CHAPITRE II

CE QUI PRÉCÈDE LA RENCONTRE

 

       Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, le choix homogame se prépare dès avant la rencontre des partenaires. Ce chapitre sera l’occasion d’explorer les mécanismes qui orientent le choix d’un conjoint avant même que les partenaires potentiels ne se trouvent face à face (physiquement ou virtuellement)..

Dans la première partie, nous tenterons donc de caractériser l’espace des rencontres sur Internet et de voir en quoi ses traits principaux influent sur le choix du conjoint. La seconde partie sera consacrée à l’influence que peuvent exercer la famille et l’entourage sur la fréquentation d’Internet. Enfin, dans un troisième temps nous nous attacherons à la construction des goûts amoureux et à leur description.

 

1. L’ESPACE INTERNET

Dans le paragraphe concernant le profil des utilisateurs d’Internet, du chapitre précédent, nous avons montré que le public qui fréquente la toile est majoritairement constitué de personnes issues des pays développés, instruites et aux revenus relativement élevés. Nous pouvons donc en déduire que le choix amoureux est en général limité à ce public et qu’il est donc probable, en fréquentant le net, de "tomber" sur un conjoint instruit et aux revenus relativement élevées.

Dans ce premier point, nous aimerions aller plus loin dans le rôle que peut jouer l’espace de rencontre qu’est Internet en analysant ce que les personnes nous disent sur ce lieu et sur les motivations qui les ont poussées à le fréquenter. Nous verrons ensuite comment ces personnes sélectionnent un lieu de rencontre (salon ou forum) sur Internet. Nous tenterons finalement de voir quel impact les caractéristiques de l’espace de rencontre Internet ou les motivations des personnes à s’y rendre, peuvent avoir sur le choix homogame et le type d’homogamie.

1.1. Un espace secondaire
Ce qui caractérise l'espace Internet, et qui transparaît tout au long des entretiens et questionnaires, est son opposition d'avec l'espace de tous les jours. Selon les personnes interrogées, Internet se distingue de l'espace quotidien et ce de différentes manières que nous regrouperons en deux caractéristiques principales :

Tout d’abord, Internet est présenté comme un lieu où, du fait de l’anonymat, les normes et le contrôle social sont largement atténués. Dès lors, cet espace est considéré comme celui de la liberté voire du désengagement. Par exemple, Marie nous dit que ce qui lui a plu en tout premier lieu sur Internet était le fait de pouvoir parler avec des gens sans qu’ils sachent qui elle était (ni où elle habitait) et surtout la possibilité de pouvoir parler avec ces personnes sans devoir les rencontrer un jour. C'est donc l’absence d’obligation vis-à-vis des autres qui lui a plu :

« Et donc j'ai commencé à discuter sur Internet, je trouvais ça très chouette parce qu’on disait ce qu’on voulait, allez, y avait aucune obligation, les gens n’étaient même pas sensés savoir où t’habitais et moi j’aimais bien discuter avec des Français où des gens qui habitaient pas près de chez moi quoi, même quand je voyais des gens qui étaient de Nivelle, je me disais non non, parce que j’avais pas envie de discuter avec des gens que je risquais de rencontrer un jour. » (Marie, 22 ans, entretien)

De la même façon, Caroline distingue Internet de la rue parce que sur le net il est possible de parler avec quelqu’un un jour et pas le lendemain, ce qui entraîne un sentiment de liberté :

« C'est pas comme la personne que tu croises dans la rue, sur Internet tu peux parler avec quelqu’un et puis ne plus lui parler, donc oui, ça a peut-être aussi son importance, le sentiment d’être libre, enfin libre, c'est pas grave quoi si on s’entend bien tant mieux, si on s’entend pas c'est pas grave. » (Caroline, 21 ans, entretien)

Enfin, pour Sébastien c'est à nouveau parce qu’on ne connaît pas ses interlocuteurs qu’on ne s’engage à rien sur Internet :

« Ca n’engage à rien de discuter avec des gens qu’on connaît pas, donc voilà. » (Sébastien, 23 ans , entretien)

Dans ces trois extraits, Internet est opposé à l’espace de tous les jours (comme la rue) car on peut y rencontrer des gens gratuitement, sans obligation de lendemain puisqu’on ne les connaît pas et qu’eux ne nous connaissent pas.

De plus, puisqu’en général, on n’est pas vu de son interloctuteur, les personnes interrogées nous ont dit qu’elles apprécient le fait de ne pas être jugé en fonction de leur apparence, ni en fonction de leur appartenance et rôle "quotidien". C'est ce que nous explique Fayçal dans les extraits suivant. Fayçal nous dit que ce qu’il apprécie particulièrement sur Internet est l’anonymat qui permet aux gens de juger les autres, non pas sur l’apparence et sur l’appartenance ethnique ou sociale comme dans la vie de tous les jours, mais sur les idées qu’ils développent.

« J’ai souvent refusé d’envoyer des photos ou des trucs comme ça parce que je trouvais que le net ce qui avait de bien et ce qui a toujours de bien avec le net, c'est que lorsqu’on parle avec quelqu’un, on ne parle pas euh, j’ai toujours pensé que les gens adoptaient des attitudes d’esprit souvent suivant que la personne soit noire, soit pauvre, soit riche, soit euh … c'est ça que je trouve qui est bien, cet espèce d’anonymat dans lequel il n’y a vraiment que les idées et que l’écrit enfin que les idées qui priment… » et « L’un des grands avantages c'est l’anonymat, c'est vrai qu’on n’a pas, on n’est pas ni face à, comment dire, au diktat du physique, c'est vrai que dans la vie de tous les jours on a plutôt tendance à se fier avant tout au physique… » (Fayçal, 28 ans, entretien)

De même, lorsque nous demandons à Loulou ce qui l’a amené à fréquenter le net, elle nous répond que c'est la possibilité de partager avec des personnes inconnues, et qui dès lors ne la jugent pas, qui l’a poussé à se rendre sur les forums :

« L'ennui, l'évasion, le besoin de partager avec des inconnu(e)s car eux ne te jugent pas en général. » (Loulou, femme, 38 ans, questionnaire)[1*]

Enfin, Caroline se sent également moins jugée sur Internet, ce qui la met plus en confiance :

« Je me sens plus en confiance sur Internet, c'est ridicule parce que c'est… c'est complètement contradictoire, c'est débile, je me sens plus, moins jugée, moins… » (Caroline, 21 ans, entretien)

Ces différents extraits nous montrent que les personnes qui fréquentent Internet apprécient particulièrement la liberté, le désengagement, le fait de ne pas être jugé, qui le caractérisent. Cette liberté, qui découle de l’anonymat et donc de l’atténuation du contrôle et des normes sociales, est le premier trait qui est présenté comme caractéristique d’Internet et qui a poussé les interviewés à s’y rendre.

La deuxième motivation qui a poussé les personnes interrogées à aller sur les chats, forums ou sites de rencontre d’Internet est l’énorme potentiel de rencontres (amoureuses ou non) et de discussion qu’ils représentent. Pour ces personnes, l’espace Internet se distingue donc également de l’espace quotidien car il y est beaucoup plus facile de rencontrer des gens avec qui parler de tout et de rien. C'est ce qu’illustre au mieux l’exemple de Cati, qui ne pouvant parler autant qu’elle le désirerait dans sa vie quotidienne, se rend sur les forums afin de trouver des gens qui eux aussi désirent parler :

« Je vis seule avec un enfant ; je ne peux pas parler à un adulte dans ma vie domestique. J'ai beaucoup d'amis, mais ils vivent en couple ou loin de moi et trouveraient bizarre ou dérangerant que je les appelle aussi souvent que j'ai besoin de parler. Sur un forum, se trouvent des gens qui désirent eux aussi parler, discuter. » (Cati, 31 ans, questionnaire)

Ou Caroline qui nous explique que si on a besoin de parler, il suffit de se connecter, de choisir un pseudo (un internaute) et si au bout de 2 minutes tout va bien, on peut parler de son problème avec cette personne et puis s’en aller parce que si on a envie de parler, des "millions de personne" sont à disposition :

