Citoyenne

par

Cartier-Jones



Le mince jeune homme de la Compagnie arriva à 0900 exactement. Les visiteurs étaient si peu nombreux à l'usine que l'uniforme gris de la Compagnie ne pouvait manquer d'être remarqué. Même par une ouvrière concentrée comme l'était Marianne.

Il entra par la grande porte et se dirigea sans hésitation vers l'allée où elle travaillait. Quelques têtes rasées se tournèrent sur son passage, un murmure ou deux s'échangèrent, mais le travail continua, comme il se devait.

Le mince jeune homme remonta l'allée d'un pas ferme et s'arrêta devant elle.

Elle baissa les yeux, acquiesça en silence d'un bref mouvement de la tête et prit l'enveloppe qu'il lui tendait. Sa main se mit à trembler et l'aiguillon de l'arthrite pinça douloureusement ses articulations.

Elle pressa son index droit sur la surface de l'identificateur puis lui rendit l'appareil. Il fit courir ses doigts sur le mini clavier et composa quelque chose qu'elle n'arriva pas à distinguer. Puis il rengaina son instrument dans son étui.

Elle essaya de répondre, n'émit qu'un bref coassement. Sa gorge était sèche. Elle n'avait pas l'habitude de parler directement aux gens de la Compagnie.

Le mince jeune homme tourna les talons et remonta l'allée vers la sortie. Elle le regarda partir. Il lui sembla à ce moment-là que les murmures se faisaient plus nombreux, mais elle ne pouvait en être sûre; les têtes restaient penchées sur le travail. Ses pensées se bousculaient.

Son regard revint à l'enveloppe bleue qu'elle serrait entre son pouce et son index. Après un instant elle sentit les regards qui se posaient sur elle. Qu'est-ce qu'elle attendait pour l'ouvrir?

Délicatement elle fendit le bord de l'enveloppe du bout de son ongle. La lettre était pliée en trois. En la dépliant elle se rendit compte qu'elle tremblait légèrement.

Le texte, laconique, lui indiquait la raison, le lieu et l'heure. 1351 précises. L'heure était soulignée à double trait.

Elle remit l'annonce dans son enveloppe, la déposa sur son établi, assez loin pour éviter de la salir, et reprit sa tâche. Elle savait ce qu'elle avait à faire.

Deux heures plus tard, quand elle jugea le temps propice, elle rangea ses affaires comme à l'accoutumée à la fin d'un quart de travail, prit l'enveloppe et se dirigea vers le bureau du contremaître. Celui-ci prit connaissance du document et hocha la tête. Il lui remit son document et dit:

Elle sourit. C'était une petite plaisanterie comme les contremaîtres en faisaient parfois. Elle savait que sa remplaçante ne pouvait être autrement que consciencieuse. À quoi servirait-il de travailler si on ne le faisait pas consciencieusement?

Elle fit signe que oui et prit le chemin du vestiaire. En marchant elle pensait à ce qui lui restait à faire. Il faudrait mettre de l'ordre dans son cubicule - peu de choses, quelques minutes suffiraient - puis faire sa toilette. Ensuite elle pourrait manger une bouchée.

Elle vida sa case des quelques objets personnels qu'il contenait (son savon, son éponge, sa carte de travail), posa son uniforme sur le crochet et reprit sa tenue de vie privée. Ses mains lui faisaient encore mal et les problèmes dansaient furieusement dans sa tête. Sa tenue de cérémonie était-elle propre? Quand l'avait-elle inspectée la dernière fois? Lui faudrait-il nettoyer une nouvelle fois son cubicule? Arriverait-elle à l'heure? Et si...

Une pensée plus insidieuse se glissa dans son esprit. Comment se comporterait-elle une fois au Bureau? Son costume de cérémonie pouvait être parfait, son crâne beau et lustré, tout serait vain si son attitude n'était pas convenable. Plus tôt, devant le jeune homme de la Compagnie, elle avait failli s'évanouir de gêne. Elle ne pouvait se permettre de nouveau une telle impolitesse. Le jeune homme avait été parfait (cette façon magnifique qu'il avait eu d'ignorer son comportement ridicule!), mais elle ne pouvait décemment attendre autant de compréhension de la part d'une autre personne de la Compagnie.

Elle sentait la gêne monter en elle comme si elle vivait déjà la situation. Non, il ne fallait pas penser à cela. Peut-être n'y aurait-il personne au Bureau. Peut-être tout se ferait-il automatiquement. (Et s'il y avait une personne... Ce serait peut-être une femme... Oui, certainement, ce serait une femme!)

Malgré ses efforts la sensation débilisante persistait, semblait vouloir s'emparer d'elle complètement. (Pourvu qu'il n'y ait personne!) Elle chercha l'heure dans sa tête: 1130. Un peu plus de deux heures encore. Elle avait beaucoup de temps devant elle. Il fallait qu'elle s'occupe. Faire quelque chose. Ne pas penser à cela. Ne plus penser à cela.

Pendant une vingtaine de minutes elle nettoya son cubicule. Elle n'accorda pas plus de soin qu'à l'habitude aux endroits difficiles d'accès. Elle savait qu'ils n'en avaient pas besoin. Quand il ne resta plus que le coin sommeil, elle s'assit un instant sur son siège. Elle se sentait mieux maintenant, mais elle n'était pas dupe. Le picotement sur son visage affleurait toujours sous sa peau, malsain. Avec un soupir elle se releva et abaissa sa couchette. Elle la défit de ses couvertures qu'elle plia avec soin avant de les déposer sur le matelas. Puis elle examina le résultat. Satisfaite, elle fit deux pas vers le coin-toilette, enleva son vêtement et entreprit de se laver. Le contact de l'éponge humide sur sa peau lui fit du bien. Elle vérifia son crâne et ses aisselles. Ils étaient rugueux comme des rapes. Elle frotta soigneusement les zones avec ce qui lui restait de crème épilatoire et, en attendant de l'enlever, elle vida ses boyaux.

Quand elle eut terminé ses ablutions, elle se coupa une tranche de feed et remplit son gobelet d'eau. Puis elle mangea, légèrement penchée au dessus de sa tablette à repas. Elle mâchait lentement, mastiquant avec application la nourriture au goût de papier légèrement humectée d'eau.

Elle sentait ses forces lui revenir peu à peu, tandis que l'horrible sentation refluait. De nouveau son visage redevenait normal. La brûlure avait quitté ses joues. Quand il ne resta qu'une gorgée au fond de son gobelet, elle étira le bras pour prendre sa brosse à dent. Elle frotta longtemps, mais pas plus longtemps que d'habitude. Ensuite elle recracha le contenu de sa bouche dans le va-tout.

Suivit l'examen de sa tenue de cérémonie. Aucune tache, aucun pli ne déformait l'élégante simplicité du vêtement. Elle serait présentable. Ce serait toujours cela.

Elle s'était trompée à propos de la sensation. Elle allait et revenait comme une série de vagues brûlantes qui caressaient son dos avant de monter à son visage. Il fallait qu'elle se contrôle. Le seul péché était dans la perte de contrôle. Il fallait qu'elle reste maîtresse d'elle-même, dominer sa faiblesse, ne pas céder à la tentation de l'embarras. Du contrôle, femme!

Elle hésita, serra les lèvres, puis remplit de nouveau son gobelet au robinet. C'était justifié dans les circonstances (à condition de ne pas gaspiller). Après une bonne séance de respiration minutée, elle parvint à retrouver quelque contenance. La confiance revenait. Elle serait à la hauteur. Il le fallait.

Voyons, était-elle prête? Il lui faudrait bientôt se mettre en route. Elle en avait pour... quoi? une heure de marche? Il ne fallait rien oublier. Oublier signifierait qu'elle serait en retard. (Que font-ils à ceux qui sont en retard?)

Elle vérifia avec soin les documents qu'elle devait emporter: sa carte d'identification, sa carte de travail, son certificat de naissance. Ils se retrouvèrent dans la poche de sa tenue de cérémonie, pressés contre sa hanche. Elle hésita une seconde puis y joignit l'annonce que le jeune homme de la Compagnie lui avait donnée.

