffre aussi des égoïsmes corporatistes où chacun défend son territoire sans égard pour le voisin. Et le syndicalisme éprouve le plus grand mal à défendre l'ensemble du monde du travail, salariés précaires et chômeurs inclus. Le chantier du nouveau syndicalisme s'annonce ardu.

LE PEN OU LA PEUR DE MOURIR
(18 novembre)
 Ne pas disparaître. A soixante-dix ans, le baroudeur Jean-Marie Le Pen est obsédé par sa survie. Sa volonté farouche d'être, d'une manière ou d'une autre, présent au combat des prochaines élections européennes tient à sa hantise de quitter la scène. Pour les grand fauves de la vie publique, la mort politique n'est jamais très loin du décès physique. François Mitterrand a succombé huit mois après son départ de l'Elysée, Charles de Gaulle a tenu un an et demi. Georges Marchais a illustré, jusqu'à la caricature, l'extrême difficulté des leaders à décrocher de l'action politique. Malgré plusieurs accidents cardiaques, il a régné près d'un quart de siècle sur le PCF et s'est éteint trois ans seulement après avoir dételé.
 Le cas Le Pen est aggravé par le violent désir de ne pas se laisser déposséder de sa propre création. Le Front national, qu'il a fondé en 1972, est incontestablement le succès personnel de sa carrière politique. L'ancien député poujadiste a réussi l'exploit de rassembler sous sa houlette tous les courants d'une extrême-droite incroyablement bigarrée. Le FN a attiré à la fois les catholiques ultra-traditionnalistes et les adeptes d'un paganisme celtique, des libéraux enragés comme des protectionnistes paranoïaques. Du haut de son charisme, le chef a su, jusqu'à présent, gérer ces contradictions et éviter qu'elles ne dégénèrent en luttes fratricides.
 Après avoir été le grand rassembleur de l'extrême-droite, Le Pen va-t-il en devenir le premier diviseur? Au prix d'un travail patient, Bruno Mégret s'était profilé comme son successeur naturel. Populaire chez les militants et les cadres du Front, soucieux de leur carrière, celui-ci incarne une stratégie de "discipline nationale" qui a déjà fait des dégâts dans le camp conservateur et qui pourrait être encore plus fructueuse à long terme pour le FN.
 Mais Le Pen est bien résolu à ne point passer le relais à Mégret. Les deux hommes ne sont pas mus par les mêmes ressorts. Le "maire consort" de Vitrolles veut hisser le FN au pouvoir sur les décombres d'une droite déchirée. Le bateleur de Saint-Cloud recherche avant tout l'aventure, la gloire, les honneurs. Son tempérament jouisseur est comblé lorsqu'un de ses fameux "dérapages" créé scandale. Le Pen demeure un provocateur. Mégret est un calculateur. Mitterrand le savait: l'ancien président de la République a joué avec le feu frontiste avec d'autant plus de bonne conscience qu'il n'a jamais pris au sérieux un Le Pen en qui il voyait toujours le puéril agitateur de la Corpo des étudiants de droit qu'il fut dans les années cinquante. Mégret est certainement beaucoup plus dangereux.
 Tout son être pousse Jean-Marie Le Pen a mener un combat de trop. Comme s'il préférait prendre le risque de casser son jouet plutôt que de le donner à son jeune camarade. En engageant une croisade anti-mégrétiste, le président du FN expose son parti à un danger mortel: celui de voir l'extrême-droite retomber dans les haines intestines qui sont dans sa tradition. D'ores et déjà, la presse de cette famille politique résonne d'échos divergents. Le Pen laissera-t-il l'extrême-droite dans l'état dans laquelle il l'avait trouvée ?

"SANS PAPIERS": QUI FAIT L'ANGE FAIT LA BETE
(20 novembre)
 Immigration, que de méchancetés et d'imbécillités proférées en ton nom ! L'extrême-droite diabolise l'étranger, dénoncé comme voleur d'emploi et violeur d'identité nationale. Le gauchisme réplique en l'idéalisant comme victime exemplaire de l'ordre social. Que la gauche se sente solidaire des immigrés, faibles et démunis, est naturel. Mais les bons sentiments font rarement une bonne politique. Un gouvernement de gauche ne peut distribuer sans fin des "papiers" aux irréguliers.
 Qu'on le veuille ou non, la pression migratoire en provenance des pays pauvres est telle que toute vague de régularisation provoque un nouvel "appel d'air". L'exemple de l'Italie est frappant. Dés qu'il a annoncé la régularisation de 32000 clandestins, ce pays a connu la bousculade à ses frontières. Loin de se réduire aux mauvaises lois de Charles Pasqua et Jean-Louis Debré ou aux frilosités supposées de Lionel Jospin et Jean-Pierre Chevènement, le problème est international. Les occupations d'églises se multiplient en Belgique. "La limite du supportable pour l'Allemagne, en matière d'immigration, est atteinte", a lâché le nouveau ministre de l'Intérieur, Otto Schily.
 Des mots malheureux car ils assimilent l'immigré à un fardeau. Mais qui renvoient à un vrai problème. Les défenseurs systématiques des "sans papiers" oublient qu'une mauvaise maîtrise des flux migratoires générerait, dans les pays riches, un sous-prolétariat corvéable à merci. Elle s'accompagnerait inévitablement du démantèlement de notre système d'aide sociale. Ou, à tout le moins, de sa limitation aux seuls nationaux. Une immigration mal contrôlée créerait de véritables ghettos urbains ruinant les chances d'intégration des étrangers et de leurs enfants. Les écologistes le souhaitent-ils ? Assurément non. Qu'ils réfléchissent alors au lieu de succomber à la démagogie. Régulariser 60 000 immigrés ? Une paille, nous explique Daniel Cohn-Bendit, puisque cela ne ferait que "deux par commune". Mathématiquement, c'est à peu près exact. Sociologiquement, c'est assez ridicule: les nouveaux régularisés ont peu de chances de se fixer à Neuilly-sur-Seine ou en Lozère...
 Situons-nous, enfin et surtout, par rapport aux formidables déséquilibres de richesse de la planète. L'émigration est-elle la bonne solution? Il est facile de se donner bonne conscience en accueillant sa part de la "misère du monde". De préférence chez le voisin. Mais n'oublions pas les déchirures humaines du déracinement. Et les brutales désillusions de tant de candidats au grand voyage. Au mieux, l'aventure migratoire offre un salut individuel aux plus débrouillards. Quitte à ce que les pays pauvres soient privés de leurs éléments les plus dynamiques. Au pire, le système de l'émigration massive favorise - comme au Mali - le maintien de structures économiques et sociales archaïques qui bloquent le développement.
 Faire parler son cœur suppose d'être attentif à certains cas dramatiques. Mais n'interdit pas de faire fonctionner sa tête. Qui fait l'ange fait la bête.

LA STRATEGIE DU CAS PAR CAS DE JOSPIN
(25 novembre)
 Où nous mène Lionel Jospin ? Politiquement, où il veut. Rarement, sous la Vème République, un premier ministre n'aura été aussi libre de ses mouvements. Jospin n'est guère gêné par un président de la République très affaibli. Il l'a reconnu implicitement hier soir. Au PACS près, l'hôte de Matignon est à peine plus entravé pas une droite qui n'a toujours pas recouvré sa crédibilité.
 Le chef du gouvernement sait-il cependant où conduit son action ? La constance avec laquelle il barre son "gouvernement au long cours" rassurera certains. D'autres s'inquiéteront de l'absence confirmée d'un projet de société. Pétri d'équilibres, le jospinisme est tout sauf un grand dessein. Cette humilité est toutefois dans l'air du temps. Quelque peu désabusés par des alternances en cascade qui n'ont pas changé leur vie, les Français n'attendent plus des lendemains qui chantent. Jospin serait au demeurant bien en peine de leur servir de grands discours: la doctrine socialiste est gravement malade.
 La prudence jospinienne risque néanmoins de se heurter à l'attente de résultats concrets des électeurs. En réhabilitant, au moins partiellement, la dignité de l'action politique, le premier ministre a ravivé un désir d'efficacité. C'est précisément là que le bas risque de blesser.
 Le chef du gouvernement est trop conscient de la "difficulté du réel" pour l'ignorer. Il parie d'abord, de son propre aveu, sur la croissance. C'est la reprise qui sert de justification à l'abandon de l'engagement en faveur d'une réglementation plus stricte des licenciements économiques. Un retournement toujours possible de conjoncture déstabiliserait dangereusement sa stratégie.
 Mais le péril est aussi et surtout social. Jospin a lié, à juste titre, la montée d'une pauvreté de masse avec le développement de la précarité. Il n'est cependant pas allé au-delà de l'évocation d'un vague mécanisme de lutte contre l'abus du travail précaire par les entreprises. Le premier ministre établit avec pertinence une relation entre la logique du libéralisme économique et la prolifération d'une misère sociale minoritaire mais choquante. Mais son souci de "cohérence" ne va pas jusqu'à en tirer toutes les conséquences.