« C'est trouver quelqu’un quand on en a besoin, à la limite on a besoin de parler, on prend n’importe quel pseudo, on clique, on voit 2 minutes si ça va et on parle de son problème et puis on s’en va, y a pas de… » et « moi j'ai vraiment l’impression qu’on me présentait des millions de personnes pas euh sur un plateau mais voilà ils sont là, si t’as envie de parler avec eux ils sont là » (Caroline, 21 ans, entretien)

C'est également pour rompre la solitude et pour parler avec quelqu’un que Craquotte et Skate se sont connectés :

« Je recherchais avant tout quelqu'un avec qui je pouvais parler de tout et de rien, discuter sérieusement ou délirer, tromper la solitude. » (Craquotte, femme, 35 ans, questionnaire)

« Le soir je me connectais à internet, j'ai découvert par hasard ce chat mais également la facilité de parler à quelqu'un au bout du monde. Mais aussi le besoin de parler à quelqu'un le soir et ainsi rompre la solitude. » (Skate, homme, 31 ans, questionnaire)

Pour toutes ces personnes (comme pour la majorité des interviewés), Internet est donc le lieu idéal pour rencontrer des gens et surtout pour parler et briser la solitude. A nouveau, l’espace Internet est perçu comme opposé à celui de la vie de tous les jours où il n’est pas possible de rencontrer des gens et de parler de tout si facilement.

Ces différentes observations concernant l’espace des rencontres sur Internet, nous amènent à définir Internet comme un espace secondaire. Cette notion est définie comme suit par Jean Rémy : "L’espace secondaire ne prend sens que par rapport à celui-ci [espace primaire], vis-à-vis duquel il est une possibilité d’écart, de mise à distance, une possibilité de faire et d’être autre chose et de multiples choses"[2].

Cet espace se définit donc essentiellement par la négative, dans son rapport à l’espace primaire, à l’espace principal. Ces espaces secondaires ou ""contre-espaces" peuvent être recherchés dans tous les lieux de rencontre qui offrent un fond d’anonymat, c'est-à-dire une non connaissance directe et un non-pouvoir des autorités constituées"[3].

Si nous reprenons les éléments dégagés des entretiens et questionnaires, nous pouvons donc considérer que l’espace Internet est un espace secondaire car il est une possibilité de faire autre chose c'est-à-dire de communiquer, de parler avec des gens et qu’il est un espace de rencontre où l’anonymat est présent et où le contrôle social est donc atténué. Ces caractéristiques sont d’ailleurs reprises par Luc Calis et Salvino A. Salvaggio[4]. En effet, pour ces auteurs, les moyens de rencontre sur le net sont l’aboutissement d’une évolution des lieux de rencontre qui en s’appuyant sur les nouveautés technologiques ont chaque fois accomplis "un pas de plus dans le sens d’une croissance du nombre de choix, d’une diffusion des valeurs liées à la vie urbaine et d’un élargissement de l’anonymat"[5]. Les lieux de rencontre se sont donc de plus en plus désencastrés de l’espace primaire et du contrôle social pour se constituer dans un espace secondaire.

Ainsi, en plus de l’anonymat déjà caractéristique de lieux de rencontre tels que la boîte de nuit ou les clubs, "les réseaux électroniques dilatent aussi la sensation de proximité urbaine et alimentent l’impression que chacun a à portée de main une pléthore de partenaires possibles"[6]. Internet est donc à nouveau décrit comme un espace différent de celui de tous les jours (un espace secondaire) au sens où l’anonymat et les énormes possibilités de rencontre qu’il offre, le distinguent de l’espace primaire.

1.2. Le choix d'un lieu de rencontre sur le net
Les observations concernant le choix d'un lieu de rencontre au sein de l'espace Internet, confirme ce que nous avons vu dans le paragraphe " Critères de regroupement " du premier chapitre, du moins en ce qui concerne la grande diversité de critères (et donc de motifs) de regroupement.

Par contre, le rôle prédominant que certains auteurs donnaient aux centres d’intérêt ne s’y retrouvent pas puisque seules 3 personnes sur 19 ont choisis leur salon de chat en fonction de ceux-ci.

Le reste des personnes interrogées, se répartissent entre sites de rencontre[7] (y compris leurs chats et forums) et sites généraux de chat ou forum[8]. Sur ceux-ci le choix se porte soit sur des salons ou forums de discussion générale, soit sur des salons se présentant comme spécifique à une tranche d’âge ou à un espace géographique (allant du village au pays, voire au continent).

Il n’est donc pas possible de généraliser la manière dont les interviewés ont réalisé leur choix. Il nous semble cependant que ce choix est secondaire car comme nous l’avons vu la motivation première de la majorité des interviewés est de trouver des gens à qui parler. Le critère de ce deuxième choix semble donc surtout reposer sur la volonté de trouver des endroits suffisamment « peuplés », qui correspondent éventuellement aux centres d’intérêt :

« On essaye d’aller là où il y a le plus de monde possible, donc on va sur les chats les plus courants et les plus connus, dans les salons qui nous intéressent en particulier, voilà » (Eric, 29 ans, entretien).

1.3. Influence sur l'homogamie
Si nous reprenons l'idée qu'Internet est un espace secondaire, nous pouvons alors supposer que l'homogamie (du moins sociale) y est moins forte que dans l'espace primaire. En effet, nous avons vu que dans l'espace primaire le contrôle social était plus important. L'homogamie devrait donc y être plus importante puisqu'on y côtoie des gens proches de nous (d'un point de vue social, socioprofessionnel…). A l'inverse, dans l'espace secondaire (sur Internet) où le contrôle social est atténué du fait de l'anonymat, les possibilités d'écarts devraient être plus importantes.

Cependant, il nous faudra vérifier cette hypothèse lorsque nous nous intéresserons au type d’homogamie qui prédomine dans les rencontres virtuelles car si cette corrélation entre espace primaire/secondaire et degré d’homogamie vaut certainement en ce qui concerne l’homogamie sociale ou professionnelle, on peut supposer qu’il n’en va pas de même pour l’homogamie culturelle (pour laquelle les deux espaces s’équivaudraient).

Or nous pouvons déjà dire en nous référant aux motivations qui ont poussés les gens à se connecter, que beaucoup le faisaient pour parler, discuter. Il est dès lors, probable que cette motivation première influe sur le type d’homogamie : puisque nous nous trouvons face à des personnes en quête d’autres personnes avec qui parler de sujets généraux comme de sujets plus personnels, on peut supposer que l’homogamie sera davantage culturelle ou "relationnelle"[9*] que sociale.

 

2. L'INFLUENCE PARENTALE SUR LA FREQUENTATION DU NET

Maintenant, que nous nous sommes intéressés à l’influence du "lieu Internet" sur l’homogamie, il nous reste à nous demander si les parents jouent un rôle dans la fréquentation de ce lieu. En effet, nous avons vu dans le paragraphe concernant la médiation par l’espace de sociabilité du premier chapitre, que c'est en grande partie les parents qui orientent leurs enfants au sein des différents espaces de sociabilité. Nous devons donc nous demander si la (non-)fréquentation d’Internet peut résulter d’une stratégie anticipatrice des parents.

Avant de parler de l’opinion qu’ont les parents à propos d’Internet, nous pouvons remarquer que parmi les personnes interrogées, seules quatre d’entre elles habitaient chez leur parents au moment de la rencontre et seulement deux se connectaient de chez leurs parents. Les autres sont pour la plupart âgées de plus de 25 ans et n’habitent plus chez leurs parents. Cette première constatation devrait limiter le rôle des parents puisqu’on peut supposer que leur influence est moins grande que sur les enfants encore à la maison. En outre, Internet est une technologie récente qui devait être encore relativement inconnue, quand ces enfants de 25-40 ans vivaient chez leurs parents il y a de 5 à 20 ans.

