CHAPITRE III

DE LA RENCONTRE "VIRTUELLE" A LA RENCONTRE "REELLE"

 

       Maintenant que nous avons examiné les préalables à la rencontre et au choix amoureux, nous pouvons nous intéresser à la rencontre elle-même. Dans ce troisième chapitre, nous tenterons de retracer les phases d’une rencontre amoureuse type sur Internet, en voyant particulièrement pour chaque étape sur quelles caractéristiques du partenaire se portent les jugements amoureux et quelle en est la conséquence sur le type d’homogamie.

 

1. UN NOUVEAU SCRIPT AMOUREUX

Afin de présenter la façon dont se déroule une rencontre amoureuse sur Internet et ses spécificités, nous utiliserons la notion de script. Cette notion a été développée par deux auteurs, Gagnon et Simon, qui s’intéressaient exclusivement aux scripts sexuels. Or, il nous semble que ce concept peut parfaitement être appliqué aux rencontres amoureuses et nous appellerons ces scripts, des scripts amoureux. Avant de développer cette idée dans le cadre des rencontres sur le net, nous allons voir ce que recouvre ce concept de script.

1.1. Présentation du concept
A la base de la théorie des scripts, nous trouvons l'idée que "tout comportement social est élaboré comme un script"[1], comme un scénario, c'est-à-dire comme un enchaînement de séquences accomplies dans un ordre donné, en respectant les règles d'un environnement socialement structuré, enchaînement qui mène à l'obtention de résultats.

Il existe trois niveaux de scripts :

- Les scénarios[2*] culturels "sont des prescriptions collectives qui disent les possibles ainsi que ce qui ne doit pas être fait en matière sexuelle"[3] ou amoureuse. Ce qui peut ou non être fait ne nous parvient pas sous formes de règlements explicites mais les prescriptions sont inscrites dans des récits. Cependant ces scénarios ne sont pas entièrement prédictifs des comportements car il y a interprétation de ceux-ci aux niveaux suivants :

- Les scripts interpersonnels "principalement présents à l’état de pratique dans les divers types d’interaction sociale, se composent de séquences ritualisées et bien connues d’actes qui interviennent dans la rencontre et la séduction"[4]. Ces scripts représentent donc l’enchaînement d’actes tel qu’il est mis en place par les acteurs en tenant compte à la fois des scripts culturels de chacun des partenaires (ce qui peut nécessiter une coordination si les scripts ne sont pas les mêmes), du cadre et aussi des attentes personnelles de chacun :

- Les scripts intrapsychiques "utilisent des éléments d’origine très diverses – éléments symboliques fragmentaires, scénarios culturels plus largement partagés, éléments d’expérience personnelle – et les organisent en des schèmes cognitifs structurés qui prennent la forme de séquences narratives, de projets, de fantasmes"[5]. Ces scripts peuvent être à la fois des récits ordonnés ou des éléments épars mais au plus on se rapproche de l’interaction, au plus ils s’ordonnent au point de former des projets, des schémas.

Ces différents niveaux de scripts sont en interrelation dynamique. Par exemple, les scripts interpersonnels s’élaborent sur base des scénarios culturels et des scripts intrapsychiques. De même, les scénarios culturels ont tendance à être modifiés (très lentement) par les scripts intrapsychiques. Chaque niveau joue donc sur les autres. Il faut également noter que le rôle de chacun de ces niveaux varie historiquement et que c'est aujourd’hui la dimension intrapsychique qui domine (alors que dans des sociétés davantage traditionnelle ce serait la dimension culturelle).

1.2. Les scripts amoureux propres à Internet
Maintenant que nous avons défini le cadre conceptuel dans lequel nous nous situons, venons-en aux expériences amoureuses qui naissent sur Internet et surtout à ce qui les distinguent des rencontres "classiques".

Nous partirons d’une phrase de Gagnon : "Dans des circonstances totalement inédites, il nous appartient de composer le script au fur et à mesure ; néanmoins, même cette invention ne se fait pas à partir de rien, puisqu’elle utilise toujours les matériaux disponibles de scripts existants"[6].

Voyons donc quelles sont les circonstances inédites des rencontres sur Internet. Il nous semble que le lieu même et l’absence de co-présence physique qu’il entraîne constituent ces circonstances inédites. En effet, un des éléments centraux et la première phase des scripts amoureux "classiques" est la rencontre physique des partenaires. Or, cette rencontre physique est absente (du moins au début) des rencontres virtuelles. Nous assistons donc à un renversement des séquences du scénario amoureux, alors que dans les rencontres réelles, la première étape est faite d’une rencontre (et d’un jugement basé sur l’apparence) physique, cette première phase est une rencontre (et un jugement basé sur les caractéristiques) "intellectuelle(s)" sur Internet[7]. C'est ce que Fayçal nous explique lorsqu’il nous dit que pour lui le cadre d’une rencontre virtuelle était nouveau et différent des autres rencontres où il y avait une interaction physique (regard, toucher,…) :

« C'était la première fois que j’étais dans le cadre d’une rencontre virtuelle donc c'est vrai que la plupart des autres rencontres c'était comment dire, il y avait une interaction physique, pas spécifiquement sexuelle mais au niveau physique, au niveau du regard, du toucher, de discussion avec la possibilité de voir les réactions de l’autre et les réactions que ça entraîne, les questions, les réponses que ça entraîne. » (Fayçal, 28 ans, entretien)

Ces circonstances inédites ont d’ailleurs comme conséquences de rendre les rencontres amoureuses sur Internet suspectes voire anormales, ce qui a été souligné à plusieurs reprises par les interviewés, dont Lucie qui dit ne pas être habituée à se faire des amis (ou plus) sans les voir et que c'est cette différence qui fait que l’on est davantage soupçonneux :

« Et comme on voit pas l’autre ben je sais pas, on est moins sûre…oui je crois que c'est surtout ça, on n’est pas habitué à se faire des amis et plus sans se voir quoi, c'est tout à fait différent de tous les jours donc on est soupçonneux » (Lucie, 23 ans, entretien)

Ou Sébastien qui nous dit qu’il a effectivement rencontré Marie sur Internet mais qu’ils n’étaient pas encore amoureux. Ils sont d’ailleurs vite "sorti" d’Internet pour aller vers une "relation humaine", normale :

« Moi je pense que c’est surtout pré-amoureux, enfin je vois ça plus comme ça, parce qu’on s’est toujours dit, ouais on s’est rencontré sur Internet, mais c’est-à-dire qu’on est assez vite sorti d’Internet et on est allé vers une relation humaine quoi » (Sébastien, 22 ans, entretien).

Ces personnes nous disent que le lieu Internet et les rencontres qui s’y passent sortent de la normalité, elles sont différentes des rencontres de tous les jours qui se déroulent en présence des autres et sont "humaines". On peut supposer que cette suspicion est due en partie[8*] au fait que le déroulement des rencontres sur Internet ne correspondent pas à l’ordre des séquences des scripts amoureux « classiques » encore majoritairement présents.

Néanmoins, comme des couples se sont formés et qu’il continue de s’en former sur Internet, qu’en outre ces rencontres sont relatées dans les médias[9] ou sont diffusées au travers de rumeurs, on peut supposer que des scripts amoureux propres aux rencontres "virtuelles" s’élaborent progressivement. Ainsi, Marie nous dit que le récit de son amie lui a permis d’envisager la possibilité que la rencontre avec Sébastien se termine en relation amoureuse. On constate donc qu’au travers de récits d’expériences vécues (scripts culturels), les rencontres virtuelles deviennent une possibilité pour de plus en plus de personnes :

« Si, c'est clair que j’y avais pensé [à la concrétisation possible d’une relation] parce que la copine justement qui m’avait fait découvrir [le chat] elle avait rencontré un gars mais ça n’avait pas marché et donc je me suis dit ouais, peut-être » (Marie, 21 ans, entretien)

Et lorsque Taurus nous dit que les "opérations" suivent un ordre, on peut supposer que l’on se trouve là devant une ébauche de script spécifique aux rencontres sur Internet qui se déroulent en étapes successives : le mail, le téléphone puis la rencontre physique :

« Toutes les "opérations" se sont passées dans un ordre "hiérarchique" : premier contact par mail, par téléphone et visuel. » (Taurus, homme, 30 ans, questionnaire)

Nous voyons donc que face à des circonstances inédites, les acteurs improvisent. Cette improvisation donne progressivement naissance à des scripts spécifiques aux rencontres virtuelles. Mais la citation de Gagnon suggère également que l’improvisation ne se fait jamais sur une base vierge mais plutôt sur base des « anciens » scripts. En effet, si les rencontres "virtuelles" comportent des éléments nouveaux, elles reprennent plusieurs éléments des rencontres classiques puisqu’il s’agit toujours de rencontres amoureuses. Par exemple, Lucie reprend ici un phénomène souvent évoqué lorsqu’on parle de sentiment amoureux : sa manifestation physique au travers des crampes d’estomac :

« J’arrêtais pas de me poser des questions, de me demander si les crampes d’estomac ça voulait dire que j’étais amoureuse. » (Lucie, 23 ans, entretien)

Mais afin d’aller plus loin, nous allons détailler dans les points suivants, les différentes étapes qui se déroulent généralement lors de rencontres "virtuelles" en nous intéressant aux modifications que le médium Internet introduit dans le script amoureux, particulièrement en ce qui concerne l’ordre des séquences du script.

 

2. PREMIERS JUGEMENTS

Nous venons de voir que la principale circonstance inédite des rencontres virtuelles était l’absence de co-présence physique des partenaires. Dès lors, le premier jugement sur le/la partenaire ne peut pas se faire sur base de l’apparence physique du conjoint potentiel (sauf dans le cas peu fréquent où c’est la photo d’un profil qui plaît en premier lieu).

Dans cette partie, nous allons nous intéresser à ce que nous appelons par analogie "l’apparence virtuelle". Par ce terme, nous entendons tous les éléments disponibles sur un Internaute de prime abord, c’est-à-dire sans que la conversation ne soit engagée, et qui permettent de se faire une première idée de la personne : le pseudonyme, le style d’écriture et l’orthographe mais aussi le contenu des messages ou enfin les profils et les informations qu’ils contiennent. C’est sur cette apparence virtuelle que se base le premier jugement qui, même s’il n’est pas encore amoureux, influe sur le commencement ou non d’une relation amicale et peut-être amoureuse.

Le premier élément qui représente un internaute est son pseudonyme (ou nickname) auquel s’ajoute occasionnellement un avatar[10*]. Le pseudo est choisi par son utilisateur, qui peut au travers de celui-ci choisir de transmettre un message ou une partie de lui. Ainsi, Eric nous dit que s’il a contacté son amie c’est en partie parce que son pseudo lui a donné envie de parler du dessin animé "Les Simpsons". Pour lui, le pseudo est donc un moyen d’ouvrir la conversation :

« Déjà son pseudo, c’était « Simpsons » donc on a commencé à parler des « Simpsons » et de fil en aiguille on a commencé à parler de plus de choses quoi. Mais c’est vrai que les pseudos sont quelque part, on essaye d’étonner les gens pour justement ouvrir la conversation sur quelque chose, donc oui c’est le pseudo » (Eric, 29 ans, entretien)

Caroline a également été "attirée" par le pseudo de son partenaire virtuel qui lui a servi de prétexte pour le contacter la première fois :

« J’ai mis qu’il avait un beau pseudo, enfin je trouvais ça marrant. Il s’appelait « pimpon » un truc comme ça et bon il était, après il m’a expliqué qu’il était pompier et tout je sais pas, je crois que c’est le pseudo qui a fait, je lui ai parlé comme ça » (Caroline, 21 ans, entretien).

Nous avons cependant remarqué d’après notre propre expérience et celles des personnes interrogées que beaucoup choisissaient leur prénom (ou un autre prénom) comme pseudonyme, ce qui nous laisse penser que le pseudo n’apporte pas toujours énormément d’information. Il faut donc souvent aller plus loin que le simple pseudonyme pour en apprendre un minimum sur un interlocuteur potentiel.

Ces informations supplémentaires se trouvent généralement dans les messages de la personne. Ainsi, contrairement à une rencontre physique où il est possible de se faire une première impression sur une personne, voire de tomber amoureux, sans que celle-ci n’ouvre la bouche, il est généralement nécessaire sur Internet que celle-ci s’exprime pour pouvoir émettre un premier jugement.

La plupart des interviewés ont en effet choisi de parler avec leur partenaire virtuel(le) parce qu’ils l’avaient jugé positivement à partir du style et de l’orthographe ou encore du contenu du message. Le lecteur attentif aura remarqué que l’orthographe ou le style des extraits issus des questionnaires, différaient d’une personne à l’autre. L’orthographe et le style permettent de déduire, entre autre, le niveau d’instruction d’une personne et l’utilisation d’abréviations ou non, peut par exemple indiquer si la personne est une habituée d’Internet. Ainsi, Fayçal nous explique que l’écrit véhicule l’intelligence et l’éducation :

« Ben à travers l’écrit, c’était clair que je n’avais pas à faire à euh comment dire une décérébrée mentale donc c’est, sur le net c’est avant tout l’écrit, l’écrit véhiculait, véhicule l’intelligence et/ou le manque, le peu d’éducation, donc fatalement l’écrit transparaît un peu… » (Fayçal, 28 ans, entretien)

Le contenu du message est également instructif. Greg, qui n’en est pas à sa première rencontre virtuelle, nous dit qu’il sélectionne ses partenaires potentielles en fonction du texte de l’annonce :

« Le texte des annonçes m’interpellent avant tout, un peu de poésie reflète une personnalité enrichissante. » (Greg, 41 ans, questionnaire)

Lorsque nous demandons à Cati pourquoi elle a parlé la première fois avec son compagnon virtuel, elle nous répond que c’est le contenu du message, évoquant pour Cati un sujet personnel, qui l’a interpellée et poussée à le contacter.

« Il a évoqué un sujet très personnel et j’ai eu besoin de lui faire une remarque qui pouvait le mettre en fâcheuse posture ou laisser voir que j’avais été touchée, donc j’ai préféré la poster en privé (…) Il a évoqué un deuil douloureux aussi. » (Cati, 31 ans, questionnaire)

Pour Lucie, c’est à nouveau le contenu des messages de Fayçal en général (sur la room) qui lui ont fait penser que celui-ci était intelligent, modéré et qu’il avait un bon sens de l’humour :

« Sinon c’est sûr que j’avais déjà remarqué que ce qu’il disait en général était pas mal, enfin il avait l’air intelligent, et euh modéré ce qui était vraiment pas le cas de tout le monde, puis il avait un bon sens de l’humour… donc évidemment ça a aidé à ce que je le contacte en privé quoi... » (Lucie, 23 ans, entretien)

Ces personnes nous disent toutes qu’elles ont contacté et ont voulu parler avec leur partenaire parce que le contenu de ses messages leur plaisait ou du moins les interpellait. Ces extraits nous montrent que dès le départ d’une relation virtuelle, ce que les gens disent et pensent sert à les juger. A nouveau, nous pourrions trouver là un indice de plus laissant penser que les relations nées sur Internet pourraient tendre vers une homogamie davantage culturelle ou relationnelle, car c’est avant tout "l’esprit" des personnes qui est "disponible".

Notons enfin que dans certains cas (plus rares) c’est entre autre une photo disponible sur le profil qui est à la base de l’attirance. Il faut en effet savoir, que sur certains sites de dialogue en direct et surtout sur les sites de rencontre, il existe la possibilité (ou l’obligation) de remplir un profil reprenant diverses informations (de l’âge à la taille, en passant par la profession) et, si la personne le désire, une photo. Il est donc également possible de chercher un partenaire potentiel en passant en revue les profils (ou en sélectionnant un critère) et dans ce cas de baser son premier jugement sur une photo ou des traits objectifs[11*]. Par exemple, Héléna nous dit avoir pris contact avec son ami parce que son profil lui a plu. Elle a été attirée tout d’abord par sa ville puis par sa photo, ses goûts et la description de lui-même :

« Il habitait une ville ou j'avais deja passé 3 mois merveilleux, donc ca me semblait sympa de connaitre qqn de cette ville. Puis j'aimais énormement sa photo et le profil qu’il avait rempli.: ses gouts musicaux et vestimentaires, ses loisirs et valeurs, la description qu’il donnait de lui même (esprit ouvert, aimes les sorties etc). » (Héléna, 25 ans, questionnaire)

 

3. LE TEMPS DE LA DECOUVERTE DE L'AUTRE

Après ces premiers jugements basés sur l’apparence virtuelle, vient généralement le temps de la discussion servant à approfondir la relation et à mieux connaître l’autre. Nous allons donc nous intéresser dans cette partie à ce que les interviewés nous ont dit sur ce moment de la relation et sur ce qu’ils prenaient plus particulièrement en compte chez leur conjoint potentiel pour le juger. Il s’avère que tout comme pour les goûts amoureux, et comme le laissait penser les premiers jugements, deux types de jugements ressortent : ceux qui se basent sur les compétences culturelles et/ou intellectuelles du conjoint et ceux qui portent sur ses caractéristiques psycho-relationnelles.

3.1. Les jugements basés sur les traits culturels et/ou intellectuels
Beaucoup de personnes nous ont dit qu'elles avaient jugés particulièrement positivement les goûts, la manière de penser, les idées, le sens de l'humour ou encore l'intelligence de leur partenaire virtuel. C'est le cas de Lucie ou Christophe qui nous expliquent que ce qui leur plaisait chez leur partenaire au moment de leurs conversations sur Internet étaient leurs idées et leurs qualités intellectuelles avant tout :

« Ben ses idées déjà, il était intelligent, tolérant, modéré comme je te disais… puis son humour me plaisait vraiment, il a un humour assez ironique et j’aime vraiment ça… » (Lucie, 23 ans, entretien)

« Sa facon de voir les choses, de penser de raisonner.. » (Christophe, 26 ans, questionnaire)

Ces deux exemples illustrent l’attention que porte la grande majorité des personnes interrogées à l’intellect, la culture ou les goûts de leur partenaire et sur lesquels ils basent leur jugement. Ces observations tendent à confirmer ce que nous suggéraient nos lectures sur l’homogamie, à savoir que celle-ci tendait à devenir plus culturelle et moins sociale. Mais comme nous l’avons déjà vu précédemment, s’ajoute à cette attention pour l’intellect et la culture, un jugement positif d’ordre psycho-relationnel. Les autres traits mis en avant sont en effet ceux qui expriment une capacité à écouter, parler et comprendre, ou encore des traits tels que la franchise, l’honnêteté ou simplement un amour visible.

3.2. Les jugements basés sur les traits psycho-relationnels
Ainsi, Marie et Eric ont apprécié l'écoute qu'ils ont trouvé chez leur partenaire :

« A force de parler avec lui me revenaient des trucs que j’avais envie de dire, je sais pas pourquoi j’avais envie de lui parler de ce que j’avais vécu quand j’étais plus jeune et quand j’étais enfant pour ce dont je me rappelais. Y avait chez lui de l’écoute aussi, j’avais une oreille vraiment attentive et réciproquement parce que j’étais pas la seule à parler » (Marie, 21 ans, entretien)

« Ben j’étais dans une période où j’avais besoin que quelqu’un m’écoute et comme je suis quelqu’un de très fermé justement, c'était pas évident pour moi de parler de tout ça avec quelqu’un, avec mes parents ou à mon frère ou, et j'ai trouvé quelqu’un qui pouvait m’écouter et qui m’écoutait très bien, et qui savait me rassurer et à ce moment là je crois que elle aussi avait besoin euh de parler de ses problèmes à quelqu’un, ce qu’elle a fait et voilà » (Eric, 29 ans, entretien)

Ali quant à lui, a aimé le fait que sa compagne s’intéresse à lui. De plus, il l’a décrite comme étant affectueuse et compréhensive et il pouvait donc parler de tout :

« Qu'elle s'intéresse à moi, ça me plaisait bien !! C'est quelqu'un de très intelligent et cultivé. Elle est très compréhensive et affectueuse. La liberté de nos échanges était très agréable : aucun tabou, nous pouvions parler de tout avec une totale sincérité et confiance. » (Ali, homme, 27 ans, questionnaire)

Pour Tendre, c'est tout simplement le fait que sa compagne l’aime qui lui plaisait :

« Elle faisait passer notre amour avant toute chose, elle ne se laissait pas parasiter par les choses matérielles, son amour pour moi était palpable. » (tendre, homme, 39 ans, questionnaire)

Tout au long de ces extraits, on retrouve le plaisir et le besoin que les personnes disent éprouver à être écoutées, comprises ou simplement aimées. Tous ces éléments renvoient à la nouvelle fonction centrale de la famille et du couple contemporain, à savoir sa fonction d’épanouissement psychologique, de révélation de l’identité de chacun. Afin de mieux comprendre cette fonction et de voir l’incidence que celle-ci pourrait avoir sur le choix d’un conjoint, nous pouvons faire un bref détour par l’histoire récente de l’individu et de la famille.

Les années 1960 ont vu la naissance d’un nouvel individu, un individu émancipé et libre de construire sa vie et de se construire lui-même. De nombreux sociologues se sont attaché à décrire cet individu et nous avons choisi pour notre part de partir d’un livre d’Alain Ehrenberg[12] et d’un article de Robert Castel et Jean-François Le Cerf[13]. Dans son livre "La fatigue d’être soi. Dépression et société", Alain Ehrenberg retrace l’histoire récente de l’individu et de la société. La société de la première moitié du 20e siècle était une société d’ordre et de devoir où l’individu avait à remplir des rôles et à obéir aux normes. Mais au cours des années 1960 se dessine un nouveau contexte et un nouvel individu : le poids de la contrainte s’efface et laisse la place à la possibilité pour chacun de choisir sa vie. La société des années 1960, période de progrès économique et d’optimisme généralisé, est celle du bien-être (pour tous) qui semble devoir passer par l’émancipation des individus face aux institutions.

Ainsi, contrairement au sujet du début du 20e siècle, soumis aux interdits, l’individu des années 1960 et 1970 sort d’une régulation de type externe et doit dorénavant apprendre à être lui-même.

L’envers de cette émancipation est la crise identitaire, la déstabilisation de cet individu qui doit désormais être lui-même, se construire, sans référence à des normes extérieures. Il se tourne d’une part vers la psychologie et "vers les nouveaux techniciens de l’âme pour l’aider à guérir un malaise à vivre et à retrouver une identité"[14], mais aussi comme nous allons le voir, vers ses proches, sa famille, son conjoint.

Dans ce contexte, la famille et ses fonctions ont changé. La famille et le couple deviennent le résultat de regroupements volontaires basés sur l’affect et ayant pour but l’épanouissement de ses membres. En effet, depuis le 19e "la famille cesse d’être ce qu’elle fut depuis toujours, un rouage de l’ordre social"[15]. De plus, l’Etat providence accapare peu à peu les fonctions économiques qu’elle assurait. La famille perd l’essentiel de ses prérogatives politiques et sociales.

