Mlle Agnès, Jackie... Sur les toits... Petite table... Jeu de dés... Jetons...
Jackie (qui lance les jetons...)
: Ouizz ! Coup franc ! ...
Mlle Agnès (idem) : Ouizz ! Corner ! ...
Jackie : Ah ! ... Corner... Très
bien... Ouizz ! ...
Mlle Agnès : Ah ! ... La belle
action ! ...
LANGAGE... REALITES...
De quoi parlons-nous ?
Quelle question ! ... Pensez-vous...
Je regarde par la fenêtre et je dis : Il fait nuit !
Mais ai-je vraiment parlé de la nuit qu'il fait ?
N'ai-je pas parlé d'autre chose ? ... Du temps qui passe
? ... D'une insomnie ? ... De la solitude ? ...
Car il se peut bien qu'il fasse nuit, que je regarde par la fenêtre...
Et que je dise autre chose... Ou même que je ne dise rien...
Tout est possible ! ...
Jackie : La mer est houleuse
!
Mlle Agnès : Qu'est-ce qu'il
te prend ? ...
Jackie : Je dis ce que je veux !
... Tout est possible avec le langage ! ...
Et pourtant, j'ai dis : Il fait nuit !
Ca m'est venu comme ça ! ... Ca s'est imposé ! ...
Tout est possible ! ... Mais je n'ai pas eu vraiment le choix...
J'étais, par exemple, avec quelqu'un qui sait bien comme
moi qu'il faisait nuit !
Je ne l'ai pas renseigné en disant : Il fait nuit ! ...
Peut-être ai-je voulu détourner la conversation,
lui suggérer qu'il était temps d'en finir ou, au
contraire, que l'heure des amours était venue...
Voilà ! ... J'ai peut-être parlé de la nuit ! ... Peut-être d'autre chose...
Jackie : Faudra penser à
prendre de l'eau de Javel !
Mlle Agnès : Ben on s'ennuie
pas avec toi ! ...
BANG !
Je sais bien que le langage a un rapport avec... Mettons, la
réalité...
Mais, je ne sais pas lequel ! ... Enfin pas avec certitude ! ...
C'est un peu ce que notait Hegel dans son fameux exemple ! ...
HEGEL " Phénoménologie de l'Esprit "
Si on me demandait :
Quel est le moment présent ?
Qui y a-t-il maintenant ?
Je répondrais :
C'est la nuit ! ...
Le lendemain, en relisant ce que j'écris là,
je verrais que c'est le jour, au contraire ! ...
Il faut donc que le présent en vienne à disparaître
dans les mots, comme il disparaît dans la réalité...
Jackie : Tu connais l'histoire
du barbier qui met un écriteau : " Demain, on rase
gratis ! " ?... Alors, le lendemain, quand quelqu'un veut
se faire raser gratis, il lui dit : " Vous ne savez pas lire
? ... "...
Mlle Agnès : ... ... C'est
gratis tous les jours ?
Jackie : Mais non, c'est gratis jamais
!
Mlle Agnès : ... ... Oh, tout
de façon, c'est de l'histoire qui ne m'intéresse
pas... Je m'épile ! ...
Mais si je ne sais pas avec certitude quel rapport le langage
entretient avec la réalité, n'est-ce pas, comme
le dit Hegel ! ... A cause du langage, lui-même, qui nous
fait perdre toute certitude sensible, tout accord avec ce qui
nous entoure, toute certitude du monde. Ca ne serait pas temps
que le langage aurait un rapport avec la réalité
!...
... Il aurait prit la place de cette réalité !
Jackie : Tu me donnes ma place
? ... T'as pris ma place ! ...
Mlle Agnès : Ta place ? ...
C'est toi qui le dit ! ...
Alors... Pourquoi donc parlons-nous ? ...
On ne peut guère s'imaginer autrement ! ... Et sans doute,
cette question parait absurde ! ...
Il n'est guère en notre pouvoir de parler ou de se taire
!
Il est surtout peu en notre pouvoir de bien parler ! ...
Tant de souffrances nous viennent du langage ! ...
On a mal dit... Pas tout dit... On a dit maladroitement...
On est condamné à l'hermétisme qui nous pèse
sur le cœur !
Pourquoi tant de souffrances de la part d'un instrument qui devrait
être docile ?
Mlle Agnès : Qu'est
ce que t'as dit ? ... Faut que je vire cette connasse ? ...
Jackie : Mais non ! ... J'ai dit
faut que je cire mes godasses...
Mlle Agnès : Ah ! ...Je sais
! ... Je déconne ! ...
Nous ne savons presque jamais quoi dire !
On cherche ses mots, on tourne ses phrases pour conclure, le plus
souvent, que ça n'est pas exactement ça !
Mais quoi, ça ?
Eux-mêmes, ceux qui n'en souffrent pas, du moins en apparence, ceux pour qui la question de savoir si c'est bien dit n'a aucune importance, dans la mesure où nous les écoutons, nous sommes obligés de souffrir de tant d'approximations et de poser pour eux la question ! ...
Jackie : Faudrait peut-être
quand même... Enfin, disons si on veut... Qu'il faudrait...
Pouvoir... Si de toutes façons qu'on soit... Même
si y'a pas de... Enfin il faudrait arriver à ce que...
De l'un dans l'autre si... On... Euh...
Mlle Agnès (rires) : Qu'est
ce que tu racontes ? ....
Jackie : Hein ?
Mlle Agnès : Qu'est ce que
tu racontes ? ....
Jackie : Ben, ce qu'il y a à
dire ! ...
Mlle Agnès (rires) : ...
Un philosophe irlandais, Berkeley...
BERKELEY " Principes de la connaissance humaine "
...
notait quelque part ceci :
" Je voudrais écrire avec le moins de mots possibles...
"
C'est étrange ! ... Le moins de mots possibles ? ...
Mais le moins absolument ou relativement ? ...
La question est absurde ! ... C'est évidemment le moins
de mots relativement ! ...
Mais à quoi ?
On croit souvent qu'il suffit de dire : Il fait nuit ! ...
Quand il fait nuit, pour que cela soit vrai !
Ce n'est pas nécessairement vrai !
Sinon, on ne comprendrait pas comment Verlaine a pu écrire
: " Le ciel est par-dessus le toit... ".
On ne comprendrait pas non plus pourquoi il y a tant de paroles
et si peu de vérités !
Jackie : La balle est dans
ton camp !
Mlle Agnès : Y'a pas de balle
! ...( elle jette les jetons) Temps de parole... Et si peu de
vérité !
Sans doute, était ce cela que voulait dire Berkeley
:
Le moins de mots possibles... Pas plus de mots que de vérités
!
Mais quelles vérités ?
Si dire qu'il fait nuit, quand il fait nuit, n'est pas nécessairement
vrai... Qu'est-ce alors que la vérité ?
Berkeley toujours :
" Les mots sont comme les jetons au casino, on les convertit
en ce qu'ils représentent quand on sort du casino... "
L'image est belle ! ... Mais la question est de savoir si on peut
sortir du casino...
Tu t'épiles ? ...
Ah ! Ah ! Ah
! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !