Synthèses ligotées / Fin fond de décembre / Génétique anatomique / Veillée chez Rozas / Mon frère m'a parlé / A la première page du journal / Dépouille: sonnet

Fin fond de décembre

La clarté éclatante des casinos
du néon
obscurcit les étoiles qui n'y opposent
que faible résistance
au fin fond du voisinage
un égaré crie à pleine voix
et s'égare davantage
tout en se retrouvant
le néant emplit doucement
coeurs et corps
avant que les armées de l'espoir
ne puissent organiser une résistance quelconque
au fin fond de ma chambre
la lueur du gaz naturel émet
sa petite chaleur qui me recouvre
telle une couverte isolante
et malgré toute apparence
tout le long de mes artères
s'agite
le fin fond de décembre.

8 décembre 1999

Veillée chez Rozas

Le soir déjà tombé,
la veillée commence dans la cuisine de la vieille demeure;
comme une séance, rassemblement de sorciers timides ou tout simplement d'êtres trop curieux.
Les plats sont bien propres
et madame Rozas me remercie des fèves que j'avais préparées: humble offrande, signe de respect.
On s'asseoit tous trois à table,
comme si nos places déjà choisies nous espéraient.

Je lance la question attendue:
«Madame Rozas, est-ce que tu parlais anglais quand t'as commencé l'école?»
Elle me répond que non.
C'est parti.

Elle sort un arbre généalogique accompagné d'une histoire de la famille; il s'agit d'un projet de classe fait par une nièce.
Madame Rozas me parle du passé, des Rougeaux et des Fuselier dits Boulou, de l'habitation qui a brûlé on ne sait plus quand.
Ce qui est encore plus drôle, c'est qu'elle lit la petite histoire, écrite en anglais, à haute voix en français, comme si la langue des conquérants étaient indignes de cette sainte litanie.
S'ensuit un récit composé d'anecdotes et de réflexions soigneusement raconté
mais impregné d'une force première.

Il faut dire que je vous trouve si belle, madame Rozas,
non pas malgré la vieillesse
mais au contraire à cause de ce poids de l'âge que tu portes comme un diadème,
couronne de cristal qui éparpille des éclats de lumière sur les visages des passants, mais si subtilement qu'il reste à ces derniers de remarquer cette brillance.
Ta petite-fille est là,
elle qui est si fascinée par l'accordéon;
elle t'écoute, fait un effort pour saisir ce vieux français riche comme la terre du printemps renouvelé.

Brusquement, tout s'arrête.
Ses respirations deviennent aussi lourdes que le silence.
Elle sème une prière.
«Think hard, Liz. You'll get it.»

Il n'y a pas beaucoup de choses que je peux te promettre, madame Rozas,
mais il y en a au moins une:
ta petite-fille te comprend.
10 septembre 1999, College Station, Texas, parce que je me sentais loin de moi-même.

Je ne me rendrai jamais. Je n'arrêterai pas de résister à moins qu'ils ne ferment tous les grands centres d'achat, qu'ils ne renoncent au massacre irraisonné d'êtres humains et animaux, à moins qu'ils ne tournent de bord sans condition. Je m'y opposerai jusqu'à ce que tout change, jusqu'à ce que tout se renverse. Je résisterai à ce que je suis, à ce qu'ils m'ont appris à devenir, à mes idées reçues, à mes préjugés. Je me sculpterai, me transformerai, me révolterai contre moi-même, malgré moi-même et pour moi-même. Je me propose donc une révolution quotidienne, continue et souvent silencieuse.


Mon frère m'a parlé

hier après-midi
la terre s'est explosée
cette catastrophe n'a produit qu'un bruit minime
que personne n'a entendu
ou bien, que tout le monde a fait semblant de ne pas entendre
sauf moi
un morceau du continent sur lequel je me trouvais
fut lancé à travers temps espace et dimensions
et finit par transpercer les murailles d'un monde dont je n'avais pas deviner l'importance
mais ce lieu caché
je l'ai vite reconnu
petite explosion grand choc

27 septembre 1999, «J'ai l'âme qui tremble»

Synthèses ligotées

«Mourra bien qui mourra le dernier», prononça le prophète,
sa voix rauque dépassant
la vitesse de la pensée.

A l'autre bord du Père-des-Eaux,
une synthèse nouvelle s'annonce,
une alchimie de lumières crache sa semence
au ras de mon échine.

L'heure première venue,
j'ouvre les yeux
et ne vois que les charrues moribondes
qui sillonnent le clos fécond
de ma mémoire:
tantôt goûts,
tantôt odeurs,
tantôt sculptures de
cocaïnes vivantes
transformées en Parole.

Je respire cet ouragan de couleurs
et je vous maudis Fielleuse Traîtresse.

Le Père-des-Eaux serre le poing:
un minaret d'électrons se dresse
à perte de vue
à perte d'haleine,
à perte d'imagination.
L'au-delà ôte ses serrures fondues chaînes de sueur.

Formule explicite, une armée de nerfs
enfante
une phrase inachevée, la grammaire
devenue muette devant ce vaste et combien adorable mensonge.

«Que l'industrie paraisse!» prononça le mage.

Et tout d'un élan, comme foudroyé par une avalasse de silences,
le vieux tyran lâcha le sceptre estropié de sa genèse

et expira.

Dépouille (sonnet)

Je rentre tard; les feuilles craquent sous mes pieds:
ces jaunes dépouilles délaissées par le vent;
une lampe argentée me décèle ma clef;
A pas chuchotants, j'entre dans l'appartement.

Je pose mon corps sur la chaise accueillante
Qui côtoie la fenêtre qui se veut miroir,
Brisant par elle-même la paix sommeillante,
Qui, les yeux assoupis, tient à me recevoir.

Malgré lui, l'air noirci se revêt de lumière
Comme s'agit et se meut ma cervelle vieillie:
Tel feu qui se prend dans la verte clairière.

En tourbillon neuf soudain le calme maudit
Son destructeur surpris interne à sa manière
Où tout dort et tout rêve et tout semble endormi.

A la première page du journal

Vendredi passé
Bill Clinton a donné une conférence de presse où il a révélé quelque chose qui a fait grouiller toutes ces langues qui n'ont rien à dire

une grande chaîne ABC je crois a montré une cérémonie de remise de prix où un acteur a dit fuck et a choqué la pudeur de plusieurs millions de grand-mères virginales

Les Etats-Unis ont lâché deux ou trois bombes négligeables sans provoquer une pareille réaction et finalement un Planet Hollywood a ouvert ses portes au milieu du tiers monde (dans le pays négligeable où on a lâché deux ou trois bombes?) heureusement Charlie Sheen ou quelqu'un d'autre a été là pour expliquer aux gens des alentours combien ils étaient chanceux qu'ils pouvaient payer huit piastres pour un hamburger

pour ma part j'ai déclenché une revolution bouleversante en téléphonant à mon petit-frère pendant que je brassais une soupe aux légumes.

8 décembre 1999

«You can't have kids and keep score.»
«On ne peut et avoir des enfants et marquer les points.»
-conseil que mon beau-père Raymond m'a donné dans un rêve


Génétique anatomique

langue de serpent
griffes de carencro
yeux de requin qui jette de l'ombre sur le quotidien
coeur noir
qui fait sembler vivre
beauté devenue dépouille
anatomie et héritage: dernière volonté du
raisonnement en délabrement en évolution à son tour
structures métamorphosées en corps
coeur noirci rongé par l'infini
Que je cesse d'exister afin que je puisse abattre ce secret
ou du moins que j'en fasse bien semblant.

© 1997 cbruce@caramail.com


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