Mais la famille ne disparaît pas pour autant, au contraire. Comme nous le dit Castel, la dissolution des anciennes structures, entre autre familiale, va en fait avec une nouvelle culture psychologique qui valorise une sociabilité "cultivée pour elle-même et saturée d’affects"[16]. La centration sur les relations au sein de la famille qui est amorcée au 19e siècle s’est accentuée depuis les années 1960. Aujourd’hui, le but de la famille est d’être une famille "libre, heureuse, formant un milieu intense et chaleureux qui assure, comme on dit, l’épanouissement de ses membres"[17]. C'est en effet là que réside la nouvelle fonction de la famille, et le principal changement qui l’a affecté depuis les années 1960, à savoir qu’elle doit réaliser l’épanouissement psychologique de chacun ses membres : "dans un monde social où la valeur de référence est devenue le soi, la famille conserve une utilité : celle d’aider chacun à se construire comme une personne autonome"[18].

Nous en arrivons à la thèse du livre "Le soi, le couple et la famille"[19] de François de Singly. Si l’individu contemporain doit devenir lui-même et donc découvrir qui il est, quelle est son identité "intime", il a, pour ce faire, besoin des autres, besoin que les autres reconnaissent cette identité afin de pouvoir la reconnaître lui-même. Mais, n’importe quelle relation ne peut suffire à la révélation de cette identité personnelle : "les relations "personnelles" et affectives sont requises pour aider le soi (…) à se découvrir"[20], soi qui dans nos sociétés changeantes est toujours en construction. La famille assure donc cette fonction centrale de production identitaire. Elle le peut, car fondée sur l’amour, elle présuppose "la gratuité et l’inconditionnalité" et permet donc la confiance.

On comprend dès lors mieux l’accent que les interviewés mettent sur les qualités "psychologiques" de leur futur partenaire. Puisque le couple est dorénavant un lieu primordial pour l’épanouissement de soi et la révélation de son identité, il est normal que les personnes prennent garde à choisir un conjoint qui d’un côté a des qualités (telles que la sincérité, la franchise, la fidélité) qui assure la confiance au sein du couple et la stabilité de celui-ci et d’un autre côté des qualités d’écoute, de compréhension qui permettent de se révéler au conjoint et donc à soi-même.

En outre, nous avons déjà vu que cette valorisation de qualités telles que l’écoute ou la compréhension était accentuée sur Internet puisque les gens le fréquentent notamment parce qu’il y est réputé plus facile de trouver des personnes à qui parler et qui possèdent donc ces qualités.

De plus, comme nous l’avons brièvement abordé au premier chapitre, l’anonymat pousse une partie des internautes à être plus francs, plus honnêtes et à se livrer davantage. Dans le livre "Cybersexe", les auteurs suggèrent que l’anonymat peut pousser à adopter deux types d’attitudes, soit on travestit son identité, soit au contraire on joue la transparence : "dans cette hypothèse, la dramaturgie de soi ne s’encombre d’aucun artifice et révèle au premier degré tous les méandres de la personnalité, des goûts et des penchants de l’internaute qui s’affiche"[21].

Les interviewés ont également exprimé cette idée. Eric, par exemple, nous dit être plus honnête, plus franc sur le net parce que caché derrière son clavier :

« L’image qu’on se fait de la personne est je crois beaucoup plus honnête parce qu’on n’a rien caché… » et « là derrière un clavier, enfin en tout cas moi je n’ai aucun masque. » (Eric, 29 ans, entretien)

De même, Sébastien nous explique qu’il est plus facile de se livrer et donc de trouver des points communs « importants », sur Internet :

« Peut-être qu’on se livre plus facilement parce que justement quelque part l’autre personne est dématérialisée quoi (…) ça permet de trouver des points communs, enfin des points communs importants plus facilement quoi, autre chose que des banalités quoi… » (Sébastien, 22 ans, entretien)

Enfin, n’oublions pas que beaucoup d’internautes que nous avons interrogés se rendent sur Internet dans le but de parler et de se confier, ce qui à nouveau nous laisse penser qu’ils sont honnêtes et s’ouvrent plus facilement.

Ainsi, les évolutions qui ont marqué notre société et l’individu contemporain, font que si les personnes recherchent des points communs avec leur partenaire potentiel, il s’agit surtout pour eux de trouver quelqu’un avec qui ils partagent des affinités psycho-relationnelles et culturelles. Cette recherche est encore accentuée sur le net où les traits culturels et psycho-relationnels transparaissent davantage.

Alors que ces changements sont pris en compte par la sociologie de la famille, nous nous demandons pourquoi ils semblent avoir été oubliés par les sociologues traitant du choix du conjoint. Il est vrai qu’une homogamie psycho-relationnelle serait difficilement mesurable objectivement, mais faut-il l’écarter pour autant ? Il nous semble au contraire, que vu l’importance accordée à ces caractéristiques psycho-relationnelles et culturelles (plus large que le diplôme) par les personnes interrogées, celles-ci mériteraient d’être prises en compte dans les études sur le choix d’un conjoint.

 

4. ET L'APPARENCE PHYSIQUE ?

Dans le premier chapitre, nous avions évoqué le rôle primordial que jouait l’apparence physique dans la formation des premiers jugements qu’on porte à autrui. Les scripts amoureux placent généralement la rencontre physique comme "déclencheur" de la relation amoureuse[22]. Or, jusqu’à présent, nous n’avons que très peu abordé le rôle de l’apparence physique. Est-ce que l’inversion des séquences à l’intérieur du script amoureux sur Internet (jugement se basant sur les traits intellectuels en premier lieu), conduit à éliminer tout rôle du physique dans les jugements sur le conjoint ?

En fait, les jugements se basant sur l’apparence physique ne sont pas absents des relations nées sur Internet, mais ils semblent plutôt agir comme une confirmation, présentée comme peu importante, des jugements déjà émis. C'est ce que nous allons voir en nous intéressant aux rôles des photos, des échanges téléphoniques et ensuite de la rencontre physique proprement dite.

4.1. Les échanges de photos et les échanges vocaux
L'échange de photos fait très souvent partie des relations virtuelles. Sur les 19 personnes interrogées, 14 ont en effet procédé à cet échange ou utilisés une Webcam (deux des personnes) pendant la période de leurs conversations virtuelles. Pour la majorité, cet échange s'est fait très rapidement, c'est-à-dire dès le premier jour ou dans le courant de la première semaine.