Néanmoins, nous avons demandé aux interviewés quelle était l’opinion de leur famille concernant leur pratique de rencontre et d’échange sur le net. La moitié nous a répondu que leurs parents ne sont pas au courant, soit parce que les enfants ne parlent pas de ce genre de choses avec leurs parents et qu’ils n’ont donc eu aucune raison de leur dire, soit qu’ils ont préféré ne pas le dire du fait de l’ignorance des parents en la matière ou de l’avis négatif qu’ils s’attendaient à recevoir. Ainsi, les parents de Lucie n’étaient pas au courant, simplement parce qu’elle n’avait pas eu l’occasion de leur dire :

« Je pense qu’ils étaient pas au courant. Faut dire que je vois pas souvent ma famille et donc je pense pas avoir eu l’occasion de leur en parler » (Lucie, 23 ans, entretien)

Par contre, si la famille de Taurus n’a pas été informée, c'est plutôt parce qu’il sait que ceux-ci ne s’intéressent pas à l’informatique et à Internet :

« Je n'ai jamais parlé à ma famille de ce type de communication avec autrui en raison de leur désinterressement face à cette technique. » (Taurus, homme, 30 ans, questionnaire)

Ou encore, Christophe qui a préféré ne rien dire parce qu’il croit que ses parents pensent que ceux qui fréquentent Internet sont des gens qui ne savent pas se faire des amis autrement :

« Je n'ai pas mis ma famille au courant de mes pratiques internet, car je crois qu'ils restenet tres vieux jeu et que pour eux le net et les chat ne servent qu'aux gens qui n'arrivent pas a trouver d'ami dans leur vie. » (Christophe, 26 ans, questionnaire)

Pour la moitié restante, les parents, cette fois au courant, sont soit neutres soit mécontents. Les parents de Marie, par exemple, trouvaient ça « marrant » qu’elle parle avec des gens :

« Non, ils n’ont rien dit de spécial (…) Ils trouvaient que c'était marrant que je parlais avec des gens. » (Marie, 22 ans, entretien)

Alors que ceux de Cati trouvaient ça dangereux :

« [ils n’en pensaient] pas du bien. Que c'était dangereux. » (Cati, 31 ans, questionnaire)

Au terme de ce petit descriptif, nous pouvons donc dire que quand les parents savent que leurs enfants fréquentent le net, leur avis est partagé mais dans l’ensemble peu connaissent Internet et ses moyens de communication. Le fait que beaucoup de parents ne savent pas que leur enfant "chatte" et que peu de parents connaissent Internet, laisse supposer que peu d’entre eux jouent un rôle dans la fréquentation d’Internet par leur enfant et que peu poussent leur enfant à se connecter au réseau. Il est probable que ce soit occasionnellement l’inverse qui se produise et que des parents interdisent l’accès à Internet à leur enfant, du fait tout d’abord, de leur méconnaissance et de l’avis négatif qui circule parmi beaucoup de non initiés. L’anonymat et l’absence de rencontre physique peuvent en effet faire douter les non initiés (et même certains initiés) sur la possibilité de nouer des relations "réelles". Ils y voient plutôt les ingrédients nécessaires à la tromperie et aux mensonges[10]. En outre, puisque nous avons vu que le contrôle social est atténué sur Internet, les parents qui auraient des stratégies "matrimoniales" (ou de sociabilité) anticipatrices pourraient également interdire cet accès, de peur que leur enfant fréquente des personnes trop différentes d’eux.

Nous pourrions encore penser que, de nos jours, ce sont davantage les enfants qui poussent les parents à se connecter.

 

3. LES GOUTS AMOUREUX

3.1. Une construction des goûts par essais-erreurs
Une deuxième sélection en matière de choix amoureux s'effectue, comme nous l'avons vu, au travers des jugements amoureux. Ces jugements sont eux-mêmes basés sur nos goûts qui, selon Pierre Bourdieu, sont intériorisés depuis la plus tendre enfance. C'est, en effet, au sein des institutions familiale et scolaire que notre habitus se façonne en tout premier lieu[11]. Cette incorporation se poursuit ensuite lors de la socialisation secondaire et donc au sein des milieux fréquentés à l'âge adulte (milieu d'études, travail,…).