 Sa "démarche réformatrice" apparaît soigneusement auto-limitée. Tout se passe comme si Jospin prenait acte de ce que nous vivons dans une société où "les idées dominantes" demeurent celles du "libéralisme". Le pouvoir de gauche ne peut dés lors que limiter les dégâts provoqués par l'implacable loi du plus fort de la jungle économique.
 Sans doute un peu trop confiant dans le soutien que lui manifestent les sondés, le premier ministre garde fermement son cap. Il ne se lancera pas dans un vibrant appel à la mobilisation de la société sur elle-même contre les maux qui la rongent. Jospin préfère le traitement des problèmes au cas par cas et à son rythme. C'est peut-être la voie de la sagesse. A moins que les mécontentements qui s'expriment ici et là ne se coagulent un jour en une véritable bourrasque sociale. Dans cette tourmente protestataire, demeurer un "premier ministre équilibré" relèverait de la gageure.
SI ON PARLAIT VRAIMENT DE L'EUROPE ?
(27 novembre)
 A un mois du lancement de la monnaie unique, le débat européen reste d'une affligeante pauvreté. C'est dans l'indifférence générale que les députés ont voté, dans la nuit de mercredi à jeudi, la révision constitutionnelle ouvrant la voie à la ratification du traité d'Amsterdam. Par sa complexité, le sujet est impropre à émouvoir les foules. Il n'en va pas moins de la future architecture de l'Europe. L'amendement soumettant au contrôle du Parlement les textes européens de portée législative n'est pas un détail anodin.
 Mais l'opinion, comme la classe politique elle-même, semble lassée par les éternels arguments que s'opposent partisans et adversaires des traités de Maastricht et d'Amsterdam. Le camp hostile à l'euro et au "pacte de stabilité" verse dans le fatalisme de ceux qui se consolent de leur défaite en annonçant des lendemains funestes. Les harangues d'un Charles Pasqua ou d'un Philippe de Villiers sont trop caricaturales pour convaincre. De leur côté, les communistes ont du mal à se faire entendre dés lors qu'ils se veulent "euroconstructifs". Quant à Jean-Pierre Chevènement, avant même son accident de santé, il avait déclaré forfait en expliquant que le traité d'Amsterdam était trop "nul" pour valoir une bataille.
 Le ministre des Affaires européennes, en son for intérieur, n'est pas loin de penser la même chose que le miraculé de Belfort de la qualité de cet accord négocié par Jacques Chirac. Si Pierre Moscovici défend vigoureusement Amsterdam, c'est en mettant en avant les inconvénients de sa non-ratification. Rien d'étonnant, dans ces conditions, que le mot d'ordre de "référendum" tombe à plat: personne n'a vraiment envie de rejouer la pièce de la consultation européenne du 20 septembre 1992.
 Il est bien difficile de discuter réellement de l'Europe en France. Tête allemande d'une liste française aux prochaines élections européennes, Daniel Cohn-Bendit a théoriquement tout pour en parler sérieusement. Il préfère, jusqu'à présent, mettre son "bagout" au services d'autres causes que celle de l'Union...
 Trop souvent, le débat est présenté comme une bataille rangée entre "pro" et "anti-européens". Les partisans des traités de Maastricht et d'Amsterdam vont jusqu'à se présenter carrément comme les "européens". Leurs contradicteurs seraient-ils "eurasiatiques" ? Un autre cliché très répandu oppose les "euro-enthousiastes" aux "euro-sceptiques". Comme si l'attitude vis-à-vis de la construction européenne relevait d'un pur acte de foi. Il y aurait les dévots qui croient au ciel européen et les mécréants qui n'y croient pas !
 Ces balivernes ne sauraient masquer la vraie question: quelle Europe est-on en train de bâtir ? En souhaitant, dimanche 22 novembre, que l'Union économique et monétaire ne soit pas obnubilée par la stabilité des prix mais veille à la croissance et à l'emploi, les ministres socialistes des Finances ont reconnu que l'euro ne devrait pas être géré n'importe comment. Cela ne plaît guère aux gardiens du temple monétariste. Jean-Claude Trichet a d'ores et déjà mis en garde contre toute pression visant la future Banque centrale européenne. Il a la lettre des traités pour lui...


 LES COMMENTAIRES D'OCTOBRE 1998
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