Les jugements émis à la réception de ces photos sont diverses, allant d’un sentiment de déception profonde (jugement négatif) comme pour Cati, à une satisfaction comme pour Héléna qui était contente de trouver quelqu’un correspondant à ce qu’elle voulait :

« Horreur ; j'en ai pleuré de déception et ai tu bravement ma déconvenue. » (Cati, 31 ans, questionnaire)

« Je le trouvais tres attirant, son apparence correspondait exactement a ce que je recherchais, c'était presque magique » (Héléna, 25 ans, questionnaire)

Néanmoins, on constate qu’en règle générale, les jugements sont plus modérés (que la photo plaise ou non) et témoignent généralement d’une légère surprise (positive ou non). En effet, pour beaucoup d’interviewés, le physique de leur partenaire ne correspondait pas tout à fait à ce qu’il avait imaginé d’après le discours. L’exemple d’Eric illustre bien cette différence qu’il peut y avoir entre l’apparence d’une personne et son discours puisqu’il ne s’attendait pas, d’après ce qu’elle lui disait, à voir une fille aux cheveux rouges :

« Oui ben disons que je l’imaginais pas, sa façon de me parler me laissait pas imaginer que j’aurais devant moi une fille avec des cheveux rouges voilà et avec euh un piercing dans la langue même si je ne le savais pas à ce moment là, voilà, j’imaginais quelqu’un de beaucoup plus comment je vais dire, classique dans sa façon de me parler… » (Eric, 29 ans, entretien)

Quoiqu’il en soit de la réaction à la réception de la photo, celle-ci ne nous indique généralement pas grand chose quant à la poursuite de la relation ou non. En effet, le jugement que les personnes font à la réception de la photo ne semble pas influer grandement sur l’issue de la relation mais semble plutôt en différer l’aboutissement. En effet, le jugement (très) positif et le sentiment amoureux vient d’autant plus rapidement que la photo, ou la voix comme nous allons le voir, plaît alors que dans le cas contraire, il nous semble que la personne se pose plus de questions, est plus sceptique et met plus de temps à apprécier les qualités "intérieures" du partenaire.

Pour ce qui est des échanges vocaux (téléphone ou utilisation du vocal), nous avons constaté que ceux-ci avaient été utilisés par tous mais après un peu plus de temps que pour l’échange de photos.

Il est intéressent de noter que contrairement aux photos, les jugements exprimés suite à l’échange vocal sont beaucoup plus affirmés et généralement plus positifs. Ainsi, Lucie nous décrit la voix de Fayçal comme étant parfaite et pense que c'est en partie grâce à sa voix qu’elle est tombée amoureuse de lui :

« Je crois que ça [sa voix] a contribué à ce que je tombe amoureuse de lui (rire). Non mais franchement il avait vraiment une voix extra, enfin douce, posée, un super bon français, pas trop grave mais pas aiguë non plus enfin franchement j’ai trouvé sa voix parfaite » (Lucie, 23 ans, entretien)

De la même façon, Craquotte qui nous dit est très sensible à la voix, a apprécié la voix de son compagnon qu’elle décrit comme dynamique et agréable:

« Touché, coulé! Je suis très sensible à la voix, travaillant dans la téléphonie. Sa voix m'a paru être à son image : dynamique, souriante, agréable à entendre et avec le plaisir de l'entendre surtout!! » (Craquotte, femme, 35 ans, questionnaire)

Seul Ali a été véritablement déçu quand il a entendu la voix de sa compagne qu’il n’arrivait pas à reconnaître :

« J'étais très content qu'elle m'appelle. Mais sa voix m'a un peu fait un choc sur le moment, car elle ne cadrait pas avec ce que j'imaginais... J'ai mis un peu de temps à m'y habituer. Pendant les premiers coups de téléphone, j'avais vraiment du mal à la reconnaître, je n'avais pas l'impression que c'était la même personne, du coup je me sentais paradoxalement moins proche d'elle au téléphone que sur internet ! » (Ali, homme, 27 ans, questionnaire)

Cette différence de rôle dans le jugement sur le conjoint que les interviewés attribuent aux photos et aux échanges vocaux, semble nous indiquer que la voix apporte plus d’informations qu’une photo ne pourrait le faire.

Comme nous le dit Marie, la voix apporte une autre dimension à la personne :

« Ca fait vraiment bizarre d’entendre une voix sur des mots écrits parce que, on a beau dire, on finit quand même par connaître une personne selon ses mots et on s’imagine (…) et donc entendre sa voix, bon elle a rien de particulier mais c'était vraiment spécial et ça mettait une dimension en plus à la personne (…) tu vois tu connais un peu sa mentalité avec ce qu’il dit, t’as vu une photo, bon c'est pas l’idéal mais t’as quand même une idée et puis là t’as la voix, t’as l’intonation de la voix, t’as tout, tu vois si il est, tu vois si c'est quelqu’un de mou ou plutôt dynamique, ça s’entend tout ça » (Marie, 21 ans, entretien)

Les personnes interrogées nous disent que la voix est dynamique, qu’elle vit, contrairement à l’écrit ou à la photo. C'est au travers de la façon de parler, des intonations que les personnes pensent en découvrir plus sur le caractère ou la personnalité de l’autre.

Notons enfin que, les femmes semblent beaucoup plus sensibles à la voix que ne le sont les hommes (sauf Ali). Ce sont, en effet, elles qui tombent amoureuses de la voix de leur compagnon et qui la décrivent de la façon la plus détaillée.