Nous avons donc dans l’analyse bourdieusienne, l’image d’un "individu-éponge" qui est imprégné des goûts de son entourage. Cet individu est donc pour l’essentiel, passif et non-conscient de ce processus de formation de ses goûts. Or plusieurs éléments des entretiens contredisent au moins en partie cette image, en nous montrant des personnes qui semblent construire leurs goûts par essais-erreurs. Ainsi, lorsque nous demandons à Lucie quel était son idéal amoureux avant la rencontre virtuelle, elle nous dit qu’elle recherchait probablement un homme différent de son conjoint de l’époque puisqu’elle s’ennuyait un peu avec lui :

« Ben à mon avis vu que j’étais en couple et que je m’ennuyais un peu dans ce couple, je devais rechercher quelque chose d’autre, mais bon de là à dire quelque chose de précis…mmm ben disons que je crois que je recherchais mmm pas quelqu’un de plus intelligent que mon ami de l’époque parce qu’il était aussi intelligent mais au moins quelqu’un de plus euh cultivé enfin qui s’intéresse au monde, à la philo, à la politique, pour pouvoir en parler quoi. » (Lucie, 23 ans, entretien)

Eric, nous répond également à la même question :

« Oui, oui on a toujours un idéal amoureux, surtout quand on a connu quelque chose et que ça n’a pas fonctionné alors on se dit que, on se fait une image et on veut exactement le contraire, tout ce qui n’a pas fonctionné, on veut que ça fonctionne la prochaine fois, donc oui on se fait une image, en tout cas moi j’avais une image, je voulais quelqu’un de très collant et qui veut des calins tout le temps et que, et j’avais besoin de quelqu’un de très tendre et qui me montre qu’il était très attaché. » (Eric, 29 ans, entretien)

Pour Eric, il semble donc évident que l’image idéale qu’il se faisait d’une future partenaire était le contraire de son ancienne compagne (du moins au niveau de l’affectif). C'est en identifiant ce qui n’avait pas "fonctionné" dans son couple précédent, qu’il s’est dessiné une image d’un partenaire idéale.

Enfin, lorsque nous demandons à Loulou, ce qu’elle appréciait chez son compagnon, elle nous répond que si son compagnon virtuel lui a plu c'est parce qu’il était le contraire de son mari :

« Un homme qui représentait tout ce que je n'avais pas chez moi » ou « Il était l'opposé de mon mari » (Loulou, femme, 38 ans, questionnaire)

Dans ces trois extraits, les personnes nous disent avoir construit leur idéal amoureux du moment (en partie du moins) en réaction à ce qu’elles ont connus avec leur précédent partenaire. Par contre, Marie nous dit avoir changé son idéal au contact de son actuel partenaire. Marie préfère aujourd’hui les hommes "doux" physiquement, ce qui est le cas de Sébastien (son compagnon actuel) alors qu’avant de le rencontrer elle semblait préférer les garçons "musclés".

« Bon tu vois le gars d’avant, je le qualifierais pas de doux parce que moi pour qu’il soit doux, il faut que le gars soit un peu enrobé pas gros mais par exemple les « tout musclés » j’aime pas. J’aime bien qu’il y ait, je trouve que c'est plus doux, c'est plus chaud, je sais pas, donc ça, ça a fort changé. » (Marie, 22 ans, entretien)

Que ce soit par réaction à d’anciens partenaires ou au contact d’autres, ces personnes nous disent construire ou affiner leur idéal, leurs goûts amoureux par essais-erreurs. C'est en "testant" leur partenaire, qu’elles décident ce qui leur plait ou non et donc ce qu’elles désireraient "avoir" chez un futur conjoint. D’après les extraits, il nous semble cependant qu’il s’agit plus d’un affinage des goûts que d’une reconstruction complète de ceux-ci.

C'est pourquoi, nous ne nions pas l’importance de l’incorporation des goûts décrites par Pierre Bourdieu mais nous pensons cependant qu’il est nécessaire de compléter cette analyse par le rôle que l’individu peut lui-même jouer dans l’évolution de ses goûts, ce qui pourrait dans certains cas expliquer les écarts entre le milieu d’origine et le conjoint. Nous pensons qu’une lacune de la perspective de Pierre Bourdieu en ce domaine pourrait provenir du fait que le choix d’un conjoint n’est pas aussi simple que celui d’une peinture ou de la nourriture. Nous verrons par la suite, que celui-ci remplit de nombreuses fonctions, on peut donc supposer qu’il soit plus difficile ou plus long de construire ses goûts en la matière.

Notons enfin que cette construction "active" des goûts ne nous semble pas spécifique à Internet. En effet, celle-ci est en grande partie rendue possible par l’évolution du couple contemporain qui, basé sur l’amour et lieu d’épanouissement, devient plus fragile : "la logique qui préside à la fondation des familles post-modernes est la recherche non de la solidité, mais de la satisfaction des besoins psychologiques pour chaque membre du couple"[12]. Par conséquent, il n’est plus rare à l’époque actuelle, de vivre plusieurs relations amoureuses et de modifier ou d’affiner ces goûts en fonction de ces relations (même si cela est déjà possible dès la première relation).

3.2. Brève description des goûts amoureux
Tout comme les motivations qui poussaient les gens à se connecter pouvaient nous éclairer sur le type d'homogamie auquel nous pouvions nous attendre, nous allons voir ce que peuvent nous apprendre les goûts amoureux des personnes interrogées. En demandant aux interviewés quel était leur idéal amoureux nous voulions voir sur quelles caractéristiques d'un conjoint se portaient leurs attentes, ce qui pourrait nous donner un indice de ce que serait le type d'homogamie des unions.

En fait, deux types de goûts amoureux se dégagent plus particulièrement des entretiens et questionnaires : les goûts concernant les caractéristiques culturelles et/ou intellectuelles et ceux portant sur les traits psycho-relationnels d’un conjoint potentiel. A côté de ces caractéristiques les interviewés en ont évoqué d’autres à quelques reprises, à savoir des traits de caractère, l’aspect physique ou encore, à une seule reprise, la profession.

Ainsi, lorsque nous avons demandé aux personnes interrogées, quel était leur idéal amoureux, la moitié nous ont dit préférer une personne qui a (entre autre) des goûts semblables, un même sens de l’humour, une même façon de penser ou un même projet de vie, autant de caractéristiques que nous avons appelé culturelles. Nous pouvons ici reprendre l’exemple de Lucie qui désirait quelqu’un de plus cultivé que son compagnon de l’époque, quelqu’un avec un sens de l’humour ironique et avec un même projet de vie :

« Je crois que je recherchais mmm pas quelqu’un de plus intelligent que mon ami de l’époque parce qu’il était aussi intelligent mais au moins quelqu’un de plus euh cultivé enfin qui s’intéresse au monde, à la philo, à la politique pour pouvoir en parler quoi, …mmm sinon le sens de l’humour aussi était très important, tu vois quelqu’un d’ironique voire parfois cynique (…) bon peut-être aussi quelqu’un qui ait un même projet de vie en gros, quelqu’un qui soit pas accro au travail, qui voudrait juste travailler pour vivre, qui veut pas d’enfant. » (Lucie, 23 ans, entretien)

Si Lucie reprend les différents éléments que nous avons cité ce n’est pas le cas de tous, certains n’en relevant qu’un comme Taurus qui n’évoque (pour l’idéal culturel) que l’amour des voyages :

« je recherchais quelqu'un de sociable, agréable physiquement, ayant un emploi stable, qui ne crie pas, amoureuse, dynamique, aimant les voyages… » (Taurus, homme, 30 ans, questionnaire)

Nous avons regroupé ces différents attributs dans ce que nous appelons les caractéristiques culturelles et/ou intellectuelles c'est-à-dire de manière générale, les connaissances générales (politique, philosophie, histoire,…), les goûts en matière culturelle (art, cinéma, musique), les valeurs, la manière de penser et de réfléchir, le projet de vie, le sens de l’humour et les hobbies.

D’un autre côté, ce que nous avons nommé les caractéristiques psycho-relationnelles, ont également été évoquées par une majorité d’interviewés. Nous avons regroupé dans cette catégorie les caractéristiques attendues d’un conjoint qui visent d’une part l’épanouissement psychologique (compréhension, soutien,…) et d’autre part celles qui devraient permettre le bon déroulement de la relation (fidélité, sincérité,…).

Ainsi, Skate nous dit que plus qu’un idéal amoureux, il cherche une relation stable qui nécessite des qualités telles que la sincérité ou le respect :

« Je n'ai pas vraiment d'idéal amoureux, je pense plus à une relation durable quand il y a fidélité, affinité, complicité, respect, amour, sincérité... » (Skate, homme, 31 ans, questionnaire).