De temps en temps la sensation de gêne revenait, mais il lui semblait qu'elle devenait plus habile à contrer les attaques.

Juste avant de partir elle regarda une dernière fois son cubicule et quelque chose se serra dans sa poitrine, qui n'avait rien à voir avec la gêne. Elle avait vécu de nombreuses années ici. Il y avait encore sa vie, sa présence, son odeur. Elle savait qu'il en serait autrement demain, après le passage des préposés. Une autre femme serait déjà installée demain. Ou peut-être même ce soir. La Compagnie était si efficace...

Elle tourna le dos à son cubicule et ferma la porte derrière elle. Quarante minutes plus tard, elle s'arrêtait devant la masse sombre de l'édifice de son Bureau de quartier.

C'était la deuxième fois de sa vie que les hautes portes du Bureau s'ouvraient devant elle. La première fois, à sa sortie des écoles. Elle se souvenait qu'elle avait été terrorisée sans se rappeler exactement pourquoi. Des images revenaient qui ne justifiaient pas la peur, des visages d'hommes et de femmes, longs et un peu tristes, des corps vêtus de noir. Et comme sur des photographies (elles en avaient vu à la Fête des Gens, quelques années auparavant), les scènes étaient muettes. Aucun son, aucune voix tendre ou grondeuse pour lui en dire davantage. Pourquoi avait-elle eu peur?

Mais elle n'avait plus huit ans et la crainte n'était plus qu'un souvenir imparfait. Aujourd'hui, les portes du Bureau ne paraissaient plus aussi hautes, ni aussi menaçantes. Peut-être même étaient-elles un peu accueillantes.

Derrière les portes elle trouva les innombrables couloirs, les innombrables numéros et les symboles directionnels.

Les moindres mots de sa lointaine formation au Bureau lui revenaient avec facilité, comme s'ils n'avaient attendu que ce moment pour ressurgir. Comment des choses qu'elle avait cru oubliées pouvaient-elles être si fraîches dans sa mémoire?

Une fois seulement elle s'adressa à un communicateur. L'instant fut pénible. Elle sentit de nouveau la chaleur monter à ses joues, la honte vague d'avoir mal agi, d'avoir échoué. Elle reprit courage quand elle comprit qu'elle était près du but. Quelques minutes plus tard, elle arrêtait son pas au milieu d'un couloir.

Sur la porte l'affiche disait: TFM-093. C'était bien le numéro inscrit au bas de sa lettre. Elle frappa et attendit qu'on lui réponde. Une voix douce la pria d'entrer. Elle poussa la porte. Un jeune femme blonde et belle apparut dans son champ de vision. Elle était assise derrière une table, les jambes croisées. Ses mains aussi étaient croisées, de belles mains longues et douces. Elle regardait Marianne en souriant. Et pour Marianne, tout changea à ce moment-là.

C'était comme si le monde entier avait soudain souri. Elle se sentait légère, souple, enchantée. Avec un peu de volonté elle aurait pu voler comme un insecte. Et cette chaleur, bien différente de la chaleur maudite qu'elle connaissait trop bien, une tranquille douceur qui irradiait de sa poitrine... Elle était si bien. Elle aurait aimé ne plus jamais bouger.

Elle entra quand même. La jeune femme souriante dit:

Marianne fit signe que oui et avança vers la jeune femme. Elle lui remit ses papiers et ses cartes. La jeune femme lui présenta un identificateur.

Marianne posa son index sur le senseur de l'appareil.

Le sourire de la jolie femme s'élargit.

Marianne sourit à son tour. Elle sentait maintenant en elle un grand calme. Un calme que rien ne saurait plus troubler.

C'est à ce moment que Marianne remarqua l'horloge ancienne accrochée au mur. Une délicieuse bouffée de fierté monta en elle, coupable sans doute, mais combien agréable. Elle ne pouvait imaginer meilleure conclusion à sa période.

Comme deux doigts écartés, les aiguilles de l'horloge marquaient exactement 1351.

Elle avança le bras, poussa le bouton d'ouverture, puis marcha dans la douce lumière bleue.

La porte se referma derrière elle.


FIN


© Cartier-Jones



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