4.2. La rencontre physique

Le besoin de la rencontre
Mais si la voix apporte un plus, cela ne suffit pas. Nombre d'interviewés nous ont dit qu'Internet ne leur suffisait plus après quelques temps. Marie nous explique donc qu’Internet lui a permis de rencontrer Sébastien mais qu’après il fallait qu’ils se rencontrent physiquement afin de rendre leur relation plus riche et plus "vraie":

« On était déjà allé tellement loin, à tellement discuter sur le net, à se téléphoner (…), ça peut pas se limiter à des relations sur le net quoi, parce que ça c'est bien pour se rencontrer mais je pense que l’idéal c'est quand même de se voir face à face (…) c'est ça on était déjà allé tellement loin que c'était trop bête d’en rester là quoi. Je sais pas, je trouvais ça moins riche de continuer à se voir sur le net et que ça pouvait nous apporter quelque chose de se rencontrer quoi. Parce que bon la vie, la vraie vie c'est voir les gens, c'est les rencontrer vraiment » et « quand on est à côté l’un de l’autre on peut se regarder » (Marie, 21 ans, entretien)

La communication non-verbale qui n’est pas possible sur Internet ou au téléphone est un des éléments que les personnes disent rechercher lorsqu’elles décident de se voir. Surtout lorsque les personnes se sentent déjà dans une relation amoureuse où le contact physique joue un rôle important comme nous l’explique Lucie :

« C’est bien joli Internet mais c’est pas génial pour les relations amoureuses quoi…. C’est bien pour se parler mais après dans une relation y a tout l’aspect physique, je parle même pas juste de sexe mais bon simplement le fait de se parler en vrai avec l’autre devant soi, de se toucher puis juste être l’un près de l’autre je sais pas, mais c’est super important » (Lucie, 23 ans, entretien)

On pourrait donc penser qu’en recherchant la rencontre physique, les individus visent à se retrouver dans un script plus classique de la relation amoureuse où le contact physique occupe une place importante. On remarque également le rôle de confirmation que les personnes accordent à la rencontre, comme s’il était difficile de se croire amoureux sans avoir rencontré l’autre et qu’il était impossible d’imaginer une relation amoureuse uniquement "virtuelle". Ainsi, Fayçal nous dit qu’il voulait rencontrer Lucie afin de ne pas la perdre, de concrétiser leur relation :

« Je sais pas, il fallait peut-être qu’on cherche une concrétisation, que ça ne reste pas… c’était justement pour chercher à ne pas perdre, qu’on ne cherchait à pas se perdre l’un et l’autre » (Fayçal, 28 ans, entretien)

Héléna voulait quant à elle vérifier les sentiments qu’elle éprouvait et voir s’il ne s’agissait pas d’illusions :

« Je ressentais bcp de choses pour lui, et justement je voulais le voir pour savoir si c'étaient des illusions ou pas. » (Héléna, 25 ans, questionnaire)

Les jugements suite à la rencontre
Nous avons ensuite demandé aux personnes interrogées quels avaient été leurs jugements à propos de leur partenaire suite à la rencontre. En général l'autre a plu mais dans la plupart des cas il était légèrement différent de ce que la personne attendait même s'il y avait eu échange de photos. C'est d'ailleurs à cette conclusion qu'abouti Greg, habitué des rencontres virtuelles :

« Le physique surprend presque toujours, même si on a échangé des photos.. » (Greg, 41 ans, quetionnaire)

Ainsi, alors que pour certains, tels que Thingol ou Taurus, la surprise est agréable et le jugement positif :

« J'avais la certitude qu'elle était belle depuis le début, ses mots, son histoire, me faisait pensé qu'elle devait être vraiment... mais en la voyant j'ai eu le coup de foudre. Elle était plus belle que ce que j'avais imaginé... » (Thingol, homme, 20 ans, questionnaire)

« Vu que je ne savais pas à quoi elle ressemblait, j'ai été agréablement surpris par son physique et sa féminité. » (Taurus, homme, 30 ans, questionnaire)

D’autres ont été légèrement déçus. C'est par exemple, le cas de Lucie qui a été particulièrement surprise par l’habillement de Fayçal :

« Je l’ai aperçu du train sur le quai et là c’est vrai que je me suis dit ouh là. En fait, c’est bêtement parce qu’il avait une casquette contre le froid quoi et une veste qui faisait sport. Enfin en gros ça m’a fait pensé à un « yo », enfin du style les jeunes qui s’habillent à la mode rap. Donc j’ai été surprise parce que c’est pas trop mon style mais bon ça a dû duré 2 minutes vu qu’après on s’est embrassé, qu’on s’est parlé et que là je me suis rendue compte que c’était bien lui.» (Lucie, 23 ans, entretien)

Il semble donc au vu de ces extraits que les personnes ont tendance à idéaliser quelque peu leur conjoint. En effet, selon Julie Albright[23], la première source de déception lors de la rencontre physique est l’idéalisation que l’on s’est faite du partenaire. Comme sur Internet nous ne disposons que de ce que la personne nous dit sur elle et que nous ne pouvons nous baser sur l’expression indirecte (communication non-verbale, apparence,...), nous avons tendance à remplir les blancs en fonction de ce que l’on aimerait trouver et donc à idéaliser l’autre. Il se peut également que l’autre ne fasse voir que ce qui le valorise, c'est ce que Julie Albright appelle l’optimisation. Enfin, dernière cause possible de déception, le mensonge volontaire. Tout comme Julie Albright, nous constatons que la déception provient majoritairement de l’idéalisation et ensuite de l’optimisation (quasi involontaire).

Quoiqu’il en soit, nous avons remarqué qu’un jugement négatif ne menait pas forcément à la rupture, tout comme le coup de foudre ne prédit pas une longue et heureuse relation. Ceci est probablement dû au fait que les personnes se connaissent déjà suffisamment par leurs écrits que pour ne pas nécessairement s’arrêter à l’apparence physique. Dès lors, si les personnes ressentent une déception, celle-ci est souvent vite "effacée" comme nous le disait Lucie (cf l’extrait ci-dessus) ou encore Skate qui nous dit avoir été déçu par le physique de son amie, mais que cela n’a pas empêché que leur affinité née sur le net soit au rendez-vous :

« Un peu de déception, car les photos envoyées ne correspondaient pas vraiment à la réalité et je l’avais trop idéalisée (…) Mais l'affinité et la complicité développées sur le net etait au rendez vous à l'aéroport. » (Skate, homme, 31 ans, questionnaire)

4.3. L'apparence physique : importante ou non ?
Au terme de cette analyse, nous pouvons dire que l'apparence physique joue bien un rôle dans la formation du jugement sur l'autre mais que ce rôle est présenté comme secondaire par rapport à celui que joue le discours et les idées des individus. La photo, la voix, ou la rencontre agissent plutôt comme accélérateur ou frein selon que la personne soit jugée positivement ou non sur base de son apparence. On peut ici reprendre l'exemple de Lucie (voir les extraits ci-dessus) qui d'un côté nous a dit que la voix de Fayçal a certainement contribué à ce qu'elle tombe amoureuse de lui (accélérateur) mais qui par contre a eu un moment d'hésitation lorsqu'elle l'a vu.

Au terme de ce chapitre, il apparaît donc que les rencontres sur Internet mettent en avant les qualités intellectuelles et psychologiques des individus tout en reléguant l’apparence physique à un "outil de confirmation". Les séquences du script amoureux changent d’ordre et ce n’est donc plus sur base de l’apparence physique que s’effectue la première appréciation mais bien sur le discours et les idées ou émotions exprimées.

Cependant, nous tenons à nuancer ce propos et ce pour deux raisons. Tout d’abord, nous n’avons eu que le témoignage de personnes dont la relation a évolué positivement pour aboutir à une rencontre réelle. On peut donc craindre un biais du fait de l’absence de l’opinion de personnes qui n’auraient pas désiré rencontrer leur partenaire virtuel (et qui auraient pu, par exemple, ne pas le faire à cause de la photo). En outre, nous devons rester attentif au fait que d’une part, les interviewés ne nous disent que ce dont ils sont eux-mêmes conscients et que d’autre part, ils risquent même de nous taire des éléments dont ils sont conscients mais qui ne correspondent pas à ce qu’il vaut mieux dire pour être en accord avec l’opinion générale.

Ainsi, nous avons relevé quelques contradictions dans les entretiens et questionnaires, qui pourraient nous laisser penser que le physique n’est pas si négligeable que cela. Par exemple, Eric commence par nous dire que l’apparence est secondaire mais nous dit juste après qu’il faut malgré tout que le physique de la fille plaise, sinon rien ne se passera :

« Oui, pour moi l’apparence c'est secondaire, je veux dire on peut avoir n’importe quelle apparence, ça montre pas vraiment ce qu’on est, et même si je sais très bien, en tout cas moi je conçois ça comme ça et je pense que c'est la grande majorité des hommes, si physiquement y a rien qui passe, je veux dire si physiquement la fille paraît à l’homme laide, y aura rien qui se passera même si l’homme dit "pour moi la beauté intérieure compte avant tout", je crois qu’il faut que le physique aille en même temps. » (Eric, 29 ans, entretien)

Mais si nous supposons malgré tout, que les jugements sur le physique sont secondaires, cela ne veut pas dire que l’homogamie y sera moins forte, peut-être même au contraire car outre le fait que le public soit limité aux classes moyennes ou supérieures, on peut également penser que le fait de se plaire très vite selon des affinités psycho-relationnelles ou culturelles mènent à plus d’homogamie culturelle (et donc peut-être sociale et socio-professionnelle) que ne le fait l’apparence physique.

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[1] Gagnon John, Les usages explicites et implicites de la perspective des scripts dans les recherches sur la sexualité, Actes de la recherche en sciences sociales, n°128, juin 1999, p. 77.

[2*] Nous utiliserons indifféremment les termes de scénario et de script

[3] Bozon Michel et Giami Alain, Les scripts sexuels ou la mise en forme du désir. Présentation de l’article de John Gagnon, Actes de la recherche en sciences sociales, n°128, juin 1999, p70.

[4] Idem

[5] Idem

[6] Gagnon John, Les usages explicites et implicites de la perspective des scripts dans les recherches sur la sexualité, Actes de la recherche en sciences sociales, n°128, juin 1999, p. 77.

[7] Cf le point 2.5. Interactions et stratégies de communication sur Internet du premier chapitre dans lequel nous avions retracé les différentes étapes d’une rencontre « virtuelle ».

[8*] En partie seulement car nous avons vu précédemment que la suspicion résultait également d’une méconnaissance d’Internet et d’une peur de la tromperie, due à l’anonymat.

[9] Emissions telles que « C'est mon choix », « Ca se discute »

[10*] Personnage dessiné ou en 3D que l’internaute choisit pour le représenter dans un monde virtuel.

[11*] Remarquons que (d’après notre expérience personnelle et les interviews et questionnaires) bien souvent le profil est consulté en second lieu et donc après avoir remarqué la personne sur un chat ou un forum.

[12] Ehrenberg Alain, La fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, coll. poches, 2000.

[13] Castel Robert et Lecerf Jean-François, Le phénomène psy et la société française, Le Débat, n° 1-2-3, mai-août, 1980.

[14] Castel Robert et Lecerf Jean-François, Le phénomène psy et la société française, Le Débat, n° 1, mai, 1980, p. 30.

[15] Gauchet Marcel, Essai de psychologie contemporaine, Le débat, n°99, mars-avril, 1998, p. 189.

[16] Castel Robert et Lecerf Jean-François, Le phénomène psy et la société française, Le Débat, n° 3, juillet-août, 1980, p. 23.

[17] Ibidem, p. 29.

[18] De Singly François, Sociologie de la famille contemporaine , Paris, Nathan, coll. 128, n°37, 1993, p. 91.

[19] De Singly François, Le soi, le couple et la famille, Paris, Nathan, coll. Essais et Recherches, 1997.

[20] Ibidem, p. 14.

[21] Calis Luc, Salvaggio Salvino A., Cybersexe. Des amitiés digitales à l’orgasme planétaire, Bruxelles, Luc Pire, 2002, p. 88.

[22] Que le sentiment amoureux existe dès les premiers instants (comme dans le cas du coup de foudre) ou non.

[23] Albright Julie, Impression formation and attraction in computer mediated communication, University of Southern California, 2001.

 

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