Ou Eric qui attendait quelqu’un de tendre et attaché :

« Je voulais quelqu’un de très collant et qui veut des calins tout le temps et que, et j’avais besoin de quelqu’un de très tendre et qui me montre qu’il était très attaché. » (Eric, 29 ans, entretien).

Du côté de l’épanouissement psychologique, nous retrouvons les personnes qui mettent l’accent sur l’écoute, la compréhension tel que Thingol :

« Une fille avec qui je peux discuter facilement, qui sait m'écouter et me comprendre autant que je le fais pour elle (…) Une fille qui appelle à l'aide quand elle a de la peine et qui demande du réconfort quand elle va mal, une fille qu'on peut aider. » (Thingol, homme, 20 ans, questionnaire).

Outre ces deux grandes tendances, certaines caractéristiques sont exprimées quelque fois. Il s’agit parfois d’autres traits de caractère comme le dynamisme ou la gaieté tel que nous le disait Taurus dans l’exemple ci-dessus, ou encore Ali :

« Une femme dynamique et joyeuse. » (Ali, homme, 27 ans, questionnaire)

Du côté de l’apparence physique, des caractéristiques physiques ne sont données qu’à trois reprises alors que trois autres personnes nous disent que le physique compte également sans expliciter ce qu’elles apprécient.

Enfin parmi les caractéristiques objectives qui auraient pu être mentionnées (profession, lieu, âge,…), la profession a été citée à une seule reprise par Taurus qui souhaitait une femme ayant un emploi stable (voir ci-dessus). Ces deux registres (l’apparence physique et les caractéristiques objectives du conjoint) sont donc marginaux.

Nos observations rejoignent donc celles que nous avions faites d’après les motivations des gens à se connecter. Elles laissent en effet penser que l’homogamie au sein des couples que forment ou formeront ces personnes, sera davantage culturelle ou psycho-relationnelle. Il nous faudra cependant rester prudent et approfondir notre analyse lorsque nous aborderons la rencontre proprement dite, et ce pour trois raisons.

Tout d’abord, nous avons vu que si l’homogamie sociale était encore si importante c'est parce qu’elle passait par des mécanismes sociaux inconscients, dont l’incorporation des goûts. On peut dès lors, comprendre que les interviewés ne nous évoquent pas des caractéristiques objectives du partenaire parce qu’eux-mêmes n’en sont pas conscients.

En outre, nous savons que les goûts et centres d’intérêt découlent en partie du milieu d’origine et que donc l’homogamie culturelle pourrait s’accompagner bien souvent d’une homogamie sociale.

Enfin, nous devons également être conscient que même dans les cas où certains interviewés auraient certaines attentes en terme de caractéristiques objectives, il est possible qu’ils les taisent au nom de l’amour et du principe de "non-calcul" qu’il exige.

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[1*] Nous avons choisi de retranscrire les extraits provenant des questionnaires tels qu’ils étaient, c'est-à-dire avec les abréviations, fautes d’orthographe et de grammaire afin de montrer qu’il est en partie possible de juger une personne selon ses messages (nous approfondirons cela dans le chapitre suivant).

[2] Rémy Jean et Voyé Liliane, Ville, ordre et violence, Paris, PUF, 1981, p. 71.

[3] Ibidem, p. 72.

[4] Calis Luc, Salvaggio Salvino A., Cybersexe. Des amitiés digitales à l’orgasme planétaire, Bruxelles, Luc Pire, 2002.

[5] Ibidem, p. 69.

[6] Ibidem, p 82.

[7] Par exemple, les forums ou chats du site de rencontre : www.affection.org

[8] Comme par exemple www.caramail.fr ou sur le site de www.yahoo.fr

[9*] Nous définirons l’homogamie relationnelle comme une ressemblance au niveau des qualités relationnelles des individus : écoute, compréhension, sincérité, fidélité qui sont autant de traits présentés par d’aucuns comme nécessaires au bon déroulement de la relation.

[10] Cf Chapitre I, 2.4. Caractéristiques de la CMO

[11] Bourdieu Pierre, La distinction : critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1992.

[12] De Singly François, Sociologie de la famille contemporaine, Paris, Nathan, coll. 128, n°37, 1993, p. 